Papa et maman étaient heureux – fut un temps
Les gens lui répétaient souvent –
tu aurais du les voir avant
mais ça a changé, elle ne sait pas trop comment ni quand
((la relation qui s’étiole mais personne ne parle ne lui dit « tu sais nessa il y avait un grand frère avant tout ça »))
(ils se tenaient la main en ville et
ils lui tenaient la main quand elle a découvert son alice)
on lui a murmuré que c’est parce que maman n’est plus la même et que
le passé pèse trop lourd sur ses épaules – les choix que tous deux ont fait et regrettent à jamais
(le départ de l’aîné qui laisse des plaies infectées)

sans réaliser le poids – nessa veut garder le monde entre ses petits doigts
alors elle ne dit rien et maman lui caresse la tête lui dit « bonne fille »
jusqu’au jour où maman ne revient pas et Papa
Papa devient tout noir – un peu comme leur pouvoir – et casse les miroirs
il jette par la fenêtre
tous les cadeaux d’autrefois – ceux de maman et ceux de nessa
les poupées les parfums les assiettes et les tasses
((chacun avait la sienne, Papa la rouge, maman la blanche et nessa la bleu
ciel))

ciel couvert de nuages – elle s’y fait un peu même si Papa crie beaucoup, beaucoup, beaucoup… elle est courageuse donc elle lui dit que ça va aller elle lui amène le petit déjeuner
puis un jour il la regarde – sept heures à peine bientôt l’école déjà l’odeur d’alcool – et
crie
« c’est de ta faute »
elle ne comprend pas trop lui dit que pourtant elle n’a rien demandé pas même de cadeaux alors pourquoi il est aussi fâché qu’est-ce qu’elle a fait c’est le petit-déjeuner si ça ne va pas je peux recomm-
puis il utilise des tas de mots, bien vilains, des fille de catin et des nos pouvoirs maudits, si j’avais su tu ne serais pas née, des mots qu’elle ne répète pas parce qu’on lui a dit de ne jamais dire des choses comme ça
et elle réalise soudain que sa vie est bien heureuse car pour la première fois,
elle pleure

la vraie tristesse pas les larmes de crocodiles l’incompréhension de la violence des paroles de son Papa – qu'elle aime terriblement, alors c'est dur
elle s’excuse une fois deux fois mille fois désolée, désolée, désolée Papa
et lui s’excusera une fois deux mille fois
mais
recommencera

…

Au collège la maîtresse vient la voir lui caresse le crâne
elle lui demande si ce soir encore on vient la chercher, elle répond qu’il faut que Papa la surveille sinon les méchants en noir vont l’emmener ; l’adulte hoche la tête sans un mot, l’air peiné, et laisse nessa filer

vous avez conscience du danger que vous devenez pour elle ?
regarde la madame les yeux écarquillés, à quelques pas du palier –
nous sommes là pour les aider, vous devez le comprendre
Papa la pousse à l’intérieur de la maison sans ménagement et referme la porte
elle écoute quand même parce que Papa crie de nouveau
((faites que ça s’arrête))
bientôt elle aura onze ans
mais pour elle c’est plutôt cinq ans et « six ans que ta mère nous a abandonné »
et « j’aurais du faire quoi ? c’est elle qui les entendait venir, je fais ce que je peux nessa –
ils m’ont déjà pris ton frère je ne les laisserai pas t’avoir »
retour abrupte à la réalité car la madame au seuil du palier prononce son prénom
on s’occupera bien de nessa je vous le promets, un alice, ce n’est pas rien, elle doit apprendre à le maîtriser
elle aimerait bien sortir et lui dire qu’elle –
… le maîtrise déjà, je suis là pour lui apprendre !
s’énerve Papa mais
mais nessa est fatiguée et triste et cinq plus six ans, le monde a fini par glisser entre ses petits doigts

alors
quand la madame part ce soir
son père dresse la table et
((sobrement et sobre))
elle s’excuse
lui aussi
encore une fois – la dernière
((au revoir))

…

il lui donne deux nouvelles tasses – pour Anton une jaune et pour elle une bleu ciel

ciel éclairci alors qu’elle monte dans la voiture
qui l’emmènera enfin à l’académie