Saada n’avait pas quitté Céleste depuis qu’ils étaient arrivés sur le lieu des festivités. Dans sa robe blanche et bleue qu’elle n’avait que peu accessoirisée, elle se sentait un peu gauche –réminiscences de son enfance où on la forçait à porter des robes qui ne lui plaisait pas pour faire sourire les invités– mais n’en montrait rien et s’efforçait de profiter tout simplement de ce moment de paix.
Bien sûr, à quelques détails près, ce bal aurait pu être parfait.
Il y avait entre autre Céleste, chez qui elle devinait des troubles dont elle ignorait la cause et qui l’inquiétait.
Et puis il y avait Sohan, dont le spectre de leur dispute planait sans cesse sur elle et mettait un peu trop d’ombre dans son cœur.

Leur relation s’était considérablement tendue ces derniers mois ; s’ils n’avaient pas cessé de s’adresser la parole, les échanges s’étaient brefs, secs, expéditifs, et surtout beaucoup plus rares.
Saada en avait souffert, le nier serait idiot puisqu’au vu de la force de leur lien, cela tombait sous le sens. Elle en avait souffert, mais elle avait tenu bon.
Elle avait vu dans l’attitude bornée de Sohan la même chose qui l’avait rebutée chez Leonard ; cette incapacité à se remettre en question et prendre en compte sans jugement aucun le point de vue de l’autre dès qu’il mettait à mal sa conception biaisée du monde. Mais s’il lui avait été possible de quitter Leonard, impossible, inconcevable même, de rompre contact avec son frère aimé.
Sa famille était trop précieuse pour qu’elle la laisser ainsi éclater.

Cela ne l’empêchait pas cependant de prouver qu’elle aussi pouvait être bornée ; et elle ne s’en était pas privée. Mais quand bien même,
Saada ne pouvait pas vraiment être tout à fait sereine
tant qu’elle ne s’était pas réconciliée avec lui.

C’était sûrement la raison pour laquelle, quand elle le vit se frayer un chemin parmi les élèves pour s’avancer vers elle, l’adolescente ne bougea pas de sa place, le cœur fébrile à l’idée qu’un dénouement plus doux que celui de l’autre fois ne sonne enfin.
Quand elle leva les yeux pour les plonger dans les siens une fois qu’il arriva à sa hauteur, elle pouvait déjà lire en eux que lui aussi, était fatigué.

« Bonsoir, petite soeur.
— Bonsoir Sohan, fit-elle sobrement, mais un léger sourire flottant au coin de ses lèvres. »

Son "petite sœur" était infiniment plus tendre que ceux qu'elle l'avait entendu prononcer les dernières fois. Une chaleur réconfortante se répandit à l’intérieur de sa poitrine à cette idée, mais son souffle resta pendu à ses lèvres –elle ne voulait pas se laisser avoir par ses gestes tendres et ses yeux doux ; elle voulait bien lui laisser toutes les chances du monde mais il allait devoir se faire violence pour lui dire ce qu’elle voulait entendre avant de pouvoir réellement faire la paix.

« Tu veux bien danser avec moi ? S'il te plaît. »

Saada ne répondit pas tout de suite ; elle se tourna d’abord vers Céleste qui se tenait non loin et échange un regard entendu avec lui. On se retrouve plus tard, ne m’attends pas.
Ça lui donnerait peut-être l’occasion de s’occuper du fameux trouble de tout à l’heure…

« J’aime bien cette chanson, fit-elle en faisant de nouveau face à son frère en dodelinant de la tête. »

Ça voulait dire oui.

Elle avait pris la main de son frère et l’avait suivit sur la piste de danse, le sourire aux lèvres et les épaules détendues, mais en gardant un peu de méfiance dans son cœur quand à ce qu’il allait lui dire –car elle se doutait qu’il ne l’invitait pas pour danser sans discuter.

Pourtant ce fut un silence doux qui s’installa entre eux dans un premier temps, rythmé par la musique en arrière-plan ; c’était le genre de silence qui pouvait bien durer cent ans qu’on ne s’en plaindrait pas car il apaisait les mœurs et les éventuelles angoisses.
Ceci étant dit, Saada espérait bien que son frère se décide à briser la glace ; elle aussi en avait marre du froid qui soufflait entre eux deux.

« Tu m'en veux encore, pour Léonard ? »

Elle retint un petit sourire étrange ; elle avait oublié que c’était ce qui avait provoqué leur dispute car au final, c’était plus l’attitude froide et bornée de son frère que ce qu’il avait pu dire à Leonard qui l’avait énervée.

« Je suis désolé, pour la dernière fois. Je n'aurai peut-être pas dû m'en mêler comme ça.
— Serait-ce un semblant de remise en question que je vois-là ? fit-elle en levant les yeux vers lui, d’un ton léger et narquois –elle ne se servait pas beaucoup de sarcasme devant Sohan mais prenait de plus en plus goût à lire l’expression interpellée de ceux qui découvraient qu’elle savait se faire plus acide quand elle le voulait désormais. »

Un ricanement doux siffla entre ses lèvres et son regard dévia un peu, quitta les yeux de son frère tout là haut pour redescendre un peu à sa propre hauteur ; ça l’aidait tandis qu’elle cherchait ses mots.

« Je ne t’en veux plus pour Leonard. Je crois que je t’en ai jamais vraiment voulu en vérité, c’était pas ça en soit qui m’avait énervée mais je pense que c’était un peu la goutte d’eau qui a fait déborder le vase… »

Un nom déjà lourd de souvenirs éparpillés qui avait mis le feu à des années de petites choses accumulées.

« Tu sais de quoi je parles, pas vrai ? »

Elle avait relevé les yeux vers son frère et son sourire s’était un peu effacé, troqué contre l’expression d’une appréhension un rien fébrile dans l’attente des mots qui sonneraient enfin la réconciliation tant désirée.