Elle s’était assise –on aurait presque envie de dire qu’elle s’était échouée– au bord de la fontaine avec les yeux plein de lassitude et une sensation de vide à l’intérieur qui lui donnait presque la nausée ; comme on devient malade de n’avoir rien mangé pendant trop longtemps, Isis avait passé la semaine avec le cœur creux et l’impression qu’il se serait précipité au bord de ses lèvres à chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, si bien qu’elle n’avait pas beaucoup parlé.
Elle ne savait jamais se décider : quelle était la pire sensation entre cette apathie paralysante et les souvenirs douloureux qui la saisissaient par la gorge en pleine nuit ? Elle n’aurait su le dire, c’était comme si chaque fois que l’un arrivait elle rêvait de l’autre pour en apaiser les effets ; au creux de la tourmente, elle priait pour l’anesthésie générale et quand elle semblait sombrer dans les sables mouvants de la léthargie, elle réclamait du sang et des larmes pour se sentir un tant soit peu
vivante.
Car si elle s’en tenait à cette euthanasie émotionnelle, alors on pouvait tout aussi bien la jeter dans la fosse qu’elle n’en sentirait probablement rien.

Cette semaine alors, Isis avait désespérément cherché à combler ce trou noir terrifiant qui s’amplifiait en elle, et parce qu’elle ne savait que procéder ainsi, elle avait fait un pas de plus vers la ruine en se vautrant dans tous les vices –paradis fictifs– qu’elle avait pu trouver.
Ça marchait un peu moins bien qu’avant, mais ça avait au moins eu le don de redonner à son cœur un tout petit peu d’élan.
Quoique –elle avait à peine réagit quand elle avait découvert cette photo d’elle circuler de téléphones en téléphones.
Les insultes, les moqueries et les regards mauvais, elle n’y songeait plus depuis des années car tout ça lui glissait dessus ; le seul avantage à n’avoir connu quasiment que ça dans sa vie était peut-être bien le fait qu’elle était devenue imperméable à toute forme de jugement et attaques venant de parfaits étrangers ou personnes vaguement connues dont elle n’avait cure. Mais cette photo, à la différence des autres fois où son intimité s’était vue affichée de la sorte sans son consentement, c’était également la preuve de sa trahison.
Et pourtant ça lui avait à peine ébranlé le cœur à l’idée que tu puisses tomber dessus, Dante.
Parce que qu’Isis, elle savait dès le début que vos amours pathétiques étaient comptées, et peut-être bien que ça l’arrangeait qu’on lui mâche ainsi le travail, quitte à y laisser un peu plus d’amour-propre et de dignité sur le bas-côté –en avait-elle jamais eu de toute manière ? Elle en doutait.

Alors elle attendait, à peine moins vide qu’hier et sans accorder d’attention aux mots que l’on se chuchotaient –ou pas– en passant devant elle et qu’elle entendait comme s’ils eurent été murmurés dans son oreille ; elle attendait Judas, parce qu’il était peut-être l’une de ses dernières chances pour combler un peu ces crevasses creusées à même l’âme quand bien même elle s’efforçait de ne pas trop se reposer sur lui part peur panique qu’il se lasse d’elle et de son parfum de chaos.
Mais avant même de lever les yeux vers celui qui s’approchait d’elle comme une furie, elle avait sentie son odeur, et avait soupiré un peu à l’avance à l’idée que le moment de payer les pots cassés était arrivé.
Pourtant, quand Dante l’attrapa par le col en hurlant, son cœur manqua un ou deux battements.
Malgré ses grands airs de fille de pierre, Isis peinait à jouer la fière devant la violence des hommes.
Mais la peur se fit fugace dans son regard, sitôt troquée contre le masque du désintérêt dont elle ne pouvait plus se départir maintenant que son choix était fait.

« Ensemble ? »

Elle avait arqué un sourcil et sa bouche avait pris un pli cynique alors qu’elle plantait ses yeux d’encre dans ceux de Dante –ténèbres irisés.

« Baiser déchirés plus souvent que discuter, t’appelles ça être en couple, toi ? Un ricanement au fond de la gorge et la voilà déjà qui renfilait ses atours de grande méchante. J’ai pas le souvenir de t’avoir juré mariage et fidélité ni d’avoir officialisé quoique ce soit avec toi. »

Dans l’art du déni, elle était passée maître depuis si longtemps qu’elle songeait parfois être née avec.

« Et si je l’ai fait j’étais bourrée et je le pensais pas ! »

Alors maintenant que t’as enfin ouvert les yeux sur le genre de personne que je suis
–va-t-en. Ne te retourne pas et vas vivre une meilleure vie dans laquelle je n’apparaît pas.
Ça ne faisait que deux mois, tu t’en remettras.

« Tu serais gentil de me lâcher et d’aller chialer ailleurs maintenant, tu m’ennuies. »

Isis craignait la colère quand celle-ci assouvissait ses élans par les poings, quand elle faisait trembler les mains et marbrait sa peau de jaune et de violet ; elle craignait cette colère car elle lui faisait prendre conscience d’une impuissance qu’elle aurait préféré ne jamais découvrir à son sujet. Mais la colère froide, qui frappe avec des mots bien placés, elle s’y connaissait. Elle savait y faire car elle avait malgré elle grandit à la meilleure école aux côtés de sa mère et sa sœur ; elle les avait suffisamment vues utiliser ces armes pour la rabaisser, au point de s’être forgé les mêmes épées pour à son tour connaître la satisfaction de blesser l’adversaire qu’elles devait forcément éprouver pour l’avoir enfoncée toutes ses années.
Isis aurait préféré que tu te pares de cette colère glacée, Dante.
Pas que ta voix tremble entre deux sanglots.

Parce que devant le chagrin, Isis ne savait pas quoi faire. Sa main n’était plus aussi ferme sur le manche de sa dague car dans son cœur s’agitait un peu de culpabilité, et pourtant elle ne savait pas les gestes et les tons de voix appropriés pour calmer ses pleurs sans céder. On ne lui avait jamais montré comment faire. Elle ne voulait pas lui donner ce qu’il désirait.
Il n’y avait là guère autre issue qu’un dénouement malheureux à en bailler.

« Qu’est-ce qu’il a de mieux ? Qu’est-ce que j’en sais, je ne me souviens même pas de son nom, soupira-t-elle en détournant le regard, un peu malade devant les larmes de Judas et le malaise qu’elles agitaient dans son cœur de pierre. Il était juste là au bon moment, c’est tout… »

Elle haussa les épaules comme si ça n’avait pas d’importance ; et c’était le cas.
Rien n’avait vraiment d’importance aux yeux d’Isis, elle s’en persuadait tellement pour éviter de se faire mal qu’elle y croyait dur comme fer.

« Je m’en fous que tu changes ou pas et t’as rien fait de spécial si ça peut te rassurer, je veux juste plus te voir. Elle leva vers lui un regard terne qui ne traduisait plus seulement de l’ennui, mais une fatigue d’être qui lui collait à la peau depuis trop longtemps pour qu’elle s’en souvienne ; et ce fut avec ses yeux là vrillés dans les siens qu’elle porta le dernier coup. Je ne t’aime pas particulièrement. »

Isis n’aimait rien.
Elle pouvait bien perdre tout ce qu’elle avait que ça ne briserait pas son cœur plus qu’il ne l’était déjà.
Mensonges éhontés.

« Trouve-toi quelqu’un d’autre, moi j’arrête de jouer. »

C’était mieux de jouer les désinvoltes creuses ; quitte à passer pour la méchante qu’elle était, elle préférait s’assurer qu’il ne reviendrait pas en écrasant du talon le moindre peut-être auquel il pourrait s’accrocher.
Un pas incertain, une odeur qui malgré elle la réchauffait un peu de l’intérieur et son regard déviait vers une silhouette trop familière qui s’approchait –comme convenu au départ– avec retenue.

« T’as mis le temps, fit Isis en ramassant ses affaires et en se levant avec une nonchalance calculée –des années de pratique pour un résultat crédible à en chialer– j’ai cru t’allais jamais arriver. »

Et elle s’approcha de Judas en contournant Dante sans plus de cérémonies, comme on évite une flaque d’eau sur son chemin.

Elle l’avait vu arriver, Judas, avant même qu’il ne soit là, avec son air désolé et ses principes divisés –Judas mi-figue mi-raisin, toujours neutre même quand on n’en n’a pas besoin.
Isis ne savait guère si cette force qu’il déployait constamment pour ne jamais avoir à trancher –elle ne parlait même pas de choisir son camp– tenait plus de la sagesse ou de la lâcheté. Pour son plaisir personnel de l’imaginer moins parfait, elle préférait la seconde hypothèse qui la rassurait ; et puis voir ses défauts était une des raisons pour lesquelles elle l'aimait.
Elle remarqua son regard en biais et fronça les sourcils, à peine outrée et se serait bien fendue d’une remarque sur le fait que pour une fois elle s’était exprimée dans un anglais clair et courtois contrairement à d’autres, mais Dante l’avait déjà devancée.

Chienne.
Elle eu un rictus mauvais.

« Vous êtes drôles les hommes parce que vous vous servez autant de moi que je me sers de vous mais si j’ai l’audace de partir avant que ce soit vous que le fassiez c’est moi la seule salope des deux. »

Avoue-le Dante,
que tu t’es servi d’elle comme d’une illusion à aimer, sans la connaître ni vraiment la regarder, pour combler tes vides,
quand bien même ses angles acérés ne s’emboîtaient pas dans les creux.
Elle haussa les épaules, et un ricanement cynique qui n’avait rien d’enthousiaste s’échappa d’entre ses lèvres roses.

« Je suis habituée tu me diras mais au moins j’ai l’honnêteté d’être lucide et d’assumer ce que je fais. Tu peux pas reprocher au monde entier de ne pas te guider alors que c’est toi qui marche avec des oeillères et les yeux fermés, Dante. »

Ça n’en n’avait peut-être pas l’air mais elle qui honnissait les ruptures en effusions de larmes et logorrhées pathétiques, elle se risquait pourtant à fournir l’effort du débat pour défendre comme elle le pouvait Judas du courroux suppliant du jeune homme accablé –elle détestait qu’on mêle d’autres personnes à ses histoires, et aux dernières nouvelles ce n’était pas avec Judas qu’elle avait couché.
D’ailleurs, parce qu’elle ne lui avait pas fait ravaler son coup d’œil de tout à l’heure, elle se tourna vers son meilleur ami avec un sourcil arqué.

« Sinon si tu crois que j’ai pas vu ton regard là, je te ferais remarquer que c’est lui qui est venu m’agresser, j’ai insulté personne encore. »

Elle ne se plaignait pas vraiment mais jugea que c’était suffisamment rare de sa part pour être relevé.

« Bon, elle soupira, lasse, j’allais te proposer un café mais tu veux peut-être ramasser ton pote plutôt ? »

Regard vrillé en direction de Judas
–cette fois il va falloir faire un choix.

Ah Judas, tu défendais Isis avec bien plus d’ardeur qu’elle ne te défendais toi.

Elle avait remarqué le léger pas en avant qu’il avait fait pour se placer juste un peu devant elle, comme pour la protéger d’un nouvel élan de violence éventuel, et ça l’avait sourire d’un rictus fugace, mais dépité. Elle ne cherchait pas à ce qu’on se batte pour elle, et des coups, elle en avait bien mérité sa part –quand bien même il serait certainement bien bas pour Dante de tomber dans de tels travers.
Au fond, ses mots à elle n’avaient peut-être pas pour seul but de défendre le pauvre Judas qui n’avait rien fait –là était apparemment sa faute ironiquement. Peut-être qu’elle voulait se venger un peu des insultes de son désormais ex-amant en lui crachant à la figure la vérité pure et dure, tranchante comme du verre effilé. Peut-être qu’elle jouissais un peu d’avoir ce pouvoir de briser l’autre pour une fois, elle qui tant de fois s’était tenue de l’autre côté du miroir. Et peut-être même que c’était par bonté de cœur qu’elle s’était fendue en de tels commentaires, qu’elle s’était dévouée pour endosser le rôle de la méchante et apprendre une leçon de vie à ce cher Dante pour qu’il se prenne enfin en main –mais Isis ne croyait pas en sa propre générosité alors cette hypothèse là lui semblait bien peu crédible.

Dans tous les cas, la suite se déroula exactement comme elle se l’était figuré ; Judas chevalier de bois, agissait presque comme s’il était plus à blâmer qu’elle et se proposait en défouloir émotionnel sur pattes pour éviter qu’on ne lui casse sa jolie petite figure à elle, tandis que Dante, blessé, montrait malgré tout l’étendue de sa dignité en refusant –sa voix vibrait d’une défaite et d’une douleur acérée.
Et Isis dans tout ça, à l’écart des deux garçons qui s’étaient rapprochés pendant leur touchante démonstration d’amitié, observait la scène presque comme s’il elle n’en faisait pas partie, figée dans le décor par son apathie gelée. Elle écoutait d’une oreille distraite mais plus aucune expression ne vint rendre vie à son visage impassible.

C’était effrayant, d’être si prise dans le rôle de connasse sans cœur qu’elle enfilait pour briser ceux de ses proches qu’elle en oubliait parfois que ce n’était pas vraiment elle.
Peut-être qu’Isis était bel et bien devenu le monstre qu’on l’avait toujours accusé d’être.

Et alors que Dante s’éloignait déjà, Isis n’avait pas bougé d’un iota, le regard figé dans le vague, si bien qu’elle ne l’avait pas vraiment vu s’en aller, et qu’elle n’avait pas non plus remarqué le dernier geste qu’il lui avait adressé en guise d’adieu –ce fut finalement la voix de Judas qui la ramena sur terre.
Elle leva vers lui un regard neutre, éteint.

« Désolé que t’ai dû assister à ça, fit-elle, mais rien dans ses yeux ni dans sa voix n’indiquait de véritable regret. »

Elle répétait ça comme un robot qui tenterait d’utiliser la phrase la plus approprié de son répertoire pour la situation donnée.

« Je te retiens pas si ça t’a pourrit l’envie de sortir. »

C’est pas grave si tu ne veux plus me voir pour aujourd’hui –je n’aurais pas envie de me voir non plus à ta place.
Je n’aurais qu’à retourner dans ma chambre
et puis dormir
pour qu’aujourd’hui devienne plus vite demain.

Elle ne te fera pas l’affront de venir s’excuser après tout ce temps Dante, mais elle l’était peut-être un peu aujourd'hui encore, tout au fond d’elle-même
—désolée.