chaque soir la même rengaine les heures identiques, blanches, à se retourner dans les draps froids de sa chambre simple, la Gabrielle qui dort si peu rêve du sommeil attend les rêves et redoute les cauchemars. Ses jours ne sont plus si sombres son coeur un peu réchauffé par l'aveu sincère d'il y a deux semaines, deux putain de semaines à résister au pardon, balayer l'inquiétude, fermer son esprit aux rumeurs le concernant.

Elle l'a rayé de sa vie c'est fini.
Et ô combien il est le seul à hanter ses nuits si courtes, il lui appartient encore un peu dans ses fantasmes et le réveil a un goût amer, son corps a battu le chaud et le froid en une fraction de secondes à l'aube - mais ce soir c'est différent.

Ce soir, Gabrielle s'endort facilement, les envies éteintes pour un temps, le corps épuisé, peut-être qu'elle en avait encore trop fait, à s'acharner à vivre comme si rien ne s'était passé, et c'était bien la colère qui tout ce temps lui avait permis d'exister.
Alors quand des tambourinements résonnent dans la pièce, Gabrielle se redresse rapidement, sort de son sommeil si facilement gagné, et hésite un premier temps à ouvrir la porte - la faute aux vieux démons qui demeurent dans son inconscient. Ses jambes tremblent, menacent de l'abandonner, avant qu'elle ne parvienne à la porte et ouvre timidement et que tout s'accélère à nouveau  « comme si c'était le hasard, t'as vu l'heure qu'il est, puis t'es dans ma cham... » le temps de frotter ses yeux avec ses poings fermés, les sens tout juste retrouvés pour que la conscience revienne pleinement « t'as picolé ? »

Comme l'impensable sous ses yeux elle renifle sa propre nuisette pour être sûre que ça ne provienne pas d'elle, avant que les mains froides d'Ackerley saisissent son visage pour le réchauffer instantanément. Elle pose ses doigts sur le dessus des siens, l'entraîne doucement vers l'intérieur - l'étoile du major comme seul objectif, et protéger sa réputation des bruits de couloir - même là, en pleine nuit, ses intérêts à lui écrasent le reste de ses pensées.

« c'est une blague, je vais me réveiller c'est pas possible »

Impossible, inimaginable que lui, l'intouchable, l'ambitieux, le meilleur d'entre tous si ce n'est Elyas peut-être, soit dans un état auquel la superficielle, la trop peu sérieuse Gabrielle était habituée - de notoriété publique. Elle traîne Ace entre ses bras pour l'asseoir sur le bord de son lit défait, passe une main sur sa joue comme une mère à son enfant blessé, et c'est bien la même ampleur d'inquiétude.

Mais les leçons vite acquises par la force des choses, elle recule d'un pas et reste debout devant lui, éteint la bougie sur son étagère au cas où l'odeur serait de trop, et sans rester statique, elle saisit un gilet de sport pour se couvrir.

« qu'est-ce qui t'arrive, ça va pas bien ou quoi dans ta tête ? Tu te rends compte des risques que tu prends en venant en pleine nuit dans une chambre qu'est pas la tienne, même pas au même étage, et complètement bourré ? »

le débit de paroles trop rapide certainement, elle croise ses bras pour se calmer, dissimuler le flot d'émotions qui arrivent et qui sont bien trop lourdes à gérer.

« t'avais qu'à m'appeler si ça ne va pas, je serai montée dans ta chambre » comme si c'était évident, comme avant.

Elle saisit la bouteille d'eau près de son lit, la dévisse elle-même et la tend à celui qu'elle ne pensait pas revoir de sitôt, et jamais de cette façon.

« bois ça, tu me remercieras demain. Et ne prévois pas de repartir sans avoir désoûlé, y a eu assez de rétrogradation dans cette académie. »

Elle pense tout de même à lever les yeux au ciel, histoire de mentir un peu plus.

il est loin le temps des premières oeillades, lancées entre deux passes de volley-ball durant un entraînement, celles qui ne durent qu'une fraction de secondes de peur d'être remarquée par l'objet de ses désirs. Les instants d'après au détour d'un coin de bar, la nuit bien avancée, le corps éméché, l'alcool qui brûle les inhibitions et la pousse à se jeter entre ses bras - afficher le vouloir et faire preuve de son existence. Puis les baisers mouillés dans l'intimité toute relative d'un vestiaire à peine déserté, les rougissements embarrassés du festival culturel, la nuit passée dans une chambre de major.
Tout ça est trop loin. Il n'y a que le souvenir des mots échangés, acerbes, vils, belliqueux - l'insulte profanée en dernier lieu, et la rancoeur qu'elle y avait nourrie.

Mais la nostalgie la pousse à taire quelque réplique que ce soit, caresser sa joue d'une main douce et aimante, perdre dans le secret de sa chambre son regard dans le sien - les deux sont troubles, aller chercher un baiser comme avant : ceux qu'ils ont échangés tant de fois en si peu de semaines, ceux qui l'assuraient d'un amour nouveau, adolescent, qui réveillaient en elle des sensations oubliées, si peu maîtrisées.

Elle ferme les yeux, cruellement prolonge leur échange charnel, passe ses mains de ses cheveux à ses joues, manque de vaciller sur le lit et se redresse, toujours debout, une fois son étreinte rompue par la décence.   « tu me crois capable de te laisser tomber pour de vrai ? » qu'est-ce qui a changé, entre les engueulades d'hier et les étreintes d'aujourd'hui ? « je sais ce que j'ai dit, la dernière fois. Mais je sais aussi que je serai toujours là, si tu as besoin de moi. »

Elle oscille perpétuellement entre la volonté d'être forte et insoumise, et son coeur qui flanche pour ceux qu'elle aime, amis ou amants - peut-être finit-elle par comprendre qu'il n'y a pas d'incompatibilité qui se pose.

« alors c'est ça que tu veux ? »

elle encadre le visage d'Ace de ses doigts, lui fait relever la tête - la première fois qu'elle a une ascendance physique, et contrairement à ses pré-conçus, elle y trouve une certaine satisfaction - ses traits sont fermés, doux, sans nuage. « une dernière fois et puis quoi ? »

le ton de sa voix nébuleux, elle sent que quelque chose ne va pas, rien n'est à sa place, les laideurs passées n'ont plus lieu d'être et Gabrielle, au fond, elle veut la paix. La guerre contre un système entier certes, mais il n'est pas de ce combat là : peut-être, par chance, que ça n'interfèrera pas.

« on filera le parfait amour avec Robin, jusqu'à la fin de nos études » Gabrielle penche la tête, détaille la moindre parcelle de sa peau, y passe ses mains froides, dénoue son propre sweat enfilé quelques secondes plus tôt, laisse son corps quasi-dénudé, la nuisette blanche en dernier rempart « ensuite on ira s'installer dans une jolie petite maison toute blanche, on aura plein d'enfants, même un chien, tout qui va bien quoi. »

le conte de fées dans la vie réelle, les banlieues chics, les mariages heureux, une femme épanouie et aimée plus qu'aimante, la jolie petite histoire qui fait rêver. Et malgré tout ça, cette vision idyllique qui la condamne au seul choix de Robin ou lui, sans perspective moins acharnée, sa voix s'étrangle dans sa gorge, alors l'oxygène elle va le chercher dans un nouveau baiser, ses envies primaires pour seul moteur, son amour infini en arrière-garde.

« c'est vraiment ça que tu veux entendre, Ace ? »

sans protestation Gabrielle l'écoute de sa voix pâteuse, qui ne perd jamais son assurance, systématiquement autoritaire. Ses doigts continuent de caresser ses joues, son cou, sa nuque aussi et quelques fois, agrippe ses cheveux - son visage reste fermé, ses expressions n'ont aucune saveur, et ses paupières à moitié closes couvrent la tempête qui était née dès lors qu'Ace avait cogné à sa porte.

Il semble avoir fini sa tirade - elle ne répond rien, se laisse tomber sur le lit avec lui, prend son équilibre en l'encadrant de ses bras nus, ses cheveux qui s'échouent sur les draps - ses cheveux trop longs, sa peau trop nue, sa contradiction trop forte.
Elle sait à quel point elle est paradoxale, Gabrielle : injuste, tourmentée, faussement passionnée. Elle est consciente du mal qu'elle fait, là maintenant à un homme à qui elle a osé dire vouloir ne jamais lui faire mal.

Elle sait tout ça, mais ne fait rien pour s'échapper.
Au contraire elle glisse ses doigts sur son visage, griffe quelque peu sa peau nue, l'observe de la position avantageuse qu'il lui offre et qu'elle prend sans sommation. Elle n'a plus vraiment peur de se faire mal et pire, de l'entraîner avec elle.

« pourtant t'es là » elle agrippe ses doigts et les entremêle au sien, le regard implacable, sans joie « dans un état plus que pitoyable, et complètement déchu de cette arrogance habituelle »

On peut croire que ça l'amuse, que Gabrielle trouve un semblant d'extase dans la situation, qu'il ne tient plus qu'à un fil qu'ils recommencent leur amour sans nuage autre que leur auto-destruction mutuelle. Un peu plus, elle se penche au-dessus de son visage, vient souffler près de son oreille « et tu crois que je vais ramper devant toi, sans résister une seconde ? » elle saisit son visage entre ses doigts et plante son regard dans celui d'Ace « mais tu rêves, complètement »

Pourtant elle ne se redresse pas, continue la séduction à son paroxysme et passe ses mains par-dessus ses vêtements, en frôlant systématiquement le contact, la trahison, la déchéance.

« je suis plus une reine, et j'ai eu besoin de personne pour ça » ses sourcils se froncent, ses épaules dénudées se crispent « alors c'est pas toi qui va me sauver »

Elle s'arrête instantanément, rompt tout mouvement.
Ah oui, c'est vrai.

« Toi, le petit soldat des NOVA »

il y a quelques jours, quelques semaines, et pire encore quelques mois, Gabrielle se serait contentée de l'étreinte doucereuse de son âme soeur, se serait lovée entre ses bras pour se suffire des battements de son coeur, y trouvant alors une berceuse fantastique qui aurait eu l'effet salvateur d'apaiser ses songes tourmentés.

elle aurait rit, amoureuse passionnée, déclamer leur romance et épouser chaque parcelle de son corps avec délectation, adoration, adulation.

Elle le considèrait au-dessus des autres, il le savait - elle aussi maintenant.

Elle connaissait par coeur, ce piédstal forgé rien que pour lui avec exaltation, asservissement inclus et coups de poignards en prime à chaque mauvaise action ; il n'en descendrait jamais vraiment et elle avait décidé d'emblée que cette ascendance serait la place de choix qu'il conserverait toute sa vie dans son univers.

Mais ce soir, elle n'était plus que colère et rancune, et savoir tout ça la rendait plus forte, parce qu'elle se doutait exactement de quoi il était question.

« bien sûr que oui, je suis amoureuse de toi, j'ai jamais dit le contraire » elle disait ça avec le sourire, pas le même qu'avant, l'innocence en moins « c'est un fait, tout le monde le sait, c'en est même ridicule, mais je t'aime. »

y avait pas de tendresse dans ses yeux quand elle se laissait faire quand il plantait ses griffes sur sa peau quand elle poussait des soupirs de contentement du contact renoué quand elle passait ses mains sur son torse remontait sur sa nuque agrippait ses cheveux « je t'aime plus que les autres, c'est débordant, étouffant, presque oppressant » pourtant, elle souriait toujours « et le pire, c'est que ça changera jamais »

et toujours en riant elle tira un peu ses cheveux, si ça lui avait fait mal tant pis ou tant mieux, approcha ses lèvres pour déposer des baisers fiévreux dans son cou et à la naissance de sa mâchoire.

« mais tu vois, t'as accepté d'être le chien de l'académie... pardon, le "petit soldat", ça te plaît mieux, mais moi, ça me plaît pas du tout » elle feintait la douceur, le calme de sa voix, ses irus brûlantes et tous ses sens en éveil « tu crois que savoir que je t'aime à ce point ça me rend plus vulnérable face à toi ? »

elle se releva le plus qu'elle pouvait, pris appui sur ses coudes et approcha du plus qu'elle le pouvait leurs lèvres - s'assurer qu'il entendrait bien le moindre de ses mots.

« au contraire, ça me rend plus forte, finalement. Parce qu'en étant consciente de ça, je t'arrache toute l'emprise que tu peux avoir sur moi. Fini de me "siffler" ((elle insista lourdement sur le mot )) pour que je vienne ramper vers toi. Tu pourras aller te faire foutre, la prochaine fois que tu m'insultes comme ça. »

la fureur en seul moteur, elle avait basculé de nouveau sur le lit, pour gagner un peu de distance - ridicule.

« Hmm... oui, t'as raison, peut-être que je cherche un peu à me venger, mon amour. » elle ajouta un rire soufflé.

le sourire mauvais avait changé de propriétaire.

Le dit à personne, mais je crois bien que j'en suis heureux.
Et Gabrielle souriait tendrement, s'en voulait un peu en même temps parce que ça n'aurait jamais du se produire comme ça - elle passa ses bras autour de sa nuque pour le ramener près d'elle, dévorer chaque parcelle de sa peau d'ivoire glacé et s'enivrer de son être tout entier - mais non.

Il n'était plus question de lui laisser une telle ascendance, faire de sa chambre une étoile le sépulcre de sa dévotion soumise envers un homme alors si elle l'embrassait avidement comme prévu, elle se releva doucement pour le faire tomber à la renverse sur les draps froissés, ne lui laissa aucun loisir de réponse en capturant ses lèvres pour le faire taire.

« j'espère que ça te plaît, parce que ça sera comme ça désormais, pas autrement sois-en sûr. »

Et il pouvait bien prendre tout le reste d'elle, son corps tout entier et le ravager comme avant, l'aimer de cette façon si particulière puisque les mots avaient été prononcés, l'extirper de son sommeil sans rêves pour vivre à ses côtés, elle lui cédait tout mais plus son intégrité - s'il l'aimait vraiment alors il le comprendrait, comme Elior le lui avait dit.

Elle remplissait son rôle d'amante à la perfection en laissant le reste du monde au pas de sa porte, les considérations se feraient au réveil et dans leur intimité il n'y avait plus que leur nous deux qui avait un sens, sa fierté toute retrouvée, les crispations dans sa gorge et la chaleur dans ses reins et son ventre qui allaient chercher toutes les caresses et les baisers les plus sensuels.

Ce soir, Gabrielle avait décidé qu'ils étaient amoureux - comme avant.