Les cheveux encore humides sous le soleil discret de cet après-midi de mai, son sac de sport en toile sous ses genoux, Ava-Marsaidh suivait d'une oreille distraite la conversation animée de quelques camarades de classe qu'elle avait rejoints après son entraînement au club de cheerleading. Bouteille d'eau à la main, elle s'assurait de la mobilité de son poignet, bandé par principe — victime d'une mauvaise réception. Rien de bien grave, heureusement — rien qui l'empêcherait d'animer les prochaines rencontres sportives de l'école avec les autres, en tout cas.

Avalant trois gorgées d'eau fraîche, elle laissa son regard courir sur les chemins qui entouraient le coin d'herbe sur lequel le groupe s'était échoué — et elle heurta une silhouette familière, qui acheva de captiver toute son attention.
Soufflant une brève excuse, elle se leva, glissa son sac sur son épaule et se lança à la poursuite de celle qu'elle avait reconnue dans les allées.

▬ Saada !

Elle ralentit le pas en parvenant à sa hauteur, et un sourire se dessina sur son visage sitôt qu'elle croisa le regard de son amie.
Sa meilleure amie, à son cœur, quoiqu'il arrive.

▬ Tu vois un inconvénient à ce que je marche un moment avec toi ?

Est-ce qu'on peut parler ?

Elle avait mille choses à lui dire — si bien qu'elle ignorait par où commencer. L'ordre chronologique ou de gravité, elle ne savait pas ce qui pesait le plus lourd dans la balance aujourd'hui.
Ses propres travers, dont elle ne s'était toujours pas excusée,
les événements du mois dernier, qui les avaient bousculées,
ce murmure qui était parvenu jusqu'à elle, quelques jours auparavant,
les entre-lignes qui lui disaient encore quoi faire et qui concernaient Saada.

Alors, et parce qu'elle ne parvenait pas à défaire le nœud brouillon de ses idées, elle préféra le plus simple — la seule chose, la seule question qui importait vraiment.

▬ Est-ce que tu vas bien, Saada ?

est-ce que tu tiens le coup, toi ?

Elles avaient connu mieux, toutes les deux – des jours plus légers, des jours plus beaux, des cieux moins gris au dessus de leur amitié blessée. Elles avaient connu des après-midi paresseux passés à l'ombre des arbres du parc, et d'autres plus studieux sur les bancs de la bibliothèque ; elles avaient connu des jours un peu pluvieux mais rien de si orageux que ces derniers mois – des semaines entières qui les avaient laissées le souffle coupé et le cœur amputé. Il n'y avait pas qu'elles – pas que leurs rancunes dévorantes et leurs regards en croix ;
il y avait aussi l'école toute entière dont les fondations s'ébranlaient, tout ce sur quoi elles avaient construit une part d'elles-mêmes au fil des années qui les trahissait.

Sur les épaules d'Ava, c'était le poids des erreurs de son père qui pesait trop lourd ces derniers temps – les siennes, c'était déjà bien assez ; pourquoi diable fallait-il que son nom sonne désormais comme un reproche dans la bouche de certains, qui la condamnaient (comme elle se condamnait) au nom de tous les privilèges qu'elle détenait des mains d'un homme qui n'avait pas été capable de les protéger ? Il avait échoué, une deuxième fois.
Et elle, sombre imbécile, s'était montrée à l'image de ces immondices qu'elle ne désirait pourtant pas cautionner – lorsqu'elle avait fait taire son cœur et qu'elle avait aveuglément obéi, quand elle s'était saisi du bras d'Hastings en se persuadant que souffler une excuse du bout des lèvres suffirait à rayer son nom de la liste des coupables du festival.
C'était elle – c'était eux, les NOVA, les monstres de ce jour-là.

Elle s'était tu, trop longtemps pour qu'elle puisse nier s'être perdue dans le dédale de ses pensées. Relevant les yeux, elle porta son regard sur la verdure autour d'elle plutôt que sur la poussière que leurs pas soulevaient.
Qu'avait-elle encore à perdre, de toute façon,
puisque sans Saada à ses côtés, rien n'avait plus tant de saveur qu'avant ?
Elle prit une inspiration, profonde et fébrile – tourna la tête en direction de l'empathe, et plongea dans les eaux glacées.

▬ Tu sais que Carrington rêve de te compter parmi nous ?

Elle retint son souffle, une fraction de seconde – mais elle n'osa pas laisser le temps à la grenade d'éclater qu'elle s'affaira aussitôt à la couvrir d'un linge humide, dans l'espoir d'apaiser l'implosion programmée.

▬ Rassure-toi, je ne suis pas là pour... te recruter, ni quoique ce soit de tout ça. Quand bien même j'ai l'impression que c'est ce qu'il attendait de moi.

Et peut-être – peut-être qu'Ava se lassait, doucement, de n'exister que pour faire valoir les idées des autres, et leurs projets, et leurs conquêtes ;
peut-être qu'Ava s'épuisait, doucement, de tout connaître des desseins auxquels on la pliait quand elle n'avait aucune idée de quoi rêver.

▬ La Section Nova, elle n'est pas faite pour les gens comme toi. Je préfère t'en savoir loin, moi aussi.

Elle enviait son amie, et sa liberté – elle n'avait pas craint les conséquences de son refus trop de fois répété, elle avait préféré continuer de supporter la vue de son propre reflet dans les miroirs plutôt que de céder face à l'autorité,
céder face à un pseudo-devoir que sa condition lui imposait.
Ava dira qu'elle n'avait pas le choix – puisque son père et celui de William étaient de mèche et qu'il aurait fallu être folle pour s'opposer au rôle qu'ils désiraient la voir jouer ici – mais elle avait fini par le comprendre, et à ses dépends,
que le choix elle l'avait toujours eu,
et qu'elle avait fait le mauvais
(au moins cent fois).

▬ Tu m'en veux d'en être ?

Question franche et presque rhétorique, dans la voix rien qui ne tremblait, rien qui trahissait la blessure d'une douleur tamisée – une curiosité tout au plus ingénue. Ava-Marsaidh sillonnait les détours, comme à la recherche d'une ouverture qui lui permettraient d'aligner les mots qui comptaient vraiment
mais qu'elle ne trouvait pas encore la force de formuler.