(0 ans) ✽ Saada nait à domicile dans la salle de bain luxueuse de ses parents, préparée au préalable par la sage-femme engagée pour superviser l'accouchement ; huit heures de travail, vingt minutes de poussée, des années d'amour et de bonheur à venir.
(1 à 5 ans) ✽ L'enfance se fait tendre dans une famille plutôt aimante et soudée ; ses parents sont doux et justes, quoiqu'un peu distant à raison de leur travail, son demi-frère est souvent là pour jouer avec elle et sa baby-sitter s'émerveille déjà de sa grande curiosité et de sa soif d'apprendre.
Mais Saada est une enfant étrange ; parfois, elle s'isole, pique des crises de colères et de larmes quand il y a trop de monde autour d'elle et ne veut parler à personne tant qu'elle ne sera pas calmée. On la suppose différente, on concerte des médecins qui ne trouvent rien si ce n'est une grande hyper-sensibilité sociale. On ne se doute pas encore qu'à trois ans seulement, elle ressent des choses qui ne lui appartiennent pas, qu'elle ne comprend pas, qui la terrifient et la submergent sans qu'elle ne sache d'où ça vient.
(6 ans) ✽ Le déménagement est un peu rude ; au revoir Paris, bonjour Dublin. Ses parents sont mutés à l'ambassade française d'Irlande et si Saada est triste de quitter ses rares copines de classe, elle découvre avec joie les nouveau paysages, les nouvelles langues, les nouveaux visages.
(6 ans et demi ans) ✽ Sohan s'en va, et c'est un bout de son monde qui s'écroule. Elle ne comprend pas tout, on lui dit que son frère part dans une école pour les enfants spéciaux –sans elle. Petit à petit, ses parents se mettent à agir bizarrement avec elle. Beaucoup plus d'interdiction qu'à l'ordinaire, fais attention, ne sort pas du lot, reste sage et ne te fais pas remarquer. Elle ne comprend pas, tout devient étrange et flou.
(10 ans et demi) ✽ Des gens qu'elle ne connait pas sont venus à la maison. Ils lui ont posé tout un tas de questions, auxquelles elle a répondu la voix tremblante car derrière, sa mère s'effondre déjà en larmes en disant "c'est la seule qu'il nous reste, laissez-la !". Elle a peur, elle cherche du courage dans le regard de son père qui, s'il ne pleure pas, n'a jamais été plus perturbé –elle le sent, au plus profond d'elle, leur détresse l'agresse et lui tire des larmes qui ne sont pas les siennes. Positif, dit-on à ses parents –ça sonne comme une sentence, sa mère crie, elle se bouche les oreilles en tremblant. On se retourne vers elle : "tu es spéciale Saada, tu vas venir avec nous dans une école pour les enfants comme toi, et toutes les choses bizarres que tu ressens, on va t'apprendre à les calmer, crois-moi."

Et dans la douleur qui s'agite si bien en elle qu'elle ne sait plus reconnaître la sienne de celle de ses parents, une lumière d'espoir naît –on va t'apprendre à régler ça ; c'est la promesse trop belle, sans les petites lignes en bas du contrat.
Le soir même, Saada aussi s'en va.