« Mon petit accident. »

Chandresh n'était rien d'autre ;
qu'un petit accident, qu'un pas de côté, un écart, une stupeur. Chandresh n'était rien de plus – même pas une surprise.
Il n'était qu'un accident – quelque chose dont on se passerait bien.

Maman, pourtant, se protégeait ; maman, le ventre rond, maudissait déjà l'enfant qui n'était pas encore né – elle se disait, parfois, s'il n'avait pas été trop tard, elle aurait sûrement avorté.
C'est qu'elle était jeune, maman – suffisamment pour être encore sur les bancs d'école, le nez plongé dans des bouquins de médecine. Bientôt, elle serait diplômée, et c'était un récit tout tracé qu'elle avait déjà programmé des années auparavant : elle quitterait la France où elle s'était installée le temps de son cursus, retrouverait son fiancé, avocat londonien réputé, qu'elle épouserait l'été d'après, trouverait un emploi stable, aurait son premier enfant à trente-deux ans puis un deuxième à trente-cinq.
Le mois d'août, pourtant, qui lui avait permis de retrouver les bras et le lit de son tendre, de l'autre côté de la mer, l'avait laissée le ventre lourd d'un poids qu'elle ne sentait pas encore.
Lorsqu'elle s'en rendit compte, après de long mois de déni, son deuxième trimestre était déjà bien trop entamé.

« Mon petit accident. »

L'accident de parcours qui avait forcé sa mère à abandonner ses études pour se consacrer à sa santé sous le ciel londonien – l'enfant qui, les yeux innocents, le coeur encore entier, s'était heurté à l'absence de son père et aux rancoeurs de sa mère (oh, elle l'aimait ; elle l'aimait comme le sang de son sang et la chair de sa chair, elle l'aimait sincèrement, mais sans doute pas assez – elle l'aurait un peu plus aimé si ç'avait été le bon moment, s'il n'avait pas tout gâché).
Maman, à la maison, en silence, continuait d'étudier – alors, Chandresh, sur les fesses, à quatre pattes ou d'un pas hésitant, vagabondait dans l'appartement et jusque dans le jardin.
Là-bas, il se terrait – à l'ombre d'un arbre, les yeux levés, il parlait aux oiseaux qui faisaient leur nid tout là-haut, et quelquefois lui répondaient ;
quand ses amis les oiseaux n'étaient pas là, c'étaient les lézards qu'il cherchait, rampant sous les feuilles,
ou les coccinelles, qui venaient parfois se poser sur sa main ou sur le caillou d'à-côté.

Au début, on n'avait pas remarqué – tous les enfants parlent aux animaux, tous les marmots discutent avec leurs amis imaginaires, leurs peluches ou les papillons.
Rien d'étonnant, rien d'inquiétant – papa et maman n'avaient rien observé, tous deux à leurs vies trop occupés.

« Mon petit accident. »

Une catastrophe, aussi, lorsqu'à cinq ans, il bavarde avec le chien du voisin – les mots ne sont pas hasardeux, ils s'enchaînent avec une logique troublante et qui alerte.
On peine à y croire, mais il affirme les entendre dans sa tête et leur répondre – aux animaux, bien évidemment, quelle question ?
Il raconte les journées du maître qui, désemparé, affirme et confirme que le môme n'a jamais mis les pieds chez lui – pourtant, tout correspond, la couleur des murs de sa chambre, celle de sa tasse, jusqu'à l'emplacement de la cage à hamster de sa fille partie en voyage scolaire la semaine dernière.
On confirme bientôt son alice (Chandresh ne saisit pas – maman je suis malade?), et on l'emporte loin de ses parents – les adultes s'arrangent, on monnaye son départ au dessus de sa tête, les au revoir sont ternes et presque précipités.

Chandresh, le petit accident de maman,
laisse enfin le champ libre à la vie de ses parents.

« Mon petit accident. »

À l'Académie, la vie de Chandresh avait tout l'air d'une fête –
à laquelle il serait le seul invité,
ou l'hôte d'un anniversaire au jour duquel tout le monde se serait désisté.

Il se sentait comme à part – plongé dans l'incompréhension, il réclamait ses parents (non pas leur amour mais leur simple présence familière, comme un point d'ancrage à défaut d'affection) –, différent alors qu'il était comme tous les autres, un mioche comme on en raccolait des dizaines dans le mois, des marmots chez qui s'éveillait tout à coup un alice et qu'on arrachait à leur foyer pour les réunir.
C'était pour ne pas devenir dangereux, disaient les grands ; c'était pour apprendre à maîtriser les supers-pouvoirs de supers-héros, disaient les autres enfants.
Mais Chandresh, lui, ne voulait pas devenir un super-héros ; Chandresh, lui, n'avait pas de super-pouvoir – il n'avait que quelques amis peu communs, un deuxième monde un peu plus serein.

Alors, Chandresh, il est devenu difficile – petite teigne, casse-cou, colérique et capricieux. Il a peu à peu effacé son image de garçon sensible et renfermé pour exploser – imploser.
(Peut-être qu'il espérait qu'on le renverrait d'où il venait).
Chandresh, il a grandi avec sa rage au dedans, sa défiance à l'autorité qui lui a si souvent valu punitions, remontrances, mauvaises notes – il est devenu l'adolescent qui répète « je m'en fous » comme si c'était la seule vérité de son monde, comme si s'en foutre de tout pouvait le préserver.
Chandresh n'en a plus rien à faire – fait-il croire.

Mais au fond, il le sait – la guerre n'est rien de plus que la tendresse de ceux qui n'ont jamais aimé.