Attablé dans la salle de classe vide, Vincent lisait avec attention un de ses ouvrages, ceux qui étaient supposés l'aider à interagir plus aisément avec autrui. Cela faisait des années qu'il travaillait là-dessus, mais les progrès étaient lents et difficiles.

Au moins prenait-il désormais le temps de connaître ses camarades et de leur parler en se basant sur ce qu'il avait appris d'eux, au lieu de ne les considérer que comme des interlocuteurs temporaires, qu'il ferait mieux d'oublier très vite pour se concentrer sur l'essentiel.

Ce n'était toutefois pas pour socialiser que Vincent attendait l'arrivée de son professeur, Mrs Sinead Forster. Même si, ce faisant, il aurait tout de même à interagir avec elle d'une manière significative... Non, si Vincent était là, c'était pour exercer son Alice. Pour prouver qu'il avait raison et qu'il pouvait contrecarrer le pouvoir de son professeur. Qu'il pouvait effacer un souvenir d'une manière si définitive qu'elle serait incapable de le retrouver.

Elle lui avait expliqué, encore et encore, que son Alice ne marchait pas de la sorte. Qu'il n'y arriverait pas. Mais Vincent refusait d'y croire. Il rejetait l'idée que ce qu'il avait retiré existait toujours, quelque part, et pourrait lui revenir à tout moment. Il ne voulait pas se souvenir de ses parents. Du monde extérieur. De tout ce dont ses camarades se languissaient et qui les forçait à stagner, incapable d'avancer, de progresser. Non. Tout cela était définitivement parti et il n'en voulait plus.

Vincent repoussait du plus profond de lui-même le concept même d'un monde en-dehors de l'Académie. Une vie où il ne serait pas élève. Une existence où il ne se trouverait pas entre ces murs, à respecter sa routine. Un déni si profond que l'idée même de se souvenir ne serait-ce que d'une chose de l'extérieur le terrifiait...

Le jeune homme préféra se concentrer sur sa lecture, chassant les pensées sombres, qui ne l'avançaient en rien. Le livre évoquait le contact visuel, stipulant qu'il était important de le créer et de le maintenir, de manière à interagir correctement avec autrui. Encore quelque chose que Vincent ne comprenait pas. Pour lui, les yeux n'étaient guère plus que des globes oculaires qui servaient à voir. En quoi étaient-ils supposés influencer sur la pratique de la socialisation ?

Alors qu'il s'interrogeait sur ce concept, un bruit de pas attira son attention. L'élève se leva, refermant son livre, plantant son regard dans celui de sa professeure. Il cillait à peine, la fixant si intensément que l'on pourrait croire qu'il cherchait à dévorer son âme. C'était bien ce que le livre avait dit, non ?

"Bonjour, Professeur."

Sans plus attendre, il sortit de sa poche un papier, le lui tendant :

"J'ai effacé un de mes souvenirs. Vous trouverez les détails sur ce papier, que j'ai rédigé avant d'exercer mon Alice. Cette fois-ci, vous ne pourrez pas le retrouver."

Vincent y avait passé du temps. Beaucoup de temps. Travaillant sur sa propre mémoire aussi précisément qu'un chirurgien, retirant le souvenir en question, un souvenir inconséquent, comme il s'en assurait à chaque fois qu'il entraînait son Alice sur sa cervelle. Qu'il n'efface pas quelque chose d'important, comme ses révisions ou le planning scolaire.

Vincent l'ignorait, mais c'était le souvenir d'une fête d'anniversaire au sein de l'Académie qu'il avait retiré. Il avait sept ans et regardait son gâteau avec le même intérêt qu'il manifesterait s'il avait dû observer la pluie tomber. De tous les enfants présents, il était probablement celui qui manifestait le moins d'enthousiasme, lui qui était supposé être le "roi de la fête".

Il semblait détaché de tout et tout le monde, mutique, comme s'il était entouré d'une prison aux murs invisibles, le séparant métaphoriquement de ses camarades. Un souvenir futile à ses yeux, qu'il n'avait eu aucune hésitation à effacer.

Ce souvenir qu'il avait précisé sommairement sur le papier (Fête d'anniversaire suivi de la date du jour en question), Mrs Forster ne pourrait pas le retrouver. Il en était persuadé. Il avait veillé au grain. Et si elle le déterrait... Il creuserait plus profondément encore. Pour qu'elle ne puisse plus le voir. Pour que son passé reste à l'abri, à l'abri de remonter à la surface.

"Je suis prêt."

Vincent la fixait toujours, sans détourner le regard. Jusqu'à ce qu'une pensée lui vienne et qu'il reprenne son livre, tournant rapidement les pages, avant de tomber sur le passage qu'il recherchait.

"Oh."

Il referma le livre, passa une main dans ses cheveux et reprit de son ton monotone, plantant à nouveau son regard aussi intense qu'inexpressif dans celui de Mrs Forster :

"Vous allez bien, Professeur ?"

Il était censé s'intéresser au bien-être d'autrui. Ou, tout du moins, leur donner cette impression. C'était ce qui était écrit dans le livre. Et qu'il avait temporairement oublié.

 

Devant la réponse de Sinead, Vincent ne put s'empêcher de serrer son livre contre lui, comme il le ferait d'une bouée de sauvetage.

Visiblement, il n'était pas supposé regarder les gens de cette façon. Malgré ce qui était écrit. Malgré la soi-disant importance du contact visuel. Pourquoi fallait-il que toute cette socialisation soit toujours aussi compliquée ? Aussi inutilement subtile ?

Vincent pencha la tête sur le côté, son visage inexpressif laissant entrevoir un semblant de curiosité, l'élève s'autorisant à fuir le regard de sa professeure. Au fond, il était plus à l'aise de cette façon, à pouvoir regarder ailleurs, là où il n'avait pas à observer en permanence des globes oculaires qui ne lui évoquaient rien.

"Quelle est la règle, alors, Professeur ? Il y a forcément une manière stricte et précise de faire les choses, une façon optimale de regarder les gens et d'interagir avec eux. Un comportement qui permet de différencier les personnes populaires des... autres. De moi."

Vincent ne pouvait pas comprendre qu'il n'existe pas en ce monde un ouvrage détaillant précisément et justement les règles de la socialisation.

Combien de secondes était-il supposé regarder quelqu'un dans les yeux avant que cela devienne gênant ? Comment savoir avec certitude s'il était supposé vouvoyer ou tutoyer quelqu'un ?

Tous ses camarades semblaient être nés avec la capacité innée de deviner ce genre de choses.

Et Vincent était là. A observer sans comprendre. A chercher en tâtonnant comment échanger avec ses pairs, se triturant la cervelle plus sûrement que devant un problème de trigonométrie.

Au moins, les mathématiques avaient des règles logiques et stables sur lesquelles s'appuyer. Les êtres humains... Pas vraiment.

Le jeune homme jeta un oeil à son bracelet de contrôle, jouant avec du bout des doigts :

"Si je n'étais pas limité, je pourrais simplement effacer votre mémoire et je serais en mesure de recommencer cette interaction autant de fois que nécessaire jusqu'à atteindre le meilleur résultat possible. Mais dans l'état actuel des choses, les souvenirs vous reviendraient forcément au bout d'une heure et vous vous rappeleriez de chacun de mes échecs. Ce n'est pas souhaitable."

Il se désintéressa de son bracelet, haussant les épaules :

"De toute manière, je n'ai pas le droit d'user de mon Alice sur un professeur. Ou un camarade. Les gens n'apprécient guère que je touche à leur mémoire sans leur consentement. Mais ce serait tout de même plus simple. A force d'essayer, je pourrais peut-être établir mon propre livre de règles. Et comprendre vos interactions."

Vincent continuait à serrer son précieux livre contre lui. Son livre qui manquait de précisions.

Son livre qui estimait qu'il connaissait des choses évidentes et se contentait de se montrer vague sur le sujet. Mais Vincent avait besoin de plus. Définitivement plus.

"Vous ne pourrez pas retrouver mon souvenir, Professeur. Je l'ai retiré et cela signifie que personne n'y aura plus accès. Pas avant qu'une heure entière ne se soit écoulée, en tout cas. Je ne peux plus le faire disparaître définitivement. Pas avec ça."

Il montra son bracelet, avant de se replonger dans ses pensées pendant un instant, son regard perplexe se perdant dans le vide, songeant à tout ce que Mrs Forster avait bien pu lui dire.

Il ne voulait pas faire fuir tout le monde. Ce n'était pas son intention. C'était pour ça qu'il lisait ces livres et cherchait à appliquer leurs conseils. En théorie, cela aurait dû fonctionner. En théorie.

"Si vous le retrouvez, cela signifie simplement qu'il faudra que je travaille plus longtemps sur ma mémoire. Que j'enterre mon souvenir plus profondément. Comme ça, plus personne ne pourra le déterrer."

Vincent avait une perception très simpliste du monde, des choses. Tout était noir ou blanc. Soit il échouait soit il gagnait. Il n'y avait pas d'entre-deux, pas de place pour le gris, pas de place pour la subtilité.

Vincent ne pouvait pas accepter que la nature de l'Alice de son professeur contrecarrait sa capacité. Ca ne marchait pas comme ça dans son monde...

Le jeune homme prit la main de Mrs Forster dans la sienne, le plus naturellement du monde, lui demandant de sa voix désespérément monotone :

"Vous pouvez y aller, Professeur."

Il brisa le contact physique et ajouta, tapotant son livre de ses doigts :

"Ou nous pouvons continuer à interagir, si vous le souhaitez, avant de nous y mettre. Le livre dit que la personne qui peut rendre la faveur devrait être celle qui mène la conversation. Que je ne suis pas supposé exiger quoi que ce soit de vous. Je crois."

Parfois, Vincent se demandait si cela valait vraiment la peine de se donner tout ce mal. Il était évident qu'il y avait quelque chose. Quelque chose qui l'empêchait d'interagir avec ses pairs avec leur aisance, leur facilité. Si seulement il pouvait mettre le doigt dessus... Il pourrait peut-être l'effacer. Et il serait alors l'élève parfait. Le meilleur. Le Major.