« HEAD SHOT ! » avait crié quelqu'un tandis qu'Aline se décomposait devant tout le monde. Immédiatement après la remarque, des rires fusèrent à travers la classe accompagnés de chuchotements et de regards consternés. En se tournant vers le professeur de mathématiques, la pauvre blondinette décela ce même air atterré dans ses yeux, ce qui lui glaça le sang. Il semblait à la fois épaté et déconcerté face à ce qu'il venait de se passer. Si ce n'était pas que pure maladresse, on aurait pu croire cette étudiante extrêmement adroite.

Quelques minutes plus tôt, l'adolescente avait été appelée au tableau pour résoudre un problème d'algèbre. Tandis qu'elle écrivait la réponse, elle expliquait son raisonnement et les résultats obtenus à voix haute afin de s'assurer auprès de l'instituteur qu'elle ne se trompait pas. Celui-ci ne l'avait interrompue à aucun moment et lorsqu'elle arriva à la solution finale, la demoiselle se retourna avec un grand sourire vers ses camarades pour annoncer la conclusion. Elle effectua une sorte d'arc de cercle avec son feutre qui n'attendait que ça pour glisser de ses mains. Il fusa à travers les élèves à une vitesse impressionnante et personne n'eut le temps de se mettre à l'abri. Quand un grand POC résonna dans toute la salle, l'Anglaise comprit avec horreur qu'elle venait de toucher un garçon au plein milieu du front. Il hurla de douleur puis frotta énergiquement sa tête.

« Oh mon dieu, je suis... par- DING DING DING »

Avant qu'elle ne puisse terminer sa phrase, Aline fut coupée par la sonnerie annonçant la fin des cours. Trop honteuse, elle ne bougea pas d'un pouce pendant que peu à peu l'endroit se vidait. En passant près d'elle, sa malencontreuse cible lui lança une remarque acerbe qui la laissa encore plus pantoise. Même si on lui avait adressé quelques sourires plein d'empathie, son embarras ne diminua pas et c'est avec des gestes lents qu'elle rangea ses affaires avant de se diriger vers sa chambre. Par chance, elle n'avait plus cours et possédait donc toute la fin de l'après-midi pour s'en remettre. Au moins elle ne devra pas affronter les sourires mauvais de certains avant demain.

Après s'être préparé un bon thé au citron, la lycéenne décida de faire un tour à la ferme pour se requinquer. Quand elle n'avait pas très envie de partir à la recherche de pierres dans les forêts et voulait s'isoler un peu, elle aimait bien y aller pour se changer les idées. Un peu d'affection venant d'animaux tout doux lui ferait le plus grand bien et c'était toujours mieux que de rester enfermée dans une pièce.

Ni une ni deux, la blondinette sortit de l'académie en s'imaginant déjà les petits lapins qui courraient devant elle. Pour leur éviter tout danger, jamais elle ne s'approchait ni les touchait. S'il y avait probablement une chose dont elle ne se remettrait jamais, c'est de faire du mal par accident à un pauvre petit animal. De toute façon les voir gambader de manière insouciante lui suffisait. Au moins eux n'avaient pas besoin de faire attention pour éviter de créer une quelconque catastrophe.

En arpentant les petits chemins qui menaient au clapier, Aline passa devant le poulailler, l'enclos des moutons puis le boxe des chevaux. D'ailleurs elle adorait voir ces grandes bêtes courir la crinière au vent. Contrairement à elle, ils ne tombaient jamais lamentablement à chaque occasion...

« Coucou toi. Comment tu vas aujourd'hui ? »

D'abord surprise par cette familiarité soudaine, la blondinette se retourna vivement afin de chercher la personne qui venait de parler. En un coup d'oeil, elle comprit qu'il s'agissait de cette fille qui se tenait de l'autre côté de la barrière des chevaux. Elle en caressait un affectueusement, mais... il n'y avait personne d'autre à ses côtés. Est-ce que c'était à elle que s'adressait cette phrase ? Semblait-elle aussi triste pour alarmer une inconnue de la sorte ? Dans l'idée d'éviter de paraître malpolie en l'ignorant, l'adolescente préféra répondre.

« Salut ! On peut dire que ça pourrait aller mieux et toi ? »

En attendant qu'on lui réponde, Aline s'approcha du portail en bois et s'y accouda. Elle lança un sourire à son interlocutrice en espérant chasser cette mauvaise mine qu'elle aurait pu arborer quelques instants auparavant. Un sourire à offrir aux autres était mille fois mieux qu'une tête morose !

Loin de trouver la situation bizarre ou décalée, Aline se contenta de pousser un long soupir tout en essayant de maintenir son sourire. Il est vrai qu'elles ne se connaissaient ni d'Ève ni d'Adam mais la fille qui se tenait devant elle semblait plutôt gentille et surtout à l'écoute. D'ailleurs elle n'avait pas hésité à lui demander comment elle allait, ce qui démontrait clairement une certaine bienveillance.

Presque inconsciemment, la blondinette posa son menton sur ses mains, les coudes toujours appuyés sur les planches en bois. La dernière question l'avait quelque peu retournée puisqu'il s'agissait exactement du propos. D'innombrables images lui revinrent à l'esprit et elle se laissa divaguer à travers les flots de sa mémoire.

En fait d'aussi loin qu'elle se souvienne, la gourde ça avait toujours été elle. Au début elle ne s'en rendait pas vraiment compte puisque ses parents étaient là pour faire attention. Enfin... elle le suppose puisqu'elle n'a retenu que quelques vestiges de cette période-ci. Ayant atterri à 8 ans à l'académie, elle se révélait encore trop petite pour pouvoir ne rien oublier. C'est ainsi que quasi tout ce qu'elle avait vécu en dehors de l'école était passé à la trappe.

Après ça arrivait la fin de la primaire et le début du collège. Elle ne gardait qu'un goût amer de ces années-là. Non pas à cause de l'établissement en lui-même, mais plutôt des enfants qui y résidaient. En même temps, on ne pouvait pas vraiment leur en vouloir... Qui aurait eu envie de jouer à chat avec la fille qui n'arrête pas de tomber ? Celle qui se perd aux parties de cache-cache, ou encore qui casse à chaque fois les nouveaux jouets des autres sans le faire exprès ? Rapidement, Aline s'était vu attribuer le titre de paria et ça ne s'est absolument pas arrangé lors de son entrée dans l'adolescence.

Pensant bien faire, la jeune demoiselle avait fait le choix d'abandonner l'idée de se lier d'amitié avec qui que ce soit. Elle s'isola de plus en plus et passait énormément de temps dans sa chambre. Mis à part une ou deux mêmes têtes qui demeuraient malgré tout présentes dans son entourage, les livres représentaient ses principales sources de compagnies. En outre, c'est à ce moment-là qu'elle étudia de fond en comble les pierres précieuses. C'est sûrement grâce à tout ce temps passé à éplucher les oeuvres portant sur la lithothérapie qu'elle en connaissait autant sur le sujet. Loin d'en être honteuse, aujourd'hui elle se servait régulièrement de ce savoir accumulé pour aider les autres du mieux qu'elle le puisse.

On aurait pu croire qu'avec son isolement, son manque d'habilité diminuerait ou se ferait moins oppressant, mais au grand dam de l'Anglaise cela n'avait pas du tout été le cas. Les bêtises continuaient de s'empiler et les surnoms qu'on lui donnait ne cessaient de se multiplier. Elle était quand même parvenue à déclencher un petit feu dans la bibliothèque bon sang et le professeur de chimie en était venu à la supplier de ne plus s'approcher d'aucun Bécher... En fait, son manque d'habilité la suivait partout et ne perdait jamais aucune occasion de se manifester.

Ce n'est que l'année dernière où la maladroite en avait eu assez de cette façon de vivre. De toute évidence l'autarcie ne constituait pas une solution à son problème alors autant profiter de chaque instant plutôt que d'essayer de se freiner. Encore maintenant elle possède quelques automatismes d'ancienne solitaire, mais mettait un point d'honneur à tous les effacer. Elle voulait découvrir tout ce qu'elle avait raté et ne plus avoir de regret.

Depuis, même si son défaut continuait à lui rendre la vie difficile, il lui avait également permis de rencontrer des personnes formidables et de nouer de nouvelles amitiés. Plusieurs lui avaient même déjà dit de ne pas essayer de changer car au final cela faisait partie d'elle.

« Après il m'arrive encore souvent des mésaventures pas très agréable hein... Comme par exemple quand cette fille a voulu me donner un coup de poing parce que j'avais renversé deux chocolats chaud avec supplément chantilly sur elle... dit-elle de la manière la plus sérieuse qui soit. Ou alors rien qu'aujourd'hui quand j'ai balancé le feutre du tableau en plein milieu du front d'un garçon de ma classe. »

Ce n'est qu'à la fin de cette phrase qu'Aline comprit que depuis tout à l'heure elle ne s'était pas contenté de ressasser son passé. Elle l'avait également raconté à la jeune fille de la manière la plus naturelle et la plus fluide qui soit. Au fur et à mesure de ses réflexions, les mots étaient sortis de sa bouche sans même qu'elle ne s'en rende compte et cela lui avait fait un bien fou.