Ft. Ace
Décembre 2019

Dans le jardin de ronce, on l’avait prénommée Hellébore. On avait fait d’elle cette petite fleur délicate, blanche, aux reflets rosées. Petite pouce hivernale, qui perce la neige et le froid, celle qu’on surnomme princesse des glaces serait rose de Noël à présent. Elle avait été si fière, tu sais. Dans le jardin de ronce, là, où s’écorchent les pieds, là où se griffe la peau, là où tout pousse de travers, là où tout est anarchique, fouillis et brouillon, on était venu la chercher. De sa main délicate, la reine avait arraché la mauvaise herbe et l’avait emmené dans son jardin. C’était un palais de sérénité et de calme, des flagrances florales bien loin des odeurs barbares du terrain vague où grouillait les autres. C’était si coloré, si beau, si féerique. Queen, les étoiles dans les yeux, intronisée au rang de princesses. Dans le jardin de ronce, on l’avait appelée souillon, mocheté, étrange. Dans le jardin de ronce, on l’avait pointé du doigt comme un être difforme qui n’avait pas sa place au milieu du brouhaha joyeux. Mais dans le jardin de la directrice, on lui avait dit qu’elle était belle, qu’elle était ce que tout le brouhaha joyeux n’était pas et ne serait jamais. Queen au prénom royal, Queen parmi les plus grandes. Elle avait été si fière, tu sais.

Mais dans le jardin de ronce, tu vois, on n'aime pas ce qui ne se ressemble pas. Dans le jardin de ronce, on n'aime pas ce qui est ordonné, ce qui pousse bien droit. Dans le jardin de ronce, on avait écorché les pétales d'Hellébore avec les épines de la jalousie. Les herbes folles qui ont horreur d'accueillir une fleur dans leur rang. Alors bien loin de son jardin fantasmé, Queen s'était retrouvée dans la forêt. Poussée dans l'eau glacée de la rivière, les fesses trempées, les manches et les mains salies de la gadoue dans laquelle elle s'était embourbée. Elle aime bien les métaphores, Queen, elle aime rêver en imagerie. Mais dans le cœur du froid, alors que ça tremble, alors que ça claque des dents, Queen ne rêve plus. Envolé les ronces, envolé le jardin de la directrice. Juste la dure réalité de la forêt bleue, du froid qui mord, des reniflements autant pour retenir le rhume que les larmes. Ici, tu sais, les gens ne rêvent pas. Ici, tu sais, il faut être violent. Seulement Queen ne sait pas rendre les coups. Seulement Queen ne sait pas dire non. Alors on l'a poussée dans la flotte et dans la boue, on lui a tourné le dos en riant, en lui disant qu'elle est belle comme princesse maintenant. Alors Queen, claque des dents, les bras serrés autour de la poitrine qui n'existe pas encore réellement, à traîner des pieds les yeux rivés sur le sol. On était allé la chercher, mais rien n'avait réellement changé. L'hellébore n'était en rien respectée.

Détail le sol, absente, quand elle voit tes chaussures. La tête qui se relève, le regard honteux. Queen aimerait rire du fait que l’As sort toujours au mauvais moment du paquet.

« Je… Je suis tombée. »

Bredouille alors que le visage s’affaisse et fixe le sol de nouveau. Tes chaussures sont moins impressionnantes que tes yeux.

Ft. Ace
Décembre 2019

Et ça glace en dedans. Tu n’as pas besoin d’Alice pour paralyser jusqu’aux recoins les plus couverts de sa peau. Queen plus si Queen que ça, fixe plus intensément encore le sol, parce que ton visage a revêtu le masque du cauchemar, de la punition. Et ta voix qui claque, coup de fouet qui cingle la peau. On avait été si fière d’être devenue une princesse, maintenant on déteste presque l’idée. Mords la lèvre pour contenir les assauts angoissés, dans son petit cœur ça tambourine que tu vas la détester, que tu n’es pas heureux, que tu es déçu. Dans son petit cœur ça tambourine que jamais on ne pourra te rendre fier, qu’au final, même en se cachant dans les recoins, on continuera encore et toujours à faire des vagues. Impossible de te satisfaire, trop maladroite pour ça, trop gueuse pour ça. Et dans la tête ça tourne encore les mots acerbes des mauvaises herbes… Tu sais, Ace, on commencerait presque à se dire qu’ils ont raison.

« P-Pardon… »

Incapable de dire autres choses sur le coup. Est-ce que c’est si terrible de le savoir, Ace ? Est-ce que c’est si honteux de découvrir que sa sœur est une victime ? Elle accumule les titres mais pas le prestige. Plus on gravit les marches menant à toi, plus c’est solitaire et froid. Pour des Ackerley ça ne devrait pas être un problème, après tout le froid ça vous connaît, seulement après s’être fait écorcher comme ça on se demande à quoi bon. N’est-ce pas paradoxale, Ace ? De collectionner les étoiles et les bleus ?

Ta voix sonne la corne du reproche, tu voudrais qu’elle se défende mais comment ? Alors que même les boucles d’oreilles ne suffisent pas à contrôler son alice, qu’on sent dans la bouche le vent froid glacer les gencives alors que le cœur s’affole douloureusement un peu plus, alors que ça picote le nez un peu plus. On sent que même en étant diffus on pourrait briser et tuer sans compter. On peur de nous même, Ace, peur de ce pouvoir qui a fait pleurer maman, qui nous a amené loin de papa, des autres, qui nous a séparé de toi. Finalement elle sent le froid former un glaçon dans sa bouche, obligée de le cracher Queen, on ne sait plus si on tremble pour le froid ou pour autre chose.

« J’ai pas le droit… » Marmonne le regard fixé au sol alors que ça se serre les mains aussi fort que ça peut, Ace. « Je dois pas toucher les gens, ni crier, sinon je vais encore faire du mal. »

On avait pleuré tant de fois en secret, quand au club de botanique on gelait les fleurs qu’on aimait. On avait pleuré dans de fois en secret, d’avoir brûlé la main d’un camarade avec le froid, d’avoir gelé le repas du soir en s’exprimant trop fort. On ne pouvait pas, Ace, on ne pouvait pas. Trop de peur, trop d’angoisse, il fallait être sage et sérieuse, comme à la maison. Cherche le rubik’s cube miniature dans sa poche, le triture entre ses doigts dans des mouvements d’automates, pour faire passer le stress, pour contenir la voix qui tremble, pour contenir toute la colère et le mépris qu’on avait pour les autres.

« La directrice m’a appelée aujourd’hui… Elle veut que je sois une princesse fleur… Et les autres, les autres ils ont juste pas aimés. Je suis censée être laide et bizarre, pas une princesse. Alors elles ont tapée, c’est tout. On m’a dit de pas répondre, que je devais être plus intelligente qu’elles… Pardon… »

Ft. Ace
Décembre 2019

On trouvait cela injuste, tu sais ? Dans cette académie régnait une impression d’injustice car les plus fautifs étaient souvent les plus libres. On trouvait ça injuste, d’être la plus étriquée, la plus raillée, alors qu’on faisait tant d’efforts pour briller, pour donner ce que les plus grands attendaient de nous. Ces enfants qui se moquent, ces enfants qui frappent, ils se fichent bien des menaces. Quand elle se plaint, on lui dit toujours qu’il faut qu’elle se défende ou qu’il faut être plus intelligente. Mais être plus intelligente équivaut à se laisser faire, à tolérer la violence, à encaisser des choses que la fragilité ne permettra pas de cicatriser. Il fallait être tolérante face à l’intelligence même. Pour une enfant d’à peine douze ans, pour Queen, c’est beaucoup, beaucoup trop. On aurait voulu avoir dix ans nous aussi, Ace, pour pouvoir exploser une bonne fois pour toute et qu’on excuse cela par l’âge. Mais à douze ans, on nous a dit qu’on était déjà grand. On était au collège, toujours des gamins mais plus assez pour en être excusé. Alors il fallait être intelligente. Alors il fallait être passive. Parce que se défendre ce serait perdre des étoiles, se défendre se serait aller à l’encontre du règlement. Ça la terrorise, tu sais, de rendre les coups et qu’on la punisse pour cela. Qu’on lui fasse comprendre que, quoi qu’il arrive, ce seraient toujours ces sales mauvaises herbes. Jamais elle. Jamais Queen. Parce que Queen est une grande fille. Qu’on les déteste, Ace, qu’on les méprise ces gamins d’en haut. Insolents, tellement que ce sont les petites et uniques étoiles qui s’y mettent maintenant. Elle aimerait, parfois, les perdre dans le froid, juste pour voir, juste pour leur apprendre le respect, juste pour leur apprendre à craindre. L’étincelle de colère face à l’injustice dans les yeux de Queen. Parfois la princesse rêve de guerre et de conquête.

« Mais si je réponds c’est moi qu’on punira ! »

Petite Queen qui explose. Yeux trempés de larmes. Parce qu’on ne gagne pas quand on est trois étoiles ici.

« Parce que je dois être plus intelligente, parce que je dois montrer l’exemple, parce que mon alice elle est horrible ! » Filet de glace entre ses lèvres, Queen. « Parce que personnes ne les punit jamais eux ! Les grands ils abandonnent ! Parce qu’ils sont aux greniers, les grands ils pensent que c’est suffisant mais eux ils en ont rien à faire ! Ils me le disent… Tu sais… Ils me le disent qu’ils s’en fichent parce qu’on ne peut plus rien leur faire et c’est moi qu’on tape, tout le temps ! Ils en ont tellement rien à faire que même les étoiles simples s’y mettent ! Parce que c’est devenu cool d’être au grenier, d’être un sans étoile ! »

Petits poings serrés de rage. Ceux qu’on devrait pointer du doigt sont acclamés, ceux qu’on devrait admirer sont bizutés. Est-ce que ça passe avec l’âge, Ace ? Est-ce qu’il faut attendre, être encore un peu plus patiente, tenir bon ? On est fatiguée de subir, constamment. Toujours. On est fatiguée tu sais. Les larmes elles deviennent solides quand elles heurtent le sol. Ça expire une brise glacée, ça plaque sa main contre sa bouche en rendant compte que ça va exploser, encore, comme quand ça devient trop dur, comme quand l’envie d’hurler lui prend. On les déteste, on les déteste tous, mais on n’a pas le droit de le montrer, de le dire, sinon on est puni, parce qu’on doit montrer l’exemple, Ace, c’est les professeurs qui lui ont dit.

On a lâché le rubik’s cube pour contenir le froid du souffle, respirer, douloureusement, les angoisses ça reprend, Queen elle n’a jamais été douée pour tenir la distance. Elle laisse bouillir les émotions jusqu’à ce qu’on en puisse plus, jusqu’à qu’on pleure mais même pleurer ça ne suffit pas toujours. Spectacle ridicule qu’elle t’offre, Ace, on a honte, Grand Frère, on a honte de te montrer ça. Secoue la tête enfin, alors qu’entre les mains on étouffe quelques mots.

« Je ne peux pas te dire… Tu vas être puni sinon, j’ai promis que jamais tu serais puni à cause de moi.. »

Tu t’en souviens, Ace ? C’est la première chose qu’on s’est dit quand on s’est revu, quand on a eu l’impression de se voir la première fois.

Ft. Ace
Décembre 2019

« Est-ce qu’il y a vraiment pire que le grenier, grand-frère ? »

Une vraie question, légèrement acide, qui traverse la barrière que sont ses mains sur sa bouche. Tu sais, Ace, on en doute. Queen sait qu’elle en mourrait de tomber plus bas que terre, de n’avoir plus ses trois étoiles accrochées sur son col. Elle dépérirait de ne plus avoir cette récompense, ce signe distinctif qui la place dans l’élite, dans les bons éléments. Cette approbation de ses efforts, de son travail pour coller à cet idéal si particulier qu’avait l’académie. Entrer dans le système nécessitait bon nombre de sacrifice, c’était censé en valoir la peine, c’est ce qu’on lui avait promis, c’est ce qu’on lui avait toujours dit. Mais ces gens qui représentaient le bas de l’échelle, la honte de la société, notre société, eux faisaient douter. Eux, venaient mettre à mal cette vision si précise, ce tableau si bien rodé qu’elle s’était dessinée. Ces pitres censés être hués, censés souffrir chaque jour que dieu faisait n’étaient pas ridiculisés, n’étaient pas dans la douleur. Non, comble de l’horreur, ils étaient biens, heureux, au chaud. Dans cette zone de non-lieu qu’était le grenier on riait et on s’amusait. Incroyable, indignité totale. Ils sont morts nés mais pourtant bien vivants, bien bruyants, on a les mots qui font pleurer et les marques de leurs coups en guise de preuve.

« Je voudrai qu’ils apprennent, tous… Ou qu’ils disparaissent… Tous… »

Au sol on fronce les sourcils, crache le souhait horrible d’un monde sans eux, sans leur rires insupportables, sans leur visage dans le paysage. Ces cadavres qui devraient rester cadavres, cachés, malmenés, bien à leur place, six pieds sous terre, loin de la terre promise qu’on arpente, parce qu’on s’est battu chaque jour depuis le passage de la grille pour y avoir le droit. Un dortoir ça ne suffit pas, à même le sol doivent dormir les chiens. Ils n’avaient pas le droit, pas le droit de prendre de haut, pas le droit de frapper, pas le droit de rire et d’être heureux si nous nous n’en avions pas le droit. Ils n’avaient pas le droit, eux qui n’étaient censés n’être rien. C’est comme-ci la bonniche donnait des ordres au roi. Non, Ace, ce n’est pas normal, ça ne tourne pas rond, c’est anarchique, sans forme, sans logique, c’est tout simplement pourrit. On voudrait que tout rentre dans l’ordre, qu’enfin soit appliquées les règles, que les plus hautes étoiles soient les plus étincelantes et que les plus petites souffrent. Pour s’en sortir et être heureux il fallait alors travailler, il fallait alors se donner. Ce n’était pas cruel, ce n’était pas barbare, c’était le moindre mal, la façon dont le monde fonctionnait et se devait de fonctionner, n’est-ce pas ? On avait rien sans rien, obtenir quelque chose sans se battre c’était infâme, le bonheur devait se mériter, l’épanouissement aussi, les fainéants ne devraient pas, jamais, avoir accès à ce que l’élite espère. C’était comme ça, hein Ace ? Alors pourquoi… Pourquoi ce n’est pas comme ça ici ?

Les yeux qui se relève alors que tu imposes tes règles. Ça aussi c’est normal, n’est-ce pas ? Tu es le grand frère. Tu es le major. Tu es le plus fort. Au final, tes demandes obtiendront toujours plus de satisfaction que les siennes.

« … Si je te dis… Tu ne seras pas puni ? »

Parce qu’on a promis, Ace. On a promis de ne jamais être un caillou sur ton chemin, un poids, un problème à résoudre. On a promis d’être ton ombre, ce reflet un peu plus laid mais dont tu pourrais être fier. On a promis, d’être la gentille fille qu’on devait toujours être.

« Il y en a beaucoup… Mais en ce moment, c’est eux qui sont vraiment virulents. »

Dans la bouche ça prononce les prénoms avec dégoût, la soif de justice qui dévore tout, le regret d’avoir peut-être mal agit, ne viendrait que la nuit.

Ft. Ace
Décembre 2019

Tu invoques le sujet tabou et ça la fait frissonner, Queen. De Papa et de Maman, elle n’a jamais obtenu de réponse. C’est comme-ci tu n’avais jamais existé sans qu’elle ne comprenne pourquoi. Pourtant tu étais bien vivant. Les rares fois où elle t’avait prise la main elle avait senti la maigre chaleur de tes doigts. Elle avait senti ton souffle, elle avait vu le feu dans ton regard. Pour Queen la mort restait un concept flou, dont on connaissait la définition mais pas réellement la signification. Si on s’en tenait aux mots du dictionnaire, cependant, tu n’étais pas mort, rien ne justifiait que tu le sois. Elle a demandé plusieurs fois, tu sais ? Dans les lettres qu’on écrit chaque semaine, elle avait demandé. Chaque évocation à ton nom n’avait trouvé aucun écho, comme-ci Maman et Papa ne lisaient pas ces passages-là. Elle avait insisté, tu sais ? Elle avait insisté, oui, jusqu’à qu’on lui écrive noir sur blanc qu’on ne parlerait plus de toi. Queen n’avais pas compris pourquoi. Elle n’a jamais compris, en fait.

De prodige, elle n’avait la sensation que d’en avoir le nom. Ça aussi, elle ne l’a jamais compris, tu sais ? Pourquoi Maman l’isolait des autres, pourquoi Papa l’emmenait partout avec lui. Elle n’a jamais compris pourquoi elle et pas les autres ? Depuis qu’on avait quitté la maison, c’était presque devenu un poids, une gêne, un inconfort. Depuis qu’on t’avais rencontré, on avait la sensation horrible d’être une voleuse, un bandit. L’impression terrible de t’avoir amputé de quelque chose. Sans qu’on sache pourquoi. Sans qu’on sache comment. On aurait voulu demander des explications, mais tu sais, Ace, Papa et Maman sont doués pour ignorer ce qui les arrangent.

« Je n’ai jamais voulue être tout ça… » Siffle entre les dents la culpabilité d’un poids dont on ne comprend même pas la signification et l’origine. « Je ne veux pas être un prodige si ça veut dire que tu restes mort. »

On ne comprend pas tout. Sans doute qu’il y aura des choses qu’on ne comprendra jamais. Mais s’il y a une chose que l’on sait, c’est qu’on ne veut pas éclipser ta lumière. Parce que même si Maman et Papa ignore les lettres, on reste une famille, non ? On reste une famille qui s’aime, hein grand-frère ?

Tes doigts impérieux qui glacent sa peau et force le regard braqué sur le sol à croiser le tien. Un mélange de peur et de fascination qui se bouscule dans tout le corps, avec autant l’envie de fuir que de rester accrocher à tes yeux des décennies encore. Tu ordonnes, ça frisonne et ça brûle sur ses joues. Elle pourrait se soustraire mais elle n’en fait rien. Face à toi, Queen n’a jamais su être autre chose qu’une esclave. S’accroche avec trop de désespoir au seul foyer qui lui reste ici-bas. Parce qu’il n’y a plus de Maman à rendre fière, de Papa à satisfaire, de nom à honorer à des centaines de kilomètres. A douze ans, cette distance ça représente le monde, ça représente des galaxies entières. Il n’y a que toi, tes ordres et le besoin compulsif de te rendre fier parce que tu es le seul qu’on refroidir sans tuer.

« Et tu seras fier de moi ? »

Murmure entre ses lèvres qui virent aux bleutés sous l’assaut de tes doigts.

« D’accord. »

Promet sans savoir réellement comment.