hier encore le monde était à l'endroit. sa montre n'était pas déréglée, le soleil trônait haut dans le ciel, les bus étaient à l'heure et Arthur n'avait pas d'état d'âme. Mais aujourd'hui le gris est partout. Il est dans les nuages au dessus de sa tête, dans la pluie qui tombe au fond de ses pensées et dans l'orage qu'il a au coin de l'oeil.

Arthur écoute les gouttelettes s'écraser contre le plastique de son parapluie en petite figure solitaire, logée contre un abri de bus déserté à cause des intempéries. L'averse persistante ne l'a pas fait fuir, il faut absolument qu'il aille en ville faire réparer sa montre dont les aiguilles affichent toujours six heures du matin alors qu'il est midi. Depuis qu'elle ne fonctionne plus le temps s'est enlisé, engourdi, ou bien c'est son cerveau qui se prend les pinceaux ; avec son obsession pour les détails infimes, Arthur s'invente peut-être des obstacles sur lesquelles trébucher.

Il ne sait pas bien mais en tout cas, les secondes sont d'une lenteur infinies. Elles le sont toujours quand on attend, et elle creusent un tunnel dont on ne voit jamais le bout. Avec le bruit en ressac du crachin comme fond sonore, la relativité du temps prend tout son sens ; il s'allonge mollement en semblant tendre vers l'infini. Devant Arthur le paysage ne change pas. La route reste déserte et rien n'arrive ni ne part.

Alors voila que la frustration monte tandis qu'Arthur perd patience et que son poing se crispe. Il se retourne brusquement à la recherche d'un n'importe quoi sur lequel passer sa méchante humeur ; et voila Ivy.

Ivy dont il n'a pas entendu les pas avec le son de la pluie. Ivy avec ses cheveux pâle comme le petit jour à quelques mètres de lui. Dans cette drôle de bulle à la temporalité dilatée, son apparition soudaine le surprend. Sa respiration s'oublie elle-même et ses mots aussi. Il la fixe sans savoir où se positionner dans l'espace ; entre l'amour et la haine il n'y a qu'un pas. La ligne est floue. Arthur la connaît bien puisque ça fait longtemps qu'il vacille dessus. Donc une nouvelle fois il hésite. Surtout parce que cette fois il ne peut pas l'éviter.

Il déglutit pour reprendre contenance et faire comme si tout va bien. Quand il s'adresse à Ivy il s'efforce d'être chaleureux.

- salut Ivy, quel temps de chien hein ?

Arthur veut être d'une banalité déconcertante pour minimiser la taille du fossé qu'il a creusé entre eux. Comme si la distance qui les séparait à présent, pouvait-être franchie en seulement quelques phrases bien senties. Après tout ils sont des amis de longues dates.

- elles sont jolies tes chaussures, j'aime bien.

trois milles-lieux commun, des villes factices et des tours mensongères dans lesquelles trouver de l'amour ou du réconfort, Arthur ne sait pas ce qu'Ivy attend, parce que la notion même de faire attention à quelqu'un qui n'est pas lui le perturbe profondément. En grandissant, sa conscience s'est ratatinée. Aujourd'hui, elle est si étroite que seul demeure le moi. Aujourd'hui, il n'y a plus de place pour Ivy. Du moins c'est ce qu'il se dit quand il ignore ce sentiment perturbant qui voudrait bousculer l'ordre des choses.

sur cette route, Arthur a laissé derrière deux gamins qui riaient de bon coeur et là, à ce moment-précis où il y jette un oeil, il n'y a pas de vocabulaire adéquat pour désigner ce qu'il ressent.

quand les doléances du présent se mêlent à la nostalgie du passé, Arthur s'égare et c'est précisément pour ça qu'il avait cessé de regarder Ivy. Mais maintenant il ne peut pas la fuir.

lorsqu'il la fixe, Arthur est quelque part au bord de son âme. Pas au bout. Juste au bord.