Une silhouette qui file en catimini dans le dortoir. Le grincement d’une porte, le corps qui s’engouffre dans la chambre. Il est 22h15. Ça fait 15 minutes que le couvre-feu est tombé. Et Lawrence, les mains dans les poches, appuyé à un mur non loin, observe la scène. S’il peut se montrer souple sur certaines règles, il veille au respect des horaires.

Mais combien de fois les a-t-il contournés lorsqu’il était plus jeune ? Pour rejoindre un crush, une petite amie, ou juste pour s’entraîner avec des amis. Ça, les élèves n’ont pas besoin de le savoir. Et de toute façon, les témoins de cette époque se font rare dans les parages. Il peut ainsi savourer sa nostalgie en solitaire. À quoi bon écouter la mélodie des jours perdus ? C’est ce qu’il dit dans les bons jours. Quand la douleur n’irradie pas son genou. Lorsque son propre corps ne lui rappelle pas ce qu’il a perdu, un soir d’automne. La fin d’une représentation, un chauffard qui passe au feu rouge, et sa vie qui bascule à jamais, alors qu’il touchait enfin son rêve du bout des doigts.

Ses jours à l’Académie n’étaient rien à côté de la douleur et de la détresse qui l’avaient soudain aspiré. Il était en vie, il avait eu de la chance dans son malheur. Pourtant, il n’avait que la sensation d’être mort. Sa compagne avait essayé de l’encourager, de le porter pour lui redonner le goût de vivre. Certes, il ne danserait plus de la même façon, mais avec de la détermination et de la volonté, il pouvait se réinventer.

Toutefois, elle avait échoué. L’écart, au fil des jours, entre eux s’était creusé. Pourquoi s’accrocher quand même la tendresse s’était volatilisée ?

Jamais ils n’auraient jamais imaginé cela lors de leur première rencontre à l’Académie. Ils se connaissaient de vue, de loin. Leurs seuls échanges s’étaient limités à des regards. Et puis, ils avaient eu leur première conversation lors de la premier jour à l’université. Entrer dans la section artistique, enfin. Lawrence avait attendu ce jour depuis ses 14 ans. Respectivement danseur et metteur en scène, ses parents ne l’avaient pas découragé à emprunter la même voie qu’eux. Toutefois, ils ne l’avaient pas encouragé non plus. Ils l’avaient laissé faire ses choix, persuadés que l’autonomie et l’indépendance acquises à l’Académie l’influenceraient. Persuadés que la découverte de nouveaux horizons l’orienteraient dans une autre direction.

Mais le rêve de Lawrence ne s’était pas éteint dans son cœur. Il avait pris la forme d’un objectif concret, quelque chose vers quoi il tendait. Marcher sur les traces de ses parents ne le dérangeait pas. Ils formaient à ses yeux une forme d’idéal, de perfection qui le fascinait. Tous deux s’étaient rencontrés à Londres, alors qu’ils joignaient la même troupe. Leur vie était partagée entre Londres et Vancouver. Au milieu de ces vagabondages, un destin était déjà scellé : celui de l’enfant né. Ses parents déjà connus de l’académie avaient choisi de ne rien cacher. Pour eux, le passage par cette institution était essentielle.

— Ne t’inquiète pas, tu verras, tu y seras bien, lui avait soufflé sa mère avant que la distance ne les éloigne.

La vie n’est parfois qu’une succession de rapprochements et d’éloignements. Parfois, pour le meilleur. Parfois, les amitiés défient le temps.

À l’annonce de son embauche à l’académie, ses amis n’avaient pas compris. Pourquoi retourner là-bas ? Pourquoi ne pas chercher un travail plus proche du logement de son ex-épouse ? Et sa fille qu’allait-elle devenir ?

Au début, Lawrence s’était dit que c’était mieux ainsi. Qu’y avait-il de plus horrible que de voir ses parents se déchirer ? Ça ne l’empêchait pas de prendre du temps pour elle dès que possible. Et puis, la routine s’était installée.

Engoncé dans ce quotidien, Lawrence a cessé de chercher une porte de sortie. Le passé est une série de chapitres clos ; les jours s’écoulent plus ou moins paisiblement à l’académie.

Un jour, il rêvera à nouveau. S’autorisera à imaginer un autre futur.

Mais pour le moment, il a des règles à faire respecter.