Ils sont tous là, figés sur papier glacé. Les expressions diffèrent, les personnalités ressortent, mais c'est la même corde qui entoure leur cou.
Tes doigts frôlent la surface lisse, brillante. Tes ongles, vernis d'un noir profond, jurent sur le fond blanc.
Accolés aux photographies, on peut lire les noms, les âges et les alices. Ces dernières sont les données les plus importantes, celles que vous êtes priées de retenir et de surligner de rouge dans vos esprits.
Les noms ? Les premiers indices de vos identités respectives ? Peu importe. Elles n'entrent pas en ligne de compte.
Ton ongle gratte l'image qui te renvoie ton propre reflet. Sourcils froncés, sourire moqueur, regard qui foudroie.
Tu te reconnais bien là.

Tu refermes le classeur pour le rouvrir à la première page.
On dirait presque un trombinoscope, celui de la si bien nommée classe dangereuse.
Celle des rouges.
Les biens connus, les mystérieux, les phénomènes, les trop puissants pour eux-mêmes, les sacrifiés, ceux qui sont d'utilité publique.
Tu ris bien malgré toi à la pensée que vous êtes des éboueurs.

Le fil emmêlé de tes pensées se poursuit.

Pourtant, tu penses que c'est une jolie couleur, le rouge.
Celle du rubis, de la passion, de la chaleur, de la petite robe sexy qui traîne dans ton armoire.

Dans le cas présent, ça sonne moins bien joliment.
On pense autrement.
On voit les choses différemment.
Quand on sait, quand on comprend.
On dit alors :
Rouge comme le sang.
Rouge ardent, brûlant.
Celui des extrêmes, celui qui alerte, qui alarme.

Classé par ordre alphabétique. Bien rangé dans les cases.
Ils défilent tous sous tes yeux.

Ackerley, Ace. Aussi tordu que toi. Pas dans le bon sens.
Amaro, Aries. Complètement barrée. Et c'est peu dire.
Swertsen, Bonnie. Princesse déchue. C'est pas gagné.
Adkins, Cinnamon. Trop bien pour tout ça. A préserver à tout prix.
Crawley, Elyas. Beaucoup trop lui. Au fond, trop gentil.
Weber, Galène. L'alliée de toute une vie. A jamais et pour toujours.
Alveston, Jasmin. Trop jeune. Bon esprit.
O'Cesair, Jason. Irritant. Peut mieux faire.
Hastings, Pandora. Jolie photo.
Evans, Robin. Lumineux. Fait mal aux yeux.

En bas, une nouvelle mention, récemment ajoutée. Le mot transfert est écrit en gras et en lettre majuscule.

Rizzo, Nessa. Sérieusement, on recrute au berceau maintenant ?
Yi, Asmodée. Bordel.

Le classeur vole, traverse la pièce, s'écrase contre le mur et finit sa course par terre. Il y restera.

Ça ne te fait plus rire. Ça prend des proportions qui te dérangent car ça devient sentimental. De tous les élèves de l'académie, il fallait que ce soit lui ?
Il allait payer cher sa révolte. Tu savais qu'il n'avait aucune idée de ce qui passait de ce côté de la frontière. Ce serait bien pire que gagner une étoile.
Bien pire.

Et il n'y avait que toi qui pouvait lui dire.
Pour plein de raison.
Mais surtout parce que tu lui devais bien ça.

Un soupir désabusé s'échappe de tes lèvres et semble faire écho à ton ressenti. L'annonce des deux nouveaux dans votre cercle si fermé en avait étonné plus d'un.
Mais seul le silence avait répondu.
Vous aviez appris il y a longtemps déjà que vous n'aviez rien à dire, à ajouter, même à penser.

Tu regardas l'heure sur ton portable.
Il ne devrait pas tarder.

Pour la première fois depuis longtemps, tu t'excusas de ne pouvoir être que toi et seulement toi.
Tu aurais voulu lui épargner ça.

Pardon.
Et en même temps, heureuse de te retrouver.
Mais pardon.
Pardon pour l'enfer à venir.

Il est là.
Vos yeux se croisent furtivement et en silence, il ramasse le classeur que tu avais malmené un instant plus tôt. A son tour, il l'ouvre et un sourire, qui n'en n'est pas vraiment un, étire ses lèvres.

Première pique.
Les mots sont durs, sans équivoque. Il t'en veut et il se sent trahi. C'est la rancœur qui émane de tout son être. Tu ne peux pas lui reprocher, il est dans son droit. Il attendait autre chose de toi. Il n'avait pas pris la mesure de ton engagement, de ce que tu étais prête à faire pour partir d'ici.

Il ne te regarde toujours pas alors tu brises le silence.

« Ça dépendra de toi. A mon avis, si rejoindre la section nova peut te permettre de survivre, tu as tout intérêt à le faire. »

Tu aurais pu commencer par des excuses ou tenter de justifier tes choix. Mais tu estimes qu'il n'est pas encore prêt à les entendre. Le plus important, c'est qu'il ignore totalement où il a mis les pieds et ça, il faut absolument que ça cesse. Pour lui. Pour toi. Mais surtout pour lui.

« Si jusqu'à présent, tu pensais qu'être au grenier c'était déjà survivre, tu risques d'être surpris. »

Il t'était difficile de trouver les mots. Tu avais toujours fait partie de la classe dangereuse ; tu ne connaissais donc que ça. Un transfert, c'était différent, surtout à son âge à lui. Tout ce qu'il avait construit jusque là serait détruit pierre par pierre. Il était beaucoup plus difficile de recommencer à vingt ans qu'à dix ans.

« Sais-tu pourquoi notre classe porte le nom de dangereuse ? »

En réalité, tu mourrais d'envie de lui dire que c'était la dernière chose que tu souhaitais que de le voir ici, faire partie de ça.
Pour la première fois depuis votre rencontre, vous n'aviez esquissé aucun geste envers l'autre. Depuis toujours pourtant, vous ressentiez le besoin de vous toucher et c'était de cela que s'était nourrie votre amitié amoureuse. Cependant, à ce moment précis, tu te doutas qu'il avait besoin d'espace et qu'il n'était pas encore disposé à t'ouvrir ses bras.
Tu t'installas donc sur un bureau, laissant tes jambes pendre dans le vide. La classe des rouges était beaucoup plus petite que les autres et l'ambiance même y était différente. Tout était plus lourd en cet endroit.

« Je pense que tu te doutes que les choses sont différentes ici, mais tu ignores à quel point. »

En vain, tu cherches encore  ses yeux sombres mais si expressifs. Toujours aussi froid et sur ses gardes, il reste à bonne distance. Tu respectes cela.

Tu ne veux pas le forcer ou provoquer une réaction qui ne lui appartiendrait pas vraiment. Ça doit venir de lui. Il va devoir décider s'il fait un pas vers toi, s'il se sent capable de t'affronter et d'affronter ce qu'il l'attend.

J'aurais voulu tant de choses.
Mais surtout toi, te garder au chaud.
T'épargner cette guerre sans causes.
Où en poussières se transforment tes idéaux.

Il se fait soudain autoritaire et toi qui est d'habitude, si peu encline à suivre les ordres, tu le laisses faire malgré tout. Il est dans son droit et tu ne peux t'y opposer. Même s'il se fait dur et intraitable, il reste l'homme bon auquel tu tiens. Ça s'entend quand il se veut sec et froid, ça se voit quand il pose ses yeux sur toi. Son mépris est tout entier tourné vers la section nova ; c'est sur son principe même qu'il crache. Imposer sa loi par la contrainte est une dérive et tu en as pleinement conscience. Mais comment lui faire comprendre que rejoindre cette brigade était un pas de plus pour conquérir ta liberté, votre liberté ?

« Qu'est ce qui fonctionne le mieux : ronger un système de l'intérieur ou se considérer comme un rebelle selon les étoiles qu'on ne possèdent pas ? »

En disant ces mots, tu ne lui reprochais pas son attachement au grenier ou au mode de vie qu'il chérissait, tu tenais juste à lui montrer que critiquer et dénoncer une méthode, ça ne suffisait pas à la combattre. Loin de toi la volonté de passer devant lui pour une femme implacable, prompte aux stratagèmes quand la victoire était en jeu. Cependant, le temps des enfantillages était désormais terminé.

« Souviens toi que je suis la fille d'un opposant au gouvernement, j'ai passé les dix premières années de ma vie à fuir de pays en pays avec ma famille. Mon père a fait de la prison au nom de ses idéaux de révolte. Aujourd'hui, il a disparu de la surface de la Terre. Quant à ma mère, ayant refusé de le dénoncer, elle vit désormais recluse en Angleterre. Nous ne nous sommes peut-être plus en contact, mais je suis leur digne fille. Je viens d'un milieu où on est prêt à tout pour conserver les libertés individuelles de chacun. »

C'était la première fois que tu parlais autant de tes parents, même à Asmodée, ton confident depuis toujours.

« Plus il est difficile de s'échapper d'une cage, plus on doit se montrer subtil. »

Tu insistas sur cette dernière phrase qui illustrait parfaitement votre situation actuelle. De plus, les élèves de la classe dangereuse étaient particulièrement surveillés ; même vos pensées semblaient parfois contrôlées. Ça aussi, il devait le comprendre. D'ailleurs, quand il parla de fardeau, tu ne peux que lui donner raison.

« Dans cette cage, nous sommes considérés comme les animaux les plus dangereux. Tu sais déjà qu'on conseille aux élèves de ne pas trop nous fréquenter, pas vrai ? Dans les faits, on se fond plutôt bien dans la masse des élèves malgré tout. Mais un fauve reste un fauve. C'est pourquoi, parce que nos alices nous rendent dangereux pour l'académie – et plus largement encore pour le système – on nous tient en laisse plus que les autres et quoi de mieux pour cela, que de nous utiliser à dessein ? »

Tes jambes se balancent dans le vide et le ton de voix est affreusement détaché. Il y a bien longtemps que tu n'es plus affectée par cette situation. Tu relèves enfin la tête, désireuse d'être claire et compréhensible.

« Nous sommes régulièrement envoyés en mission. On est comme une milice particulière. On fait le sale boulot du gouvernement. »

Tu étais lassée des grandes phrases et tu estimais qu'il fallait arrêter de tourner autour du pot.

« Ouais je sais, c'est énorme et très moche aussi. »

Tu descends du bureau sur lequel tu étais assise, le rejoignant en quelques pas. Il te dépasse de deux bonnes têtes mais ce n'est pas grave. Tu poses ta main à l'endroit où son cœur bat, comme tu le fais à chaque fois quand vous vous promettez des choses importantes ou pour communiquer toute la profondeur de votre attachement mutuel. Cette fois, par ce geste, tu tiens à lui signifier que ce que tu dis est réel, qu'aussi fou que ça puisse le paraître à cet instant précis, c'est en réalité cruellement logique. Tu te doutes qu'il lui faudra du temps pour assimiler tout ça, qu'il aura des questions par millier et que sa haine n'en sera que renforcée. Mais pour le moment, tu entoures son torse de tes bras. Encore une fois, ce n'est pas grave s'il ne te rend pas ton étreinte, tu veux juste lui montrer que tu es là et que tu ne le lâches pas.

Je sais, c'est encore pire que tu l'imaginais.
Ici, on fait pas de quartier.
On est les premiers à trinquer.
Ils te diront qu'on fait le bien.
Et quand tu verras ton premier corps, ils diront encore que ce n'est rien.

Ses bras se resserrent autour de toi et tu respires enfin.
Il tremble de rage mais tu sais que ce n'est pas contre toi.
Lorsqu'il prend ton visage entre ses mains, il cherche de son regard si singulier, les choses que tu lui caches encore. Alors, tu lui caresses la joue du bout des doigts pour le rassurer.

« Tu n'as rien manqué du tout. Même si je n'ai jamais pu te parler de ce qui passait réellement ici, sache que tu as toujours été là. »

Tu te fends d'un sourire tendre. Tu veux être honnête avec lui et il te reste une dernière vérité à asséner. Celle-ci te concerne et risque de changer le regard qu'il pose sur toi.

« Tu sais bien que je ne partage pas l'idéologie de l'académie ni celle du gouvernement n'est ce pas ? »

Tu tiens quand même à être claire sur ce point. Jamais tu ne te tiendras aux côtés de l'oppresseur, jamais.

« Pour autant, je me suis toujours sentie à ma place dans cette classe. Je sais que ça peut te sembler étranger mais ici, c'est un endroit pour moi. C'est que je ressens en tout cas. J'ai grandi dans une atmosphère de lutte et j'ai toujours estimé que j'étais faite pour ça. Pour les combats, je veux dire. »

Il t'est difficile d'exprimer cela avec aisance. C'est une contradiction que peu de gens peuvent comprendre ou tout simplement appréhender.

« Les missions à l'extérieur me permettent de gagner en expérience et de m'améliorer. Je ne suis pas en formation militaire pour rien non plus. C'est mon domaine, tu vois ? Dès ma première mission, j'ai pris la décision de me servir de tout ça pour pouvoir être libre un jour. »

Tu fis une pause, laissant ta main glisser jusqu'à sa clavicule.

« Tu peux voir ça comme une manière d'utiliser le système et d'acquérir des informations. Mais il s'agit surtout du meilleur moyen que j'ai trouvé pour survivre. »

Tu pourrais ajouter qu'une alice comme la tienne ne sert pas à grand chose en temps de paix mais tu préfères garder pour toi ces réflexions. Voltchenkov lui-même te considère comme l'arme idéale, en dehors de ton sale caractère et de ton goût immodéré pour la provocation et la liberté.

Cependant, tu penses qu'Asmodée lui, n'est pas fait pour tout cela. Pas parce qu'il est faible mais parce qu'il est bon. Devenir un soldat en première ligne pourrait le briser. Il y verra le pire et ça te change un homme. Tu as déjà vu ça sur d'autres camarades, certains s'y font, certains y excellent et d'autres sont hantés à jamais par ce qu'ils ont fait et ce qu'ils n'ont pas fait justement. Tu voudrais lui éviter ça mais tu as conscience que ce n'est pas en ton pouvoir.

« Ne m'en veux pas trop fort pour toutes ces zones d'ombres, amour. Je suis ce qu'on a fait de moi. »

Tu l'embrasses, riant de ce cliché qui encore une fois se vérifie. Tu voudrais tant le préserver de ce qu'il l'attend...

« Je n'ai qu'un seul conseil à te donner : reste toi même. »

S'il parvenait à rester l'homme qu'il est, avec ses convictions propres, il pourrait garder la tête haute et sortir de tout ça, avec une force nouvelle. Encore un baiser déposé, cette fois-ci à la commissure de ses lèvres.

« Je suppose que Voltchenkov vous attend, toi et Nessa. Méfie toi, il mord. »

Tu espérais que cette dernière boutade détende l'atmosphère. Même rien qu'un peu.

Tandis que tu te pendais à son cou, tu te fis la promesse de prendre le plus de coups possibles à sa place.
Par amour.
Par amitié.
Par justice.
Parce qu'il mérite beaucoup mieux.
Un monde qui en vaille la peine.