to: eulalie
help, c'est urgent
rdv à la rivière argentée
vite, c'est une question de vie ou de mort
de vie, de préférence

En réalité, tout allait bien pour Achille.

En dehors de sa solitude quotidienne, de son manque de confiance grandissant, d'une anxiété chronique cachée derrière ce narcissisme devenu sincère, sans doute au contact d'un alice débordant sur sa propre logique au point d'en pourrir ses propres certitudes. En dehors de tout l'amas de haine que les élèves de l'école lui vouaient, d'un futur condamné à l'échec à cause de sa fainéantise abusive et de son mépris d'autrui l'ayant fait misanthrope.

En dehors de tout ça, oui, on pouvait dire que ça allait. Du moins, en partie parce qu'il déversait tout ce mal-être dans la persécution d'une pauvre fille innocente qu'il faisait déplacer pour son plaisir personnel.

Ce qu'il venait de faire, réalisa-t-il avec la réactivité d'un aveugle sur répondeur, était tout de même sacrément laid. Comme pour compenser, et dans un élan de bienveillance, Achille avait tout de même choisi un endroit joli.

Achille n'était pas tellement à l'aise avec l'idée d'une prank. Déjà, il sentait disparaître, en même temps que les dernières lueurs du jour, son peu de maturité restant. Ou de fierté, ça se discutait : avec le temps, il avait cessé de faire la distinction entre ses différentes qualités. Au bout du compte, elles finissaient par s'estomper. Contrairement à bien des gens, Achille n'avait pas de bon fond. Il n'était même pas certain d'avoir un fond tout court, à force de se perdre dans la profondeur absurde de ses réflexions - une manière un peu virile de parler de sentiments.

Son problème n'avait jamais été de ne pas les ressentir. Pas plus, d'ailleurs, que de les ignorer, après tout, ce n'était pas sa légendaire impassibilité qui lui avait donné cette frénésie sexuelle récente. Achille n'avait pas chômé - et ce n'était pas peu dire. Tout y était passé, même les sites oubliés de son adolescent, et alors qu'il laissait se reposer les muscles endoloris de sa main, il s'était mis à penser à Eulalie.
Ça n'avait pas de rapport avec ses activités précédentes, d'autant qu'il n'y avait jamais pensé sous cet angle.

Mais, sans réelle raison, il voulait la voir.

Son rapport aux autres était plutôt simple, quand on y pensait. Achille n'outrepassait jamais l'image qu'il s'était fait de quelqu'un - ce qui était d'autant plus facile que celle d'Eulalie tenait d'une cruche idéaliste. Je suis désolé, mais c'est la vérité. Si Achille l'avait emmené dans une association caritative, le réceptionniste aurait vomi des arcs-en-ciel rien qu'à sa vue. Tout en elle - de cette apparence d'enfant sage à sa douce et mignonne petite voix - en appelait à la bienveillance. À cause d'elle, Achille avait dû jeter les DVD Mon petit poney de sa colocataire, avant d'être tenté de les regarder à son tour.

Avec un peu de malchance, il aurait presque pu devenir honnête, mais Achille avait pris le problème à la racine. Il ferait en sorte qu'elle le déteste, et ainsi, regarderait sans regrets la série des Terminator en l'imaginait comme Sarah Connor.
Le problème, oubliait-il souvent, c'est que les méchants perdaient toujours, et une prank n'y changerait rien.

Prank. On avait pas l'idée d'inventer un tel mot - sans doute aussi ridicule que son concept. Achille avait arrêté d'essayer de comprendre. Plutôt que de perdre son temps, il avait décidé de faire perdre le sien à Eulalie. Si elle était vraiment sincère, si son cerveau était autant constitué de neurones que de guimauve, alors elle viendrait.

Achille avait commencé par l'espérer - et pas seulement parce qu'il commençait à se peler les couilles, à garder cette pose cool, adossé contre un arbre. Il avait toujours regretté que la méta du beau mec mystérieux ne fut pas de patienter en dormant comme une tanche, la bave aux lèvres, mais que voulez-vous ?
Pour garder son image parfaite, il lui fallait faire des concessions. Achille ne pouvait pas compter sur l'imbécilité ambiante : si Eulalie ne décrocherait sans doute pas le prix Nobel, elle savait tout de même utiliser ses yeux.

Alors qu'il entendit des bruits de pas s'approcher, Achille réalisa qu'il n'avait pas préparé d'excuse pour l'arrivée de son héroïne. Il se sentit prit de court, comme lors de ses années de collège où il n'avait pas appris sa poésie. Encore aujourd'hui, ce putain de corbeau à fromage n'avait jamais cessé de le traumatiser.

Et à ce souvenir, sa réaction fut la même.

Un silence profondément gênant.

Il hésitait entre la qualifier de naïve ou d'idiote. Il l'avait déjà qualifié de conne, d'ailleurs, au cours d'une étrange rencontre qui avait fini en baise, mais Achille ne préférait pas y penser.

Au-delà de toute l'imperméabilité sentimentale qu'il prétendait avoir, il avait appris, dès lors qu'il aperçu Eulalie, à s'en vouloir. Pas seulement pour sa remarque aussi déplacée que malhonnête - d'autant qu'il en avait tiré un moment plaisant - mais pour toute la méchanceté arbitraire dont il faisait preuve à son égard.

Arbitraire, pas vraiment : s'il se comportait de la sorte, c'est bien parce que c'était elle.

Au regard d'Achille, Eulalie n'était ni idiote, ni naïve. Sa seule erreur était d'être un tant soit peu bienveillante, ce qui, pour Achille, avait un effet similaire à une allergie. Il l'aurait bien signalé à la concernée, mais d'expérience, elle se serait probablement contenté d'un sourire évasif.

En la qualifiant d’idiote, il espérait qu’elle l’était peut-être assez pour ne pas comprendre la méchanceté. La maturité, à vrai dire, lui semblait inespérée - pour la seule raison qu’il en était exempte. Si certaines personnes prenaient plaisir à faire de leur cas une généralité, lui s’amusait à agir en qualité de monopole.

La différence était improbable, et dans le cas contraire, lui apparaissait comme une anomalie. En son sens, Eulalie en était une. Si bonne que c’en était absurde, si tolérante qu’il en aurait presque culpabilisé de la malmener ainsi.

Pour autant, pour la défense de ses convictions noircies par l’orgueil, il se refusait à la laisser avoir le dernier mot. Il n’était plus tellement question de victoire à ce stade, mais d’un besoin presque nécessaire de faire chier ce qu’il restait de son monde. Et pour ainsi dire, pas grand chose.

Tout va bien. Il répondit dans un souffle, se redressant afin de planter ses sombres iris dans la bonté qu’inspirait les yeux, et bon sang, qu’est-ce qu’il détestait ça. Qu’est-ce qu’il la détestait, par instant, ici et maintenant, tandis que sa voix glissait, cassante, comme la pointe d’une lame crissant sur la roche. Ou peut-être que rien ne va. Tu vois, c’est ça le problème, avec toi. Tout va bien. C’est ce que tu me diras, pas vrai ?

Il s’approche, rompt la distance et les mensonges, présente un parfait visage exempte de blessures, de dangers et d’un désespoir si bien prétendu dans ce message hâtif. Il n’est pas venu ici pour elle, il est venu pour lui, pour se libérer de ses démons, de ses doutes, de cette bienveillance qui le suivait jusque dans ces ténèbres. Et elle est venue, finalement. Sans réel doute, sans motif assuré, sans rien de plus qu’un appel à l’aide.

Je t’ai menti. Tu peux le pardonner, ça ? Si je te riais au nez ? Si je te laissais ici ?

Elle le ferait. Il l’en sait capable.
Ses yeux pétillent de rage, il la bouscule presque tendrement jusqu’au tronc le plus proche, son avant-bras collé contre son cou sans réel poigne.

Il veut se prétendre mauvais, sans oser pourtant la blesser. Il la retient, intimidation presque feinte, ne cherchant que la proximité de leur visage pour lui éviter la fuite.
Et pourtant, en l’instant, c’est lui qui désirait vraiment fuir.

Elle va jusqu’au, ta bonté ? Elle s’écroulera comme un château de cartes dès qu’on l’aura bousculé.

La vérité se cachait souvent dans les filins des mensonges emmêlés, leur racine enfoncée à la base de ces intentions nocives, comme une nécessité. La vérité, qu'importent les efforts, n'était jamais totalement cachée, Achille avait fini par s'en rendre compte. Pour un fieffé menteur tel que lui, l'humanité inconsciente que descellait ses impulsivités avait un parfum désagréable.

S'il lui avait été donné tout pouvoir sur sa propre personne, il en aurait ôté tout sentiment pour se conformer à l'illusion rassurante d'une insensibilité parfaite. Il aurait gloussé comme un réflexe, profitant de la délicate chaleur de la douleur sur son visage. Il aurait senti la douce courbure de ses traits former le segment d'un sourire, se délectant, au jugement d'un plaisir grandissant, de ce désespoir, des larmes coulant, d'une déception alarmante dans sa voix aux recoins brisés.

Eulalie était forte, parce qu'elle laissait ses failles découler d'un naturel si imparfait qu'on l'aurait cru intouchable. Durant un instant, Achille eut envie de craquer - abandonner ses barrières à la limite de l'absurde, oublier tout ce jeu de va-et-vient qui rendait sa vie infernale, et pourtant si plaisante.

Durant un instant, il songea à se laisser happer par ces pensées dramaturges et à mettre de côté, rien qu'une fois, l'ironie qui lui servait d'échappatoire.

Rien qu'une fois, rien que celle-là.

Ses pensées tortionnaires coupaient court à son bien-être, cet humour malveillant et oppressant, cette douleur omniprésente et ce regard condescendant sur un monde dont il refusait l'aide. Alors, il opta pour la même solution qu'à l'accoutumée. Son visage se détendit, la triste expression relevée d'une ironie devenue habituelle, comme une satyre de l'univers-même.

Je n'ai pas de problème contre toi. C'est juste toi le problème.

Le bout de ses doigts frôla sa peau endolorie, en proie aux rougeurs et ses iris de glace laissèrent toute la froideur envelopper la bienveillante demoiselle. À mesure que son visage se fermait, creusait cette solide distance, il tenta de se rappeler dans quel film de la pop culture il venait de piocher cette dernière réplique.

S'exprimer par lui-même, c'était sûrement trop lui demander : Achille préférait remplir son bingo des "moments cool" qu'il s'était jurer de vivre un jour. En tête de file, le cultissime "je suis ton père" qu'il avait préparé, en la qualité de nombreuses nuits de folie. Ça, et l'impulsivité de ses envies - qui le guidaient, ici aussi, vers l'imprudence, le danger, et cette inoubliable solitude.

Et si j'allais mal ? Et si c'était vraiment ta faute, Eulalie ? Tu t'en collerais une ? Tu penses que je me défoule simplement ?

Ses sourcils se haussèrent avec surprise, à mesure qu'il la déchiffrait de ses iris perçants. Le dos de son index remonta le long de sa joue pour en essuyer les larmes, et leur contact lui arracha un frisson discret. En l'instant, Achille comprit - il comprit pourquoi il ne pouvait être indifférent, pourquoi il l'avait appelé ici, pourquoi il se défoulait, comme elle l'en accusait, et pourquoi cette vérité lui revenait à la gueule à chaque fois que leurs regards se croisaient.

Je ne comprends pas pourquoi tu t'obstines à être aussi bienveillante. Je ne te comprends pas Eulalie, et je déteste ça.

Cette façade insensible, c'est la seule chose qui s'était écroulé. Achille, un genou à terre, sembla frémir d'angoisse - et une douleur, peut être imaginaire, parut lui transpercer le talon.

En l'instant, Achille avait deux problèmes, dont un majeur. Déjà, cette discussion ressemblait dangereusement à une scène de drama coréen.
Et enfin, la plante de son pied le grattait - et il se voyait mal ôter sa chaussure au beau milieu d'une engueulade, alors qu'il menaçait de prendre celle d'Eulalie dans la gueule. Il estimait - avec toute l'objectivité qu'il portait envers ses propres manigances - qu'il aurait mérité un tel traitement. En revanche, si elle remettait en cause toute sa malveillance, Achille se sentait rudement blessé.

Pourtant, il l'avait l'habitude des insultes : connard, déchet, et tous les dérivés relatifs à son arbre généalogique maternel. Être détesté était une part de son quotidien personnel - ce qui lui paraissait déplacé, c'était de renier toute la réputation qu'il s'était efforcé de bâtir au fil des années. Qui était-elle, pour ainsi présumer de ses sentiments ? Pour un peu, Achille aurait compris le sentiment des non-binaires oppressés par l'étroite vision des humains enchaînés aux clichés de genre.

Il se sentait prêt à se battre pour ses valeurs, et imaginait déjà toutes sortes de stratagèmes : la menacer, l'insulter, voire pire, tenter de communiquer en allemand. Qui était-elle, pour prétendre le connaître ? Une amie ? Une connaissance ? Un modèle ? Un idéal ? Un reflet ? Un opposé ? Un nemesis ? Un rival ? Ou peut-être, sans langue de bois, l'aboutissement d'un rêve jamais vraiment assumé, si vite oublié.

Te punir ? Comment ça, te punir ?

Il fronce les sourcils, se détournant une seconde de sa colère et de ses songes égoïstes et ravageurs. Il y a quelque chose - quelque chose qu'il n'explique pas, qu'il ne peut que ressentir. Quelque chose de spécial, un peu comme le plaisir inattendu d'un passage au toilettes.

Il s'écarte, affronte la vision de son oeil apeuré, ou ne serait-ce que perturbé par ce qu'il était advenu de lui. Ce soir. Et plus que ça - ces derniers temps, Achille ne se reconnaissait plus. Le monde l'abandonnait, comme si tous ces hypocrites réalisaient ensemble que sa personnalité était désormais archaïque. Le mal n'avait plus sa place ; pas plus que son humour dépassé et absurde. "L'humour se perd" aurait-il dit. Mais Achille était le seul à se perdre, lui et sa solitude déprimante, lui et ses mensonges ringards, ses pleurs pittoresques et cette coquille vide, qu'il polissait chaque matin.

Je ne m'attendais pas à ce que tu viennes.

Il lève ses yeux au ciel, ce que les gens font, parait-il, quand ils ont envie de pleurer. Mais Achille n'avait pas la colère triste - il aurait voulu se punir, lui aussi, pour ce qu'il avait fait. Pour ce qu'il lui avait fait, tout du moins.

Toi aussi, je pensais que tu me plaquerais. Et j'attendais cette excuse pour me lâcher et tout laisser tomber.

Quelques pas en arrière, et avec ce mouvement, la peur d'une chute dangereuse et imminente. Son aveu, à lui seul, est une défaite. Mais pas contre elle. Pas au nom d'une fierté maladroite qui lui imposait de garder son opinion ferme, non. Il avait joué au jeu de la bêtise et du mal et il avait perdu. Il avait tout perdu, ses liens, ses certitudes, les raisons même de ce qu'il était devenu.

Et au final, Eulalie lui enlevait même cette douleur, l'unique chose qui lui restait.

"Tout va bien" ? La voilà, la réponse. Rien ne va. Et j'ignore si ça ira, parce que tu es ce que tu es, et j'en suis l'opposé.