Le crayon s’élève, redescend sur le papier.
Les traits apparaissent au fur et à mesure, noircissent la page blanche.
Un paysage, un homme, une femme. Les formes s’animent au gré de ses pensées, au fil de son imagination.

Assise au foyer, Mia profite de tous ces gens autour d’elle pour se noyer dans les ragots, les histoires. Les murmures proférés aux uns, aux autres, dont elle se fiche complètement, mais qui lui permettent d’avoir un fond sonore. Comme une télé qu’elle aurait allumée pour se sentir moins seule.

Elle se concentre, poursuit son entreprise, s’affaire à rendre l’image plus belle, plus nette. Mia affine ses traits, précise les visages, les contours.
Le fouillis prend un peu plus de forme, ressemble de plus en plus à quelque chose.
Elle inspire, recule un peu, observe.

Un sourire satisfait égaye son visage alors que la brune reprend son œuvre.
Aujourd’hui, c’est un enfant au milieu d’un jardin de fleurs. Les couleurs ne sont pas encore venues égayer l’œuvre, mais elle les imagine déjà.
Un coup de crayon supplémentaire, le béret apparaît, suivi d’un doudou tenu dans la main gracile du chérubin.
Un enfant, un jardin de fleurs. Simple, pourtant efficace.

Une fille s’assoit à ses côtés. Du coin de l’œil, Mia ne la reconnaît pas. Elles se sont peut-être croisées ici ou là, mais ce n’était pas une rencontre marquante.
La lycéenne lui sourit du bout des lèvres, se remet à l’ouvrage. Le dessin touche à sa fin, il faut désormais commencer à le colorier.
Alors que Mia tend la main pour récupérer ses crayons de couleur, la voix féminine s’élève, brise sa concentration.

Joli ?
Son sourire s’affirme. Un compliment. Il n’est pas rare qu’elle en reçoive, mais, d’un coup, comme ça, sans présentation ?
Elle lève le nez, quitte son art des yeux un instant. Ses prunelles topazes se déposent sur la blonde à ses côtés. Elle est drôlement belle. Comme une poupée.

« Merci ! »

Ses yeux se déplacent, se posent sur le jouet entre ses mains. Elle l’observe un instant. Il y a une finesse incroyable dans le travail de couture. Une attention du détail qui l’emplit d’une satisfaction inégalable. Quelle jolie création.

« C’est toi qui l’as faite ? Elle est très belle. »

Mia pose ses crayons, les laisse sur le côté de la feuille. Les couleurs viendront plus tard, ce n’est pas pressé. Elle se redresse, son éternel sourire aux lèvres.

« Chacun son art ! »

Léger rire.
La brune s’enfonce dans sa chaise, délaisse son activité.

« Moi, c’est Mia ! La poupée, c’est pour toi ? »

On ne sait jamais, peut-être que cette fille garde ces choses, comme les enfants avec leurs doudous. Comme sur son dessin. Ou alors, c’est autre chose. Mia ne serait surprise par aucun scénario. Ils lui paraissent tous plausibles, tous logiques. Peut-être que ce sont ses créations, qu’elle les expose quelque part. Peut-être qu’elle les donne ? Les vend ?
Peut-être qu’elle ne les fait même pas.
Tout est possible. Et Mia est intriguée. Curieuse de savoir ce qu’il en est.

La poupée est sa création. Sortie de son imagination, venue au monde sous la précision de ses gestes.
Mia l’observe un instant. Elle est belle. Elle est bien faite. Ça a l’air tellement plus compliqué que le dessin, tellement plus minutieux.
La brune est admirative.

Il y a une sorte de timidité chez Eveleen. Elle ne parle pas beaucoup, se contente de répondre aux questions qui lui sont posées, mais elle ne s’étale pas. Un jardin secret ? Quelque chose à découvrir ? Ou, au contraire, quelque chose de passé sous silence pour taire sa laideur ?
Non, Eveleen … Eveleen sent bon. Ce n’est pas un parfum trop prononcé, mais il est agréable. Elle ne peut pas avoir cette part sombre.

Apparemment, la blonde crée ces poupées sur demande. Cette fois, c’est pour un élève qui veut l’offrir à sa petite sœur. Mia ne peut réprimer un sourire.
Le compliment de la brune semble avoir fait mouche : Eveleen a l’air convaincue par la qualité de sa poupée. La lycéenne hoche doucement la tête, ravie.

« Oui, c’est un très beau cadeau ! Je suis sûre qu’elle sera contente ! »

La positivité Mia, encore, toujours.

Mais les projecteurs changent de cible, mettent la demoiselle en lumière. Les iris topazes reviennent sur la feuille. Elle rougit. Un beau coup de crayon ?
Les compliments vont et viennent, de la blonde à la brune, de la brune à la blonde. À croire qu’elles s’envoient la balle au fur et à mesure.

Mia reprend son dessin, le met un peu plus au milieu.

« Je gribouille depuis que je suis petite. Ça me permet de coucher mes idées quelque part … Et puis, si ça peut plaire, tant mieux, j’imagine ? »

Un sourire grand comme un croissant de lune. Elle s’installe au fond de son siège.

« Merci, en tout cas ! Ça fait toujours plaisir. »

La brune observe sa création, puis celle d’Eveleen. Que faut-il savoir faire, pour réaliser une telle poupée ? Est-ce que c’est comme le dessin ? Beaucoup d’imagination, beaucoup de patience ? Et de l’entraînement. Énormément d’entraînement.

« C’est long, de faire une poupée ? »

Mia rit doucement.

« Je sais tenir un crayon, par contre, une aiguille, c’est beaucoup plus compliqué. »

Pourtant, elle ne peut s’empêcher de se dire que ce n’est pas réservé à une catégorie spécifique de personnes. Quelqu’un de motivé peut tout faire, à condition de s’en donner les moyens.

« Tu le fais depuis longtemps ? »

Un domaine inconnu, qui intéresse énormément Mia. Sans même se rendre compte que la belle Eveleen voudrait peut-être parler d’autre chose. Ou de quelqu’un d’autre, en l’occurrence.

Les poupées sont des créations qui demandent tant de minutie, tant de patience. On ne fait pas une poupée sans matériaux spécifiques, on ne la fait pas sortir de nulle part. Sur ce point, c’est tellement plus difficile que de faire un dessin.
Il n’y a qu’à poser son crayon sur le papier, laisser l’imagination parler. Ça a l’air si simple, dit comme ça. Pourtant, Mia se souvent du temps passé à raturer, gommer, recommencer. Un processus périlleux, qui lui a permis d’atteindre son niveau actuel. Niveau inférieur à celui qu’elle parviendra à atteindre d’ici quelques années. Un progrès permanent, continuel, qui la mènera peut-être sur la voie du dessin professionnel, qui sait ?

La brune observe longuement la brune, hoche la tête. Les explications la fascinent. Cette poupée, à l’origine, n’avait que sa base. Eveleen ne peut pas donner naissance à sa base, elle n’a pas ce qu’il faut pour. Dans une si grande académie, n’existe-t-il pas un endroit où les élèves peuvent s’adonner à ce genre de pratiques ? Mia s’interroge, peu certaine de la réponse. Peut-être, peut-être pas. C’est un domaine qui lui échappe.

Eveleen a tout de même ce qu’il faut pour travailler la chevelure, puis la robe. C’est déjà beaucoup, selon ses dires. C’est un processus long, laborieux, qui demande patience et passion. Mia se prend d’admiration pour son aînée. Elle a l’air si calme, si attentive. C’est reposant.

La confection de poupées remonte à l’académie. Avant ça, Eveleen était une observatrice. La petite fille à sa mère, toujours à regarder ce qu’elle fait. Mia se demande ce que ça fait, de rester dans les jupes d’un parent. Comment était sa mère, à elle ? Est-ce qu’elle faisait tout à la maison ?
Dans ses souvenirs surgit un nom, qui s’efface instantanément. Celui de sa mère. Un flash trop fugace pour en saisir quoi que ce soit.
Mia soupire, balaye ces songes. Se recentre sur la blonde.

Un sourire sur ses lèvres. Mais son odeur ne devient pas plus forte. Il y a toujours ce voile étrange qui la recouvre. Comme si la fleur Eveleen ne s’ouvrait pas entièrement au monde.
Mais elle ne se ferme pas non plus, tend une main à Mia. Lui apprendre, hm ? Partager son art avec la brune, c’est tout de même pas mal.

La lycéenne hoche la tête vivement, séduite par l’idée qui lui est présentée.

« Vraiment ?! Ce serait super ! »

Sourire radieux, contraste avec l’apparente timidité de l’universitaire. Le parfum fleuri se répand un peu plus, alors que Mia savoure la proposition qui lui a été faite.

Eveleen revient rapidement sur la brune, dans leur interminable jeu de balle. Elles se l’envoient l’une l’autre, se découvrent petit à petit, sans jamais trop vouloir en dire. Cette fois, c’est dans le camp de l’irlandaise.

« Oh ! Je dessine depuis toute petite. Je me souviens pas précisément, mais on m’a toujours dit que j’étais née avec un crayon dans la main. »

Ironique, quand on sait qu’elle ne se souvient pas de grand chose avant son arrivée à l’académie. Son sourire s’amincit. Ce n’est pas le constat le plus agréable, mais ça ne l’abat pas.

« Au début, je dessinais toute seule. C’était pas très beau ! Puis j’ai rejoint le club de dessin. Et j’ai jamais arrêté depuis. »

Mia observe son dessin, mélancolique.

« Quand je vois quelque chose que j’aime, je le dessine. Ça m’aide à me souvenir. »

Une manière toute particulière de sauvegarder ses coups de cœur. Peut-être une façon de compenser pour les années de son enfance qui ne lui reviennent pas ?

« Et puis, c’est un exutoire comme un autre. J’aime dessiner. Parfois, c’est plus facile que de parler. »

Soupir.
Elle en a un peu trop dit.
Rougeurs sur ses joues.

« Ah, pardon. Je m’emballe quand je commence à en parler ! N’hésite pas à me dire si je parle trop ! »

Rire gêné.
Ça ne la gêne pas tellement, au fond, de tant en dire. Ce n’est pas une honte, ni quelque chose qu’elle cherche à cacher.
Mia n’a jamais grand chose à cacher, de toute façon.