Le bruit de ses pas secs amorti par le sentier de terre. Par-delà ses yeux, c'est la lumière qui s'apprête à décliner : les cours sont finis, les élèves ont rejoint leurs dortoirs ou leurs activités sportives tandis qu'elle s'est extirpé de la cohue pour se rendre à la ferme. Il ne fait pas froid, pourtant elle s'est emmitouflé dans une veste épaisse molletonnée car il y a dans l'air la fraîcheur d'un début de soirée, l'odeur du foin fraîchement coupé et celle de la terre battue.
De son enclos, le vieil âne gris est venu à sa rencontre. Le museau par dessus la barrière il l'observe, ses oreilles tressaillent, il se met à braire et elle sursaute. Elle est à bonne distance mais a tout de même un mouvement de recule ; Nancy n'est pas la plus à l'aise avec les animaux.

« Je savais que tu serais là. » Le sourire est emprunt de douceur.

Sur le pas de la grange, Henrietta debout tient dans ses bras un petit chat brun tigré, le même qu'elle vient voir régulièrement et qu'elle cajole à présent avec tendresse.

« Je voulais passer à la ferme pour m'occuper des poules. Quelle veine que tu sois là parce que je voulais te proposer de m'accompagner. » Elle se tient en retrait par peur du félin. « Enfin je suis quand même passer à ta chambre mais t'y étais pas. Alors j'ai pensé que tu devais déjà y être - à la ferme. J'ai croisé Jones d'ailleurs en venant. »
Nancy parle trop : sans but et comme pour justifier de ses moindres actions. C'est indécent de rompre ainsi la tranquillité du lieu, de dérober à Henrietta ses quelques minutes d'accalmie loin du tumulte des hommes. Nancy bien sûr est aveugle à tout cela : la planète solitaire sur laquelle elle gravite ne connaît ni silence ni apaisement.
« Il m'a demandé ton numéro. »  Elle voudrait tenter un pas mais, niché dans les bras d'Henry, le chat bouge et elle se ravise « Je lui ai dit de venir t'en parler directement. » Elle enchaîne. « Enfin, je venais pour nourrir les poules oui. Je suis allée chercher un sac de graines. » Elle secoue avec une joie non dissimulée le sac en toile entre ses mains.

Elle fait un mouvement pour se diriger vers le poulailler, mais en se retournant elle ne se rend pas compte qu'elle a marché dans une énorme bouse.

L'eau qui ruisselle sur sa botte en plastique lui fait l'effet d'une limace qui glisserait le long de son pied : Nancy rit.

« Merci. Une fois de plus tu dois nettoyer mes bêtises. »

Henry rit aussi, en un éclat si spontané et sincère qu'elle s'en retrouve embellie. D'ordinaire enveloppée dans une retenue implacable, Henrietta d'une froideur toute précise coupe court aux interactions, réduit au néant la sympathie et s'enferme à double tour - loin des amours, au-dehors des hommes. Elle trace une frontière inébranlable qui la sépare d'autrui ; au milieu des foules denses, Henrietta demeure en éternel exil.
A présent ôtée de son armure et à nue, elle est d'une beauté pourtant prodigieuse. Il y a quelque chose d'invraisemblable à la voir ainsi, entière, adolescente, à s'esclaffer devant son amie ayant marché dans une crotte.
Ce rire-ci, honnête et sans limite, celui-là n'existe que pour Nancy. C'est une vérité qui ne se dévoilerait à personne d'autre, comme un secret précieux qu'elles seules partageraient.

« Ça ne te dérange pas, toi, qu’il s'intéresse à moi ? »

Au dessus de sa nuque, le couperet glacial est tombé tout d'un coup.

« Je crois... » Elle ne croit rien, si ce n'est que sa salive est maintenant plus visqueuse que la colle « Je crois que ça ne me dérange pas. » Pas un mot de plus ne peut être prononcé alors que sa gorge en est réduite au silence. Au creux de sa poitrine, enlacé dans un nœud dur, un serpent de fer autour de son cœur dévore chacune de ses pulsations.

Plus cruel encore, réside au fond d'elle-même une forme sombre et venimeuse qui lui crève de l'intérieur de la chair. Un mot imprononçable et qu'elle ne peut se contraindre à avouer : la honte, violente et crue. Celle d'aimer Henrietta. Celle d'aimer Jones. Celle ne pas vouloir qu'ils s'aiment.

A l'est, le soleil se heurte à l'horizon et autour d'elles les ombres s'étirent et se joignent. La lumière décline et Nancy décline avec elle : la naissance de la pénombre lui semble avoir engloutie tous ses repères. Elle pourrait tendre les mains pour agripper ce qui est encore tangible, mais en vain ; ses doigts n'ont jamais su rien retenir.

Dans ses bras, elle resserre son étreinte sur le sac de graines comme pour combler le peu de sa matière. Avec ce qui le reste de consistance, elle ose formuler une question dont elle redoute déjà la réponse.

« Et toi, tu t'intéresses à lui ? »