Avec le printemps étaient réapparus les rayons timide d’un soleil qu’Isis n’avait que trop peu vu durant l’hiver –ainsi que durant l’automne d’ailleurs, c’était là le drame de la vie faite de brouillard et de nuits de plus de dix-heure qu’elle avait mené jusqu’ici.
Mais les choses changeaient, tout doucement, et c’était comme réapprendre à vivre depuis le début. Il y avait tant de mauvaises habitudes dont elle devait se défaire que chaque tâche lui demandait un effort de déconstruction qui était long, fatigant, parfois douloureux mais particulièrement gratifiant et encourageant quand elle en constatait enfin les bénéfices.
Ça concernait même les choses les plus insignifiantes, comme s’allonger dans l’herbe du parc, et savourer la caresse chaleureuse du soleil dans son dos en s’efforçant de lire un livre –vu comme elle continuait de lire la même phrase en boucle sans parvenir à l’enregistrer, ça n’était pas encore gagné, mais au moins était-elle parvenue à se détendre et apprécier le calme de sa solitude, autrefois havre de ses névroses.

Elle soupira, un peu agacée de n’être toujours pas capable de lire correctement et laissa le livre à plat sur l’herbe pour s’accorder une pause ; sans se relever, elle fouilla dans son sac pour en sortir paquet de clopes et briquet, glissa l’un des bâtonnets entre ses lèvres et en embrasa l’autre extrémité. Sans ranger ses affaires, elle se tourna sur le dos, et ferma les yeux pour éviter la brûlure de l’astre solaire et pour une fois elle n’avait pas l’impression de tomber dans un sommeil lourd à peine ses paupières closes.
Il était tôt –pas encore midi– et puisque son emploi du temps allégé à la demande des médecins le lui permettait, elle profitait de sa pause tandis que le reste de l’école semblait encore cloîtré dans les salles de cours ; et cette simple idée lui tira une risette satisfaite et un peu mesquine.
Quoique, ça ne dura pas.

En se laissant aller ainsi, elle se concentrait moins pour garder son alice aussi silencieux que possible et ressentait naturellement tout plus fort. Le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles et le goût du soleil n’avaient encore rien de trop désagréable mais un bruit de pas inconnu et une présence humaine en approche la dérangea dans sa tranquillité. Elle tenta de l'ignorer, mais quand l'ombre d'une tête envahissante vint la priver de sa lumière, l'invasion était devenue trop importante pour qu'elle ne réagisse pas.
Elle leva la tête, sourcils froncés, yeux plissés et moue boudeuse, et si le prénom ne lui revenait pas, le visage lui, était devenu familier dans le décor du grenier depuis la débâcle du festival sportif.

« Tu veux pas aller m’espionner ailleurs ? Tu me voles un peu mon soleil là. »

Un sourire narquois s’esquissa sur les lippes d’Isis-Mae quand l’inconnu-pas-si-inconnu-que-ça lui répondit d’une politesse crispée qui faisait écho à son absence d’amabilité –elle avait noté par ailleurs une certaine dureté dans la façon qu’il avait eu de prononcer son nom, comme si ça lui en avait coûté pour une raison qui lui échappait.
Elle fut prise d’un doute fugace, l’espace d’une seconde, se demandant s’il était un de ces garçons qu’elle séduit, usé et puis oublié quelques mois ou quelques années plus tôt, mais son visage n’en témoignait rien, toujours à mi-chemin entre la moquerie et l’agacement.
Dans tous les cas, c’était bien fait ; ça lui apprendra à l’empêcher de bronzer en paix.

Pour mieux l’observer, elle se tourna légèrement sur le flanc et se redressa sur un coude tout en portant sa cigarette à ses lèvres en l’écoutant s’expliquer. Elle haussa un sourcil –les promesses de clopes à crédit, elle en avait brisé suffisamment pour savoir que c’était du vent, et elle n’aurait eu aucun scrupule à la lui refuser s’il n’y avait pas dans sa supplique un rien qui lui faisait un peu pitié.
Pour aller mieux Mademoiselle Rhodes, lui avait-on dit, il faudra savoir être bienveillante, avec vous-même, et avec les autres ; alors voilà, le test était arrivé.

« Un ange, tu dis ? »

Elle avait esquissé un de ces sourires charmeurs qui creusaient des fossettes dans ses joues et faisaient luire dans son regard une espièglerie qui n’en disait rien qui vaille. Elle avisa son paquet encore ouvert dans l’herbe et nota qu’il ne lui en restait pas beaucoup –à réduire sa consommation d’alcool elle se ruinait les poumons pour de bon histoire de compenser, désormais.

« Tu pourras bien m’en rendre deux pour la peine, si c’est tellement urgent ! »

On ne refuse rien à un ange, c’est bien connu ; et pour la bienveillance, eh bien... elle n’était pas non plus obligée de toute réussir d’un seul coup.
Sans amorcer le moindre mouvement pour récupérer son paquet, elle continua de l’observer avec son sale petit sourire et sa clope au bec.

Avec son air de chien perdu, Isis avait songé qu’il n’oserait pas se servir de lui-même tant qu’elle n’en n’aurait pas donné l’autorisation et qu’elle pouvait éventuellement s’amuser à faire monter les enchères encore un peu ; de toute évidence, elle faisait fausse route.
Lorsqu’il se pencha en avant pour attraper le paquet sans qu’elle n’ai le temps de réagir, son air narquois s’effaça bien vite au profit d’une expression outrée et le voir prendre ses aises à ses côtés au lieu de tracer son chemin maintenant qu’il avait eu ce qu’il voulait n’aidait en rien.

« Bah super, fais comme chez toi, fit-elle d’un ton désabusé, sans attendre de réponse d’aucune sorte. »

C’était franchement indigne, que de devoir subir le traitement qu’elle réservait si souvent aux autres avec son opportunisme légendaire.
Il lui lança un regard de défi, et elle fronça le nez, contrariée, pour toute réponse.

« C'est quoi ton prénom déjà ? J'aimerais bien ne pas t'appeler Rhodes indéfiniment.
— Moi j’aimerais bien que tu parles pas tout court. »

Adieu sa fin de matinée tranquille.
Elle se redressa suffisamment pour récupérer son paquet d’un geste sec afin de le ranger dans son sac –à l’abri des tentations d’un autrui malpoli– puis roula de nouveau sur le côté pour se réinstaller sur le ventre, autant pour s’écarter de lui que pour récupérer son livre encore ouvert et avoir une éventuelle échappatoire au bavardage éventuel qu’il pourrait lui imposer.
L’adolescente poussa un soupir las, très peu disposée aux joutes verbales ces derniers temps.

« Isis, fit-elle sans le regarder en suivant les lignes du doigt pour retrouver où elle en était ; super, ça ne lui revenait pas. Pas la peine de me dire ton prénom par contre, je vais continuer à t’appeler l’autre con et ça me va très bien comme ça. »

Non mais.

« On m'a déjà donné bien pire sobriquet, chérie… »

Isis roula des yeux en soufflant, déjà excédée de l’attitude de l’intrus en train de ruiner sa tranquillité, mais ne répondit pas ; elle espérait peut-être que si elle se taisait, il finirait par se lasser de parler dans le vide, et à défaut de partir, au moins pourrait-il se taire.
Son attention se faisant capricieuse, elle délaissa vite le livre sous ses yeux qu’elle n’arrivait plus à lire et se prit de fascination pour le bout embrasé de sa cigarette. En silence, elle observait les sillons rougeoyant s’allumer puis se faire cendres qu’elle fit tomber dans l’herbe d’un tapotement du doigt. À ses oreilles distraites, les paroles du garçon parvenaient mais ses mots ne s’enregistraient pas tout à fait.
Jusqu’à ce qu’il prononce les mots
vos parents.
L’usage du pluriel impliquait des évidences qui lui tombèrent comme une enclume dans l’estomac.

Isis se tourna de nouveau vers lui, le regard sombre cette fois, et ne répondit toujours pas. Le geste fébrile, elle tira une dernière fois sur sa cigarette et en écrasa le mégot dans l’herbe avant de rassembler ses affaires, tout balancer dans son sac en vitesse, et se lever avec précipitation.
Ce ne fut qu’une fois debout devant lui qu’elle se risqua à lui adresser la parole, en l’observant de haut, le regard furieux sous les longs cils noirs.

« Si t’es un des chiens de Juno et que t’es là pour me pourrir la vie tu peux aller te faire foutre. »

Et sur ces mots, elle tourna les talons avec hâte, jeta son mégot à la poubelle et se dirigea vers l’intérieur du bâtiment.
Il avait suffit qu’on lui rappelle sa sœur à l’esprit pour que tout à coup, le soleil ne se fasse trop fort, et les oiseaux trop bruyants.