Il ne s'y attendait pas, Chandresh ; de bon matin parce qu'on a décidé d'être sérieux (le temps d'une journée, l'impulsion d'une énième insomnie qui s'était conclue sur un réveil à l'aube et rien d'autre à faire que de satisfaire la classe de son humble présence)
le casier à peine ouvert, le parfum capiteux
(il a compris et s'est illuminé aussitôt ;
les admiratrices Chandresh n'en a pas mille ni même cent alors, deviner ne fut pas bien compliqué).
Il a parcouru les arabesques de sa plume, survolé les arrondis et son cœur a tambouriné – comme au premier jour, comme tous ceux qui ont suivi.

Chandresh, qui se croyait presque vacciné ce matin,
a découvert qu'on pouvait s'amouracher de simples mots,
d'une invitation tendre et sobre sur papier parfumé
dans une enveloppe lavande glissée dans un casier.

(Chandresh a appris qu'on pouvait retomber amoureux en une seconde et réveiller le myocarde somnolant en quelques lignes alors qu'on se croyait au bord de se rater).

Mais elle est comme ça, Juno-Bianca – elle souffle les braises et le brasier reprend ; Chandresh, de nouveau, et comme si elle ne l'avait pas blessé (elle n'a pourtant rien fait), s'éprend.

Alors la matinée s'écoule en rêveries – il griffonne dans la marge de ses feuilles volantes (il ne s'embarrasse pas de cahiers) et surveille les aiguilles capricieuses des cadrans ;
à midi le repas est avalé avec trois camarades de classes,
et le premier bus saisi au vol – il a des projets Chandresh, des devoirs qui l'appellent ailleurs
(un aller-retour pour un simple bouquet de fleurs).

Il s'est débarrassé de son uniforme sitôt qu'il est rentré – comme souvent, pour détonner,
oublier un peu que de cette école il en est prisonnier
(mais tant qu'elle est là Juno-Bianca alors Chandresh peut bien supporter) –,
il a troqué l'ensemble pour des fringues bon marché mais plus confortables (jean, sweat, baskets, et l'apparat devient habituel quand on essaie de reconquérir la belle ;
quoique cette fois, cette fois peut-être qu'il n'est pas celui qui doit se débattre
pour dans les yeux de Juno
y trouver son reflet),

Il est à l'heure – même en avance ; toujours ponctuel quand c'est pour elle
et ça ressemblerait presque à un autre soir (mais il était plus tard, et ils étaient plus apprêtés).
Le parfum entêtant des pivoines finira par lui donner des céphalées – pourtant il commence à les aimer, ces jolies fleurs,
parce qu'elles sont pour elles, parce qu'elles lui ressemblent – parce qu'elles leur ressemblent,
du rouge et du rose, on lui a dit que c'était l'amour en langage de fleurs
(mais il n'y connait pas grand chose, faut bien l'avouer,
Chandresh n'a jamais essayé d'être un prince charmant avant Juno-Bianca).

Des pas dans le couloir et il devine – la démarche légère et rien qu'au bruit il entend,
comme le pas se presse, comme le pas danse
(et son cœur tape au rythme de ses entre-chats)
il lève les yeux et le sourire est immédiat – un écho qui n'attend pas
(elle est belle Juno-Bianca, et il n'y peut rien,
il n'y peut rien s'il perd la tête à chaque fois,
à chaque fois qu'elle est là).

Les mains de Juno sur les siennes et au dedans tout chavire, au dedans tout bouscule ;
j'avais oublié, je crois, comme elles sont douces tes mains sur moi.

Tu doutes de moi ?

Il n'est pas blessé – il sait ; il sait pourquoi la voix de Juno prend ces tons-là, pourquoi il lui a fallu toutes ces attentions pour lui demander d'être là ;
il sait, mais ce soir, il n'a pas envie d'être désolé.

Comme le couloir est silencieux, il se permet – il se penche par dessus le bouquet pour cueillir un baiser aux lèvres de sa jolie poupée
(qu'il s'en veut quand même un peu d'abîmer).

Les pivoines, c'est bien ça ? Je n'ai pas oublié.

Sourire, doucement – comme pour dire, pas maintenant
faudra qu'on parle évidemment, mais pas maintenant,
pas maintenant parce qu'on n'a pas la force
pas maintenant parce que tu m'as manquée.

Tu me fais entrer ?

On se glisse dans la chambre comme on l'a déjà fait tant de fois, on n'observe même plus les meubles qu'on connaît bientôt par cœur – tous les recoins qu'on a sanctifiés en secret, tous les murs qui connaissent pour les avoir trop entendus les aveux des peaux des soupirs et des tremblements ;

et la danse
(toujours)
reprend.

Le souffle s'emballe dans la seconde sous le regard brûlant (et sans un mot Chandresh comprend et ses mains glissent sur la taille et froissent le tissu) la porte a claqué et
dans l'ombre de la chambre tous les silences peuvent se prononcer
(on peut aussi les briser de nos murmures de nos feulements).

La main s'emmêle aux cheveux et on retient les baisers – ne t'en vas pas,
l'autre déjà se débarrasse un à un des boutons de la chemise pour frôler la peau frissonner
(elle dit fais-moi croire
il répond mais sans un mot je te convaincrai)

Frémir des griffes qui marquent la peau et les dents s'attaquent à la clavicule dévoilée
(fais-moi tien je te ferai reine)

Bientôt le peau à peau et il relève la tête pour inspirer
(le souffle court et les halètements saccadés)
les poignets saisis et il la fait reculer, sur le lit basculer,
et lui dire dans les caresses comme on l'aime et de son corps sous les mains ériger un temple (sois ma seule religion sois ma seule église)

et dans les draps froissés, dans les bras de Juno-Bianca
peut-être que Chandresh apprend à s'aimer lui-même
(un peu plus fort)

Je t'aime encore.

Au creux de l'oreille,

et lui prouver
jusqu'aux creux d'elle.

★
Il caresse l'épaule laiteuse, s'amuse avec les boucles rousses qui s'y sont égarées,
l'esprit encore un peu engourdi, le corps indolent et qui accepte d'être ainsi condamné
(Juno dans les bras et c'est une belle façon de finir prisonnier).

Et il n'ose pas parler – il n'ose pas être celui qui rompt le charme ;
il n'a pas envie d'être celui qui déchire les douces utopies qu'on s'invente,

il n'ose pas, Chandresh,
ni souffler les vérités qui blessent,
ni les mensonges qui les contredisent.

Alors, il se tait – il se tait et ça lui suffit
(lâche)
il se tait et c'est moins compliqué
de n'être jamais l'antagoniste des récits.

C'est elle qui se redresse et le regarde – c'est elle qui cherche ses yeux et au premier accroc il sait,
il sait que le doux rêve est terminé
(somnambule mal réveillé).

Mais il ne l'arrête pas, son sourire est fatigué et ses yeux murmurent achève-moi
susurrent prononce-les, ces mots qui gâchent les jolies histoires.

Ses doigts frôlent la pommette de Juno pour en dégager une mèche éparse qu'il glisse derrière son oreille et puis s'attardent
ils retombent, bientôt, pour s'en aller caresser son bras, les veines qu'il devine en sillons bleutés sous la peau fine de ses poignets,
son autre bras en appui engourdi entre sa tête et l'oreiller
(l'air nonchalant mais le dedans bourdonne).

C'était dans le contrat, il me semble.

Murmure – un rien railleur ;
qui sont-ils pour écrire les lois de l'amour
et des sentiments ?

Que tu ne me devais rien, et que de rien je m'en contenterai.

Même si ça l'écorche, même s'il le sait qu'un jour elle s'en ira
même s'il le sait qu'un jour –
un jour de lui elle s'en lassera
ou elle lui préférera d'autres bras.

Quant au reste...

Un soupir et il se redresse sur les coudes – les mots qui viennent sont de ceux qu'on dit en regardant ceux qu'on aime droit dans les yeux.

J'ai juste... il cherche ses mots, claque sa langue quand il s'agace de ne pas trouver les bons. D'abord, ta troisième étoile. Je ne t'ai pas encore félicitée, par vrai ? Félicitations, tu l'as méritée.

Sûrement ;
sûrement qu'aux yeux de ce système, t'es la parfaite petite poupée sage et dévouée.

Tu grimpes encore un échelon et moi je reste là où j'en suis, toujours le même, tu fais tes preuves, t'évolues dans ce joli monde dans ces jolies sphères et moi j'avance à reculons. S'il arrive quoique ce soit à mes étoiles je perdrai sans doute la dernière plutôt que d'en gagner.

Et que penseront les gens alors ;
de la belle étoile et du paria des greniers ?
Ah, j'oubliais ;
les gens ne sauront jamais
puisque je ne suis qu'un secret.

Et puis, la Section NOVA... Tes étoiles, je m'en fous, tu les as pas forcément choisies. Mais celle-là ? C'te putain d'étoile filante ? C'est toi qui as dit oui.

Les mots on les aiguise, on les acère ;
le ton siffle et on accuse
(on accuse Juno-Bianca,
et on accuse les coups).

Tu sais comme je rêve de foutre le feu à cette école.

La réduire en cendres, elle et toutes ses injustices.

J'ai juste l'impression qu'on se fout encore un peu plus des gens comme moi, des ratés, de ceux qu'ont juste envie qu'on leur foute la paix.

Nos idéaux qui s'éloignent et,
doucement, tout doucement
j'ai peur que ce soit toi
qui t'éloigne de moi.

Le rire est amer quand il s'échappe des tréfonds de la gorge – un ricanement ténu qui se mue en début d'hystérie et qui secoue ;

il se redresse pour s'asseoir, les mains qui glissent sur les hanches de Juno-Bianca pour s'immobiliser à plat sur son dos et la garder là sur ses cuisses,
les yeux levés vers elle et les siens sont encore humides
(d'un rire qu'on retient).

Quoi ? Tu crois que dans mon monde les princesses sont de jolies poupées dociles qu'on piétine par ennui et qu'on sauve des vilains dragons ?

Il se moque, ouvertement,
éperdument,
et les grands airs de Juno, et ses grands mots
tout ça ne fonctionne plus sur lui
(plus tout à fait ;
il tremble encore mais c'est différent,
c'est à force de se blesser sur les rebords d'une affection intéressée qu'il apprend
qu'il se découvre assez solide pour ne plus s'émietter entre les doigts de Juno-Bianca).

Il la renverse sur le lit pour la surplomber – c'est brusque, sans grands ménagements,
regarde-moi,
moi aussi je sais te faire tomber
(à défaut de t'apprivoiser)

Je connais les règles du jeu par cœur, et tu n'es qu'un prolongement parfait de la crasse sous les dorures de l'Académie. – les poignets qu'on retient d'une poigne légère sur le matelas, les lèvres qu'on embrasse et le baiser est amer et glacial. Tu crois que je ne le sais pas ? Tu crois sincèrement que je m'aveugle encore de contes de fées avec toi, Juno-Bianca ?

Il n'est plus un enfant, Juno – il aimerait bien, pourtant, tu sais,
il aimerait bien n'être qu'un gamin qu'on n'a pas encore blessé
croire aux mensonges, s'en contenter
sans que son cœur, jamais, ne vienne hurler famine.

Il y parvenait, Juno – jusqu'à ce que tu viennes foutre ton bordel dans sa vie,
jusqu'à ce qu'il s'amourache et préfère la poudre aux yeux à l'ennui,
jusqu'à ce qu'il découvre le miel brûlant d'une Juno-Bianca dans son lit
la tendresse apprêtée d'une Juno-Bianca qui ne serait jamais vraiment à lui.

C'est toi qui ne comprends pas Juno, je m'en fous des étoiles, j'ai pas besoin d'en avoir trois brodées au col quand au grenier on est encore plus près des vraies.

Il songe à Asmodée – et la violence qui brûle dans ses yeux depuis que son étoile solitaire il l'a gagnée, lui aussi,
et la promesse tacite,
on se retrouve là-haut, toi et moi,
on se retrouve au grenier,
et on redessine nos galaxies.

Je m'en fous des gens et de toutes les misères que tu leur fais. Je te parle de toi, de moi. De nous. De toutes ces choses dont tu te moques suffisamment pour ne rien vouloir entendre à leur sujet.

Et, doucement, tout doucement,
il le sent – c'est le moment qui approche
le moment qui viendra tout fracasser,
ce soir, demain, dans trois semaines ou dans un mois
l'issue sera vaine,
toi et moi on va se rater.

Les larmes le désarment et la prise se relâche aussitôt, les mains s'écartent comme si on les avait brûlées,
l'acide ronge et il la sent
l'estafilade qui, lentement, se dessine à la surface du myocarde qui s'emballe,

non, non, non,
Juno pardon,
Juno c'est pas ça,
Juno laisse-moi t'expliquer

mais les mots il n'en dit rien – les explications il les a déjà données,
les vérités déjà étalées à la craie blanche sur le tableau noir de leurs instants volés,
et peu importe les mots qui viendraient s'agencer par dessus, dissimuler les saletés prononcées
ça ne sera plus assez – plus assez pour rien sauver.

Juno.

Et plus rien ne vient – Juno et c'est tout, Juno je t'aime, Juno pardon, Juno j'ai mal,
Juno j'ai mal mais putain je t'aime,
Juno et c'est tout,

Juno, point, et plus rien du tout.

Les gestes sont lents, on délie les muscles enroués et on serre les dents, on tremble pour se rhabiller on vacille quand le parfum des fleurs s'attarde sur les vêtements
putain putain putain putain putain

On prend le temps mais pas trop
on veut pas s'en aller mais surtout pas rester
rewind, rewind, rewind
on maudit les cieux et les étoiles qu'on prêchait l'instant d'avant
je t'aime je t'aime je t'aime

Et doucement les gestes se pressent parce que la colère enfle
elle est sourde, aveugle et muette, les poings se serrent et le cœur chavire
on veut faire mal mais on l'a déjà trop fait.

On ouvre la porte et on s'immobilise dans l'entrebâillement – l'hésitation est légère et puis on lève les yeux
et les prunelles sont glaciales
brûlantes d'une rage froide qu'on a trop longtemps gardée.

Je vais la perdre, cette putain d'étoile. C'est la dernière promesse que je te fais.

Fermer la porte – s'enfuir.

Et comme on a fini d'abîmer les jolies choses, on ira casser les moins jolies,
ravager la chambre, briser le miroir de la salle de bains,
on ira gueuler sur les gens qui s'aiment et qui tournent rond
(on ira pleurer, mais quand il fera nuit, quand plus personne ne viendra frapper aux portes ;
on ira pleurer mais quand on sera certain d'être seul pour ne pas s'humilier).

Je t'aime je t'aime je t'aime
on répétera comme une litanie comme une prière comme une supplique

(mais c'est Chandresh, cette fois,
qui leur aura claqué la porte au cœur.)