Elle se remémore avec tendresse sa vie avant l'Académie.

D'autant qu'elle s'en souvienne, elle fut heureuse de grandir sur sa minuscule île écossaise où sa famille vivait depuis des générations. Enfant unique d'une mère poissonnière et d'un père pêcheur, ses parents sont pauvres et travaillent sans interruption. La semaine, elle la passe auprès de ses grands-parents, encore plus pauvres, qui la gardent, l'emmènent à l'école et l'y récupèrent.
Lorsqu'elle n'apprend pas, elle aide ses parents sur les étals qui déglutissent de poissons et sentent la marée. Tandis que son père évide les maquereaux et que sa mère vend un lieu noir, Daphne, elle, retire maladroitement les arêtes des harengs invendables qu'ils mangeront tous les trois au dîner. Son père surveille le travail malhabile de sa fille avec bienveillance et il rira, un peu moqueur mais un peu ému, en retrouvant des arêtes dans son repas du soir.
Ici les journées ne s'achèvent que lorsque les paumes deviennent rouges et les doigts rigides de les avoir trempés sans relâche dans la glace. On s’arrête lorsqu'on est couvert de chair, de traces de sang, d'écailles qui se collent au tablier, qu'on sent l'eau salée croupie, que les jambes ne peuvent plus nous tenir.
De ses huit premières années, elle retiendra surtout cela : la poissonnerie, sa maison qui sent le bois humide et l'odeur de l'iode. Des plages où elle jouait à piétiner le sable mou, de la pluie écossaise qui ne s'interrompt jamais vraiment et s'écoule des puissants nuages bas, gris et sales. Elle peut encore entendre les bruits du port, les sirènes des bateaux et des quilles qui s'abattent contre les vagues, des marins sur le quai qui parlent fort. Et cette impression d'être en mouvement, toujours, d'un brouhaha continuel et de la cohue.
Elle repense à sa mère qui discute avec les clients et, en désignant sa fille, qui dira « oh oui, je sais que notre poissonnerie sera entre de bonnes mains lorsque mon mari et moi ne pourrons plus nous en occuper ». Et Daphne, assise sur les blocs de polystyrène derrière la caisse, le corps flottant dans son tablier jaune cinq fois trop grand, qui balance ses jambes et écarquille les yeux sans bien comprendre.

Pourtant Daphne ne reprendra pas la poissonnerie. Elle ne retournera probablement pas vivre en Ecosse.
Lorsqu'elle y rentre des fois pour les vacances, ses parents ne la laisse plus aider avec les poissons. « Tu fais de bonnes études maintenant, Billy, tu n'as plus besoin de t'embêter avec ces activités-là » lui dit son père et cette simple phrase décroche le cœur de Daphne. A présent sa mère parle aux clients de cette prestigieuse Académie on va sa fille, avec toute la fierté et le bonheur d'une mère qui sait que son enfant n'aura plus à décortiquer un hareng de sa vie.
Parfois, avant de s'endormir, elle pense à eux. A ses parents dans leur maison à peine assez grande pour vivre ou pour y mourir. Qui se lèveront avant l'aube et se coucheront le corps brisé pour gagner à peine de quoi joindre les deux bouts de leur existence. Et alors elle n'a jamais autant envie de se transformer en moineau.