Elle avait passé la dernière heure de cours à batailler contre elle-même pour trouver la concentration suffisante afin de noter sa leçon avec autant d’efficacité que les autres fois. Saada n’était pas l’élève la plus aisément perturbée –dans un bon jour, elle pourrait suivre un cours de maths même si elle se trouve être la seule personne attentive et que tous les autres bavardaient à haute voix car elle avait rapidement appris à compartimenter son attention. Lorsqu’elle avait un objectif fixe, elle ne s’en déviait pas, et rien ne pouvait l’en défaire.
Enfin, presque rien.

En tant que délégués, son partenaire et elle avaient été chargés de discuter avec tous les élèves de la classe pour leur poser les questions habituelles en vue des futurs conseils à venir ; est-ce que tu te sens bien dans la classe ? as-tu des réclamations à faire ? et ainsi de suite. La tâche en soi n’était pas la plus lourde de ses obligations puisqu’elle appréciait pouvoir faire porter la voix de ses camarade auprès des professeurs pour permettre à tout le monde d’évoluer sur des bases un peu plus saines que les précédentes –aussi saines pouvaient-elle être dans cette académie.
Non, cette fois, le problème venait du fait qu’elle n’avait pas réussi à refiler à son partenaire la pénible corvée qu’était d’interroger la seule personne de la classe qu’elle aurait préféré ne plus avoir à approcher.
Avec Leonard, elle avait déjà donné –un peu trop à son goût.

Ils ne s’étaient pas adressé la parole de tout l’été, et les rares retours qu’elle avait eu à son propos depuis la rupture, c’était comment son propre nom dans sa bouche s’était paré de tonalités amères et méprisantes. Ça lui avait fait un choc, il fallait l’avouer, que de se prendre ainsi durement en pleine face la réalité que sa naïveté avait longtemps édulcoré. Il n’avait jamais changé.
Malgré tous ses efforts pour rester focalisée sur les mots tracés sur le tableau noir, Saada n’avait pu empêcher son esprit s’en aller faire un tour dans l’allée des souvenirs qu’ils avaient partagés à deux. Ça ne datait pas d’il y a bien longtemps pourtant, peut être six mois à tout casser, et pourtant depuis sa nouvelle conscience éclairée, l’adolescente ne lisait plus ces souvenirs de la même façon qu’avant.
Peut-être bien qu’elle aussi était amère dans le fond –elle avait juste la décence de le garder pour elle.

La trotteuse de l’horloge murale entamait sa dernière ronde avant que ne sonne le glas de la délivrance estudiantine. Saada prit une grande inspiration, et tourna la tête en direction de Leonard et le fixa suffisamment longtemps pour que leurs regards se croisent –première interaction depuis des jours, elle savait qu’il comprendrait qu’elle avait besoin de lui parler.
Quand la cloche sonna et que tout le monde se leva pour ranger ses affaires, Saada fit de même mais ne garda à la main qu’un carnet de notes et un stylo, et se dirigea non pas vers la sortie mais vers le bureau du jeune homme qui semblait ne pas avoir esquissé le moindre mouvement.
C’était pénible de soutenir son regard mais elle ne cilla pas, et fournit un effort de plus pour éteindre le plus possible son alice et se protéger de ses émotions –elles étaient toujours là, elle sentait le pincement de son cœur en filigrane, mais c’était supportable.

« Leonard, elle se contenta de répondre en ignorant parfaitement son trait d’ironie. »

Elle avait laissé tomber les diminutifs et autres surnoms qu’elle avait pu lui donner depuis qu’ils s’était rapprochés, et elle ne voulait pas non plus complètement nier l’affection qu’elle avait eu pour lui en l’appellant par de méchants mots qui ne lui ressemblaient pas. À tout cela elle avait préféré une sobriété distante et cordiale, juste Leonard, sans plus sans moins –un parmi les autres.

« J’ai besoin de te poser des questions pour le conseil de classe à venir, tu as deux minutes à m’accorder ? »

Elle avait beau faire tous les efforts du monde pour paraître lisse de tout sentimentalisme, la façon dont elle tapotait nerveusement son carnet du bout des doigts trahissait l’inconfort certain qu’elle ressentait –parce que par moments, elle peinait à distinguer si la piqûre dans sa poitrine venait de lui ou d’elle-même.

Il y eu cette vague de mépris qui lui tourna la tête ; poison acide qui l’agitait à même le palpitant et qu’elle n’aurait peut-être pas supporté si elle était restée celle qu’il avait aimé –à ce regard, elle éprouvait une sorte de reconnaissance à son Dieu d’avoir mis Leonard de Monaco sur son chemin. Sans lui, peut-être n’aurait-elle jamais grandit.

« Tu m’ignores maintenant ? »

Elle laissa échapper un soupir –le genre qui avouait « je m’y attendais »– et un léger sourire vint étirer le coin de ses lèvres.

« Tu attendais une réponse en particulier ? »

Je ne sais plus à quoi m’attendre avec toi.
Saada n’en voulais pas de cette tragédie comique aux relents de mauvaise série télé. L’entre-deux capiteux, cette impression de devoir marcher sur des œufs dès qu’elle se trouvait en sa présence alors qu’elle se voulait libre, elle n’en avait rien demandé. Quand la première fois que l’idée de la rupture s’était imposée à elle sous un jour qui lui semblait plein de soleil, elle s’était imaginé les choses autrement ; qu’il comprendrait, que la distance l’y pousserait, que peut-être, pour la récupérer, il changerait –et que dans le pire des cas, l’amitié première entre eux ne s’effacerait pas tout à fait.
Sotte qu’elle était.
Sa liberté avait un double-tranchant plutôt lourd à supporter.

« Pourquoi je te répondrais alors que tu viens de m'ignorer ? T'as changé. »

La remarque lui tira une fugace expression de surprise car elle ne s’y attendait pas.
Mais il avait raison. Saada, elle, avait changé. Ça n’était encore qu’un début de métamorphose car grandir était effrayant et un peu douloureux, mais pour rien au monde elle ne renoncerait à l’euphorie qui l’avait saisie quand elle avait commencé à voler de ses propres ailes et tenir tête aux poids dans son cœur qui l’écrasaient –et toi Leonard, malgré tes tendresses d’enfant, tu étais un de ces poids avec tes mots trop durs et tes jugements cinglants. Saada ne voulait pas de quelqu’un qui n’était gentil qu’avec elle parce des yeux biaisés jugeaient qu’elle seule le méritait.
L’adolescent se leva d’un coup de son siège, réajusta ses affaires, et sans jamais se départir de son sourire fracassant –dans tous les sens du terme, malheureusement– il ne lui laissa pas le temps de respirer.

« On y va ? »

Déjà le vit-elle s’éloigner et la distance l’agace –cherchait-il à se venger encore aujourd’hui malgré le temps qui avait passé ? La jeune fille se vit forcée de presser le pas pour le rattraper, et comme si les vieux réflexes n’étaient pas encore tout à fait morts et enterrés, sa main vint agripper du bout des doigts la manche de Leonard pour le pousser à s’arrêter.

« Attends ! »

Son propre geste lui coupa le souffle, et quand il se retourna, elle retira brusquement sa main comme si elle venait de se brûler.

« Je sais que j’ai changé, elle aurait voulu pouvoir ne s’en tenir qu’à ses obligations de déléguée mais de toute évidence il n’y mettrait jamais du sien si elle n’acceptait pas d’abandonner rien qu’un peu l’armure qu’elle s’était fabriquée contre lui. Et je me fiche que ça te plaise ou non parce que je m’aime mieux aujourd’hui qu’hier. »

Elle sentait son cœur s’accélérer et ses joues s’allumer –c’était encore difficile de sortir complètement de sa coquille ; un jour elle y parviendra sans ciller.

« Ça ne va pas durer longtemps alors laisse-moi faire ce que j’ai à faire, s’il te plaît. »

« T'as de la chance que ce soit toi. Qu'est-ce que tu veux ? Dépêche-toi, je voudrais pas que les autres pouffiasses de classe pensent qu'on est à nouveau ensemble. »

Saada retint tout d’abord un sourire de soulagement, rassurée de ne pas avoir à batailler toute la soirée pour obtenir ces satanées réponses ; et puis le soulagement tourna comme une bouteille de lait oubliée trop longtemps quand Leonard poursuivit sa pensée.
Elle se fichait bien qu’on les pense encore ensemble ; elle avait suffisamment grandit avec le regard des autres braqués sur elle qu’elle avait appris à en faire fi –elle pensait que c’était son cas aussi.
Peut-être bien que ça l’était d’ailleurs, et que sa dernière remarque n’était qu’une tentative de verser du sel sur la plaie à peine cicatrisée.
C’était tout ça qui lui avait ouvert les yeux de force ; ce fiel constant qui lui suintait d’entre les dent chaque fois qu’ils n’étaient pas que tous les deux seuls. La douceur et la tendresse qu’il avait su faire preuve à son égard dans leurs moments d’intimité frémissante avait finit par ne plus faire le poids face à ses méchancetés de tous les jours.
De tout ça, Saada en avait eu assez.

« T'aurais pu mettre des réponses au pif, c'est pas comme si tu me connaissais pas –je suppose que tu me connais mieux que l'inverse du moins, sinon j'aurais pu prédire ton comportement.
— Tu devrais me connaître assez pour savoir que je prendre toujours mes responsabilités au sérieux, je vais pas bâcler mon travail pour t'arranger, fit-elle d’un ton neutre en fouillant son sac à la recherche du bout de papier où elle avait noté toutes les questions à poser. Et puis… elle stoppa néanmoins son geste  au bout de quelques secondes, les yeux momentanément perdus dans le vide tandis que les images du passé s’imposaient malgré elle dans son esprit. Peut-être qu’au final je ne te connaissais pas si bien, moi non plus. »

Peut-être que je me suis laissée charmer par tes jolis yeux, tes blagues et l’attention que tu me portais, que tu me permettais d’avoir l’impression d’être un peu plus que ce que j’ai toujours été et que l’image que j’avais de toi était plus idéal que vérité.
Saada mit fin à ces divagations sans but et lui tendit le bout de papier.

« J’ai tout noté là-dessus, t’es pas obligé de répondre à tout si t’en ressens pas le besoin mais si tu veux apporter ton ressenti concernant la classe, il est le bienvenue. »

Et parce que depuis quelques temps, Saada avait découvert les joies sombres du sarcasme, elle ne pu s’empêcher d’ajouter avec un petit sourire narquois.

« Tu peux aussi m’envoyer tes réponses par sms ou sur Instagram si tu as si peur de ce que pensent les autres nous concernant… »

« J'ai toujours été sincère avec toi. »

C’était comme du verre ; sec, coupant, et pourtant Saada pouvait distinguer la fragilité qu’elle avait eu le temps de découvrir en lui au fil des mois dans chacun de ses emportements. Elle ne saurait dire quel avait été le déclic, mais à partir du jour où elle avait enfin ouvert les yeux sur lui, elle avait décidé de ne plus accepter d’être celle qui devait arrondir les angles et limer les bords tranchants pour que personne ne se blesse de trop sur les éclats de Leonard et depuis elle ne le voyait plus autrement que comme l’enfant frustré qu’il était. Elle ne l’aimait plus, mais ne le détestait pas quand bien même il avait pu lui casser du sucre sur le dos aux prémisses de la rupture.

En vérité, ce qu’elle éprouvait pour lui
c’était peut-être le regret de ce qui aurait pu être
et un peu de pitié pour celui qui pensait ne pas avoir besoin d’évoluer.

« Je n’ai pas dit le contraire. »

La sincérité qu’il avait eu envers elle, elle n’avait aucun mal à l’admettre –c’était une des choses qui lui avaient plu en premier du temps où se sentir différentes des autres filles sonnait comme une attaque ou un compliment selon qui le lui disait. Mais Saada n’avait plus besoin de ça désormais.

« T'es pas censée me les poser toi-même ? Je veux que tu me les poses et que tu les remplisses toi-même.
— Mais tu- »

Elle s’interrompit, laissa échapper un soupir –un enfant, prêt à se contredire tout seul pour ne pas se sentir perdant– et ramena le papier à elle tandis que l’esquisse fugace d’une moquerie légère et dépitée orna le coin de ses lèvres. Si ça lui tenait tant à cœur, soit, elle pouvait bien le lui concéder car ça n’allait pas changer grand-chose à sa journée.
Elle s’arrêta un instant pour fouiller son sac à nouveau à la recherche d’un support pour écrire et d’un crayon à papier.

« Bon, est-ce que tu as des choses à dire à propos de l’ambiance de la classe et du rapport aux professeurs ? »

Finissons-en et retourne vite te cloîtrer dans tes désillusions bornées.

Leonard prenait tout son temps pour répondre et c’est une étrange sensation qui s’agita dans le creux du ventre de Saada ; ça lui donnait l’envie de perdre son masque d’impassibilité et le troquer contre les sourcils froncés d’un air soucieux –ou plutôt dérangé.
La satisfaction de la victoire suintait timidement par les pores de la peau du jeune homme et elle en ressentait les effluves irritantes. Quelle victoire, sur elle ? Quand ? Pourquoi fallait-il toujours que chaque échange doivent avoir un gagnant et un perdant avec ce garçon ?
D’un battement de cil, elle s’efforça de chasser cette exaspération frustrée qui risquait de froisser son meilleur atout dans cette bataille –si c’était ce qu’il souhaitait en faire– à savoir son apparent désintérêt.
Qu’il se fasse toutes les idées qu’il voulait.
Ça ne l’atteignait plus.
Ou du moins c’est ce dont elle s’efforçait de se convaincre.

«  L'ambiance de classe est bonne. T'en penses quoi toi ?
— Ça va j’imagine, fit-elle en haussant les épaules, laconique comme à son habitude.
— Marshall est injuste avec moi. je suis sûr qu'elle me déteste.
— C’est à dire ? Injuste comment ? »

"Qu’est-ce que t’as fait pour finir dans le collimateur d’une prof", se manqua-t-elle d’ajouter avant de se retenir en pinçant les lèvres –allez savoir si cela venait de sa conscience de déléguée modèle ou de sa propre naïveté, mais elle songea que lui accorder le bénéfice du doute s’imposait.
Et puis le connaissant, Saada savait qu’il avait tendance à tourner les choses à son avantage lorsqu’il les racontait, et il fallait en savoir un peu plus pour démêler le vrai, le faux et l’exagéré.

« C'est madame Marshall. tu l'as pas beaucoup toi, si ? –l’adolescente hocha la tête par la négative pour lui donner raison– mhhhh... comment dire… »

Saada le sentait ; c’était trop plein de satisfaction en lui pour être sincère, et ça l’agaçait autant que ça la confortait dans ses choix.

« Elle te ressemble, c'est en ça qu'elle est injuste. »

Elle haussa d’abord un sourcil, surprise de la chute à laquelle elle ne s’attendait pas. C’était ce qui était frustrant chez ce garçon : elle avait beau le connaître –un peu mieux que la majorité d’ailleurs– il n’avait de cesse de la surprendre en dépassant constamment les limites de ce qu’elle considérait comme envisageable.
Ce n’était pas toujours dans le sens positif de la chose en revanche.

Il fallut à Saada un petit moment pour assimiler la remarque –oui oui, il avait bien dit ça, elle ne l’avait pas imaginé– et une fois qu’elle eu finit d’imprimer derrière sa rétine son air tout fier
elle ne parvint à retenir le pouffement qui venait de se précipiter contre ses dents
ni le pli insolent que pris ses sourcil pendant un instant.
Son stylo toujours entre les doigts, elle vint poser sa main contre sa bouche pour dissimuler le sourire qui s’agrandissait sur ses lèvres et dont elle doutait que Leonard apprécie la nature.
Dieu que ses enfantillages devenaient aussi risibles qu’insupportables.

« Ça doit pas être si terrible que ça alors, fit-elle après avoir maîtrisé son rictus, quoique une esquisse narquoise courbait toujours un peu ses lippes. »

Saada ne comprenait pas où il voulait en venir ; à quoi ça l’amenait de faire ce genre reproches quand il avait été le premier à traîner son nom dans la boue et tenter de lui faire mal parce qu’il s’était fait des idées trop loin de la vérité ?

Elle avait cherché à lui faire comprendre
Parce qu’elle l’aimait –différemment d’auparavant, mais l’affection ne partait pas si facilement– et qu'elle voulait le voir s'épanouir à ses côtés
et les yeux clos et les oreilles bouchées,
il l’avait laissée partir sans chercher à comprendre pourquoi.
Qui de nous deux est le plus injuste Leonard ?

« Laisse-moi deviner : elle t’as fait une remarque justifiée sur ton comportement et au lieu de la prendre en compte t’as préféré te plaindre et en faire la méchante, c’est ça ? »

Et dans ses rancœurs passées qui commençaient à s’agiter, Saada perdit son ébauche de sourire pour la troquer de nouveau contre la rigidité de l’impassibilité
mais cette fois c’était différent.
Cette fois ce n’était pas un masque ; c’était elle tout entière, figée dans le froid de sa déception.

« Si tu as des choses à me dire, fais le maintenant qu’on en finisse. »

« Tu parles trop pour quelqu'un qui ne sait rien. »

Saada ne répondit pas tout de suite mais un maigre rictus narquois étira le coin de ses lippes –là voilà encore, la fuite en avant de Leonard qui préférait croire en l’ignorance des autres plutôt qu’en ses propres failles. Il pouvait bien s’efforcer de la tromper avec ses mots, Saada ne serait plus jamais dupe avec lui, et quand bien même elle pouvait se laisser brièvement bercer par les tendres illusions d’antan –ça n’était pas si vieux, eux deux, et pourtant ça lui semblait déjà si loin– son alice était toujours là pour lui rappeler ce qu’il y avait au-delà des lèvres du jeune homme et de leurs mots acérés.
Condescendance, mépris –tout ça elle s’était appris à l’ignorer.

« J’ai rien à te dire saada, c'est toi qui es partie d'un coup. C'est toi qui m'as craché à la gueule comme ça, je vois pas en quoi j'aurais à m'expliquer du coup.
— Dans ce cas tu parles beaucoup pour quelqu’un qui n’a rien à dire, répondit-elle du tac au tac sans se départir du froid qui claquait dans son cœur devant celui qui n’avait rien appris. »

Saada laissa échapper un nouveau soupir, baissa les yeux sur sa prise de notes et y coucha néanmoins ce que Leonard venait de lui confier quant à ses rapports à la classe –et même avec sa professeure, même si elle prit la peine de reformuler ses dires pour qu’ils soient plus appropriés lors d’un conseil de classe.

« Si ça te rassure de croire que je t’ai trahi et que tu n’as jamais rien eu à te reprocher c’est ton problème, pas le mien, mais tu serais gentil d’arrêter les commentaires inutiles de ce genre –elle leva les yeux vers lui et un étrange mélange de lassitude et de détermination brillait dans son regard– Je ne rentrerai pas dans ton jeu. »

Je ne m’abaisserai pas à justifier mes choix pour que tu cesses de me faire sentir coupable d’une traîtrise que je n’ai pas commise.

« Et je ne m’expliquerai pas non plus si tu n’es pas capable d’écouter et de te remettre un peu en question. »

Cliquetis du stylo ; elle baissa de nouveau les yeux sur sa feuille.

« Bref, est-ce qu’il y a des choses dans le fonctionnement de la classe qui mériteraient d’être améliorées, selon toi ? Est-ce que t’as des propositions ou des commentaires à faire ? Sur les devoirs, la communication, qu’importe ? »

Méthodique Saada, avait trouvé que le professionnalisme aseptisé faisait un bon rempart contre les émotions éparpillées.

Le silence qui terrassait les champs de bataille après la guerre s’abattit finalement entre eux, désagréable, porteur d’aucune esquisse de réconciliations ni de concessions.
Saada aurait aimé affirmer que ça ne la touchait plus mais ce serait mentir et elle s’était promis de toujours être honnête envers elle-même et ses émotions, alors elle ne se voila pas la vérité : une part d’elle était encore blessée. Blessée de s’être une fois encore heurtée à Leonard et ses vérités coulées dans le béton, qu’elle ne saurait assouplir même avec la meilleure volonté car il ne voulait pas changer. Un claquement de langue retenti dans l’air, et elle releva les yeux vers lui qui ne la regardait pas, et l’observa en silence comme pour imprimer dans sa rétine cette vision là de lui pour qu’elle remplace une bonne fois pour toute les contours tendres que ses souvenirs doux-amers lui dessinaient parfois dans son esprit.

Leonard releva finalement vers elle un sourire calme, confiant, qui suggérait des sentiments peut-être un peu contraires à ce qu’elle sentait en lui –son alice : une bénédiction maudite– mais elle fit mine de ne pas le remarquer ; quelque part elle aurait préféré ne pas le remarquer d’ailleurs, elle s’en serait vue moins frustrée.
Un frisson étrange lui traversa l’échine quand il posa brièvement sa main sur son épaule.

« Je t'enverrai un message, right ? Ça sera plus simple je viens de me rappeler que j'avais quelqu'un à voir après les cours. À demain hein. »

C’était ainsi, c’était tout, et puis voilà, plus rien –maintenant on fait avec.

« Très bien, fit-elle en rangeant ses affaires dans son sac, sans un seul soupir, ni ennuyé ni soulagé car elle ne savait pas encore tout à fait quoi penser de cet échange –n’était-ce là qu’une perte de temps regrettable ou avait-elle avancé ? Si tu peux m’envoyer ça avant la fin de la semaine ce serait top. Elle leva les yeux une dernière fois vers lui. À demain Leonard. »

En un instant, il avait déjà disparu au détour du couloir –aussi calmement et silencieusement qu’elle s’était effacée d’à ses côtés quelques mois auparavant.
Et des restes d’amertume qui lui restaient collés au fond de la gorge,
eh bien,
Saada ferait avec.