S’il y a bien une chose dont tu es pleinement convaincu, Zach,
C’est que cette histoire aurait pu mieux commencer.

Tu avais été le fruit d’une alliance insensée entre deux citoyens de Dublin vivant dans la misère qui avaient favorisé leur amour au prix d’un avenir stable – deux jeunes âmes qui avaient sacrifié leurs derniers espoirs de se sortir de la pauvreté en fondant une famille sans doute trop tôt. Tu avais commencé ta vie dans un foyer dépendant du chômage de ton géniteur, un salaire futile que ta présence avait su légèrement renforcer, même lorsque l’assistance chômage prit le relais quelques mois plus tard. Une aide sans doute généreuse que l’Etat vous accordait, dans l’élan d’un altruisme sincère ou dans une volonté de donner bonne conscience aux plus privilégiés.

Tu avais toujours vécu avec un petit arrière-goût amer au travers de la gorge, Zach, constatant en permanence ce manque que tes parents et toi-même enduriez. Tu ne vivais guère dans une cité en guerre, ou bien dans les bas-seuils de la société que l’on te répétait ; toutefois tu le sentais – tu sentais que ce n’était que des lamentables excuses pour déguiser le manque de dignité dont votre situation souffrait. L’idée de justifier chaque achat auprès des aides, l’idée d’hériter d’affaire usées et très peu de jeux pour te divertir, l’idée de vivre dans un minuscule appartement, et de rapidement comprendre que ce n’était pas le quotidien ordinaire des autres enfants irlandais. La comparaison et le constat paraissaient évident même à ton jeune âge, et encore davantage pour quelqu’un de spécialement vif d’esprit comme toi.

Tu étais cet ami que l’on ne rejetait pas, Zach, mais que l’on tenait implicitement à l’écart même à l’intérieur des groupes de connaissances ; tu étais ce garçon qui ne grandissait pas avec les mêmes séries télévisées, pas les mêmes films, pas les mêmes jeux que les autres et dont l’éducation n’avait guère été la priorité de ses parents. Cet enfant sympathique, cet enfant turbulent, cet enfant un peu en décalage mais qui fournissait des efforts incroyables pour suivre la bande et qui finissait généralement par passer la majorité de son temps libre seul en raison de son comportement mal-élevé. Car tu étais cet ami que l’on ne gardait jamais très longtemps dans ses contacts, ou dont aucun autre camarade ne tentait d’accaparer le temps libre.

Tu avais toujours été un petit peu livré à toi-même durant ta tendre enfance, Zach, tes parents poursuivant leur quête de sortir de l’aide sociale – car même si cette dernière était sans aucun doute charitable et bienveillante, son objectif n’avait jamais été de permettre aux bénéficiaires de ne plus un dépendre un jour, sous un certain angle. Tu gambadais dans le quartier à la recherche d’une occupation, comme grimper aux arbres ou observer ce que cachaient les petits coins de nature parsemés dans les ruelles – les petits insectes qui bâtissaient leur demeure. Tu récupérais parfois quelques petites merveilles dans la décharge locale des quartiers de Dublin ; des ouvrages théoriques ou des bandes-dessinées usés qui t’entraînaient à la lecture malgré ton vocabulaire particulièrement pauvre ou quelques casse-têtes comme un rubik’s cube ou des puzzles dont il manquait certaines pièces. Ce n’était pas très grave tant que cela comblait tes journées ainsi que ta curiosité à la place de ces devoirs scolaires que tu ne cernais jamais.

Tu avais découvert ton alice vers la fin de ta sixième année un peu par hasard lors d’une journée ensoleillée, en entrant par mégarde dans l’ombre du feuillage d’un arbre ; les premières personnes à l’avoir appris furent tes parents – ils s’étaient jetés cet étrange regard, davantage apeuré que surpris. Ton père t’avait aussitôt défendu d’en parler à quiconque. Il t’avait expliqué qu’il ne disposait pas lui-même d’un pouvoir comme le tien, mais que sa lignée avait rencontré des cas comme toi ; et il t’avait expliqué que l’on te ferait disparaître si tu dévoilais cette capacité aux autres. Une hyperbole mesquine dans l’espoir de t'épouvanter. Et malgré ton tempérament désobéissant, cette fois-ci tu avais suivi les ordres de ton père, guidé par la terreur ; tu te montrais étonnamment prudent pour ne pas t’engouffrer dans une ombre au milieu des regards. Car tu avais si peur et tu cachais cette particularité à tous. De toute manière, tu n’étais jamais réellement entourée d’amis, ou jamais très longtemps.

Néanmoins, presque deux années plus tard, le gouvernement vint toquer à votre porte sous la recommandation de ton père ; il te chuchota que tu intégrerais une académie où tout irait mieux pour toi, où tu pourrais aspirer à une meilleure destinée que cette vie où tu manquais de tout. Bien entendu, il ne mentionna pas la somme d’argent que tes géniteurs récolteraient après ton envoi, cette somme d’argent qui avaient convaincue ces deux parents aimants, une fois cette information découverte, à expédier leur enfant adoré dans une autre institution. Mais comment auraient-ils pu te l’annoncer, Zach ? Comment auraient-ils pu t’expliquer à quel point ils étaient fatigués de leur situation désespérée ? Tu étais frustré, Zach, angoissé mais également intrigué par cette académie et ces belles promesses. Tu y devins donc élève peu avant ta deuxième année.

Et s’il y avait bien une chose dont tu étais convaincu,
C’était que rien n’avait réellement changé.

La hiérarchie se révélait davantage explicite dans cette académie qu’elle ne l’était à Dublin, le système encore plus injuste et malheureusement mieux assumé que l’école ordinaire que tu avais fréquentée. Les règles assidues n’avaient jamais été ta tasse de thé : tu enfilais ton uniforme réglementaire d’étranges manières lorsque tu acceptais de le porter – tu le trouvais si peu confortable –, tu perturbais les leçons lorsque tu t’y rendais – à quoi bon y participer si c’était pour y subir des réprimandes –, tu jouais avec le règlement et les nerfs de tes professeurs – ton alice se manifestait comme un bon moyen de les agacer. C’était un âge où beaucoup d’élèves remettaient tout en question, tu appartenais toi-même aux fortes têtes – et tu l’étais restée même au lycée. Au fil des années tu collectionnais les punitions sans jamais qu’elle ne te servît de leçon – au contraire, une part de toi se rassurait en se répétant que l’académie méritait cette rébellion.

Cependant l’académie te permit d’enfin assouvir ta grande soif de connaissances en t’offrant un peu d’argent de poche que tu dépensais majoritairement en ouvrages et en bandes-dessinées – accédant à tous ces titres qui amusaient tes camarades et que tu avais conservés dans ta mémoire. Parfois tu essayais de les dérober discrètement, par manque d'argent, car seule la finalité t’intéressait : tu te bâtissais ta propre culture, tu te forgeais tes propres armes pour répondre à toutes ces interrogations qui te traversaient l’esprit au lieu d’améliorer tes résultats scolaires – ou alors, à quelques rares occasions. De toute manière, comme l’affirmait Bourdieu dans l’un de tes livres, l’école n’était destinée qu’à reproduire les inégalités déjà présentes pour ensuite rejeter implicitement la faute sur l’élève. Tu n’avais pas besoin de te marteler de connaissances inutiles – tu te fiais davantage à ta propre intuition qu’à un système rigide qui refusait de s’adapter à ton vécu ou à ton fonctionnement. De toute manière, un jour, tu t’assimileras à cette communauté de ta propre façon, même si encore aujourd’hui, cette quête ne t’apporte que frustration.

Mais tu finiras par briller.
Ça aussi tu en es convaincu.