La fin de semaine était enfin arrivée, pansement temporaire à l’essoufflement des jours précédents. Entre les cours, la planification des séances suivantes, la préparation de matériel et la correction des récents travaux demandés aux élèves, tu croulais lentement mais sûrement dans une spirale sans fin d’épuisement. Heureusement, ces deux jours t’accordaient un léger répit dans les bras de Raphaël, là où les soucis ne pouvaient venir t’embêter. Difficile toutefois d’écarter complètement le travail lors des week-ends, surtout lors de périodes aussi intensives, alors après un matin passé à folâtrer avec ton compagnon, la pile de travaux t’a rappelée à l’ordre, réclamant notes et commentaires avant le retour en classe du lundi.

Bien calée sous une lourde couverture dans votre petit salon, armée des copies des élèves et d’un stylo, t’étais concentrée sur une analyse de Dickens depuis maintenant une vingtaine de minutes. C’était presque toujours la même routine : lecture du compte-rendu, ajouter des commentaires dans la marge confirmant ou infirmant les idées de l’élève puis accorder une note à l’ensemble du travail. Toutefois, dès le premier contact du stylo sur le papier, tu notes d’un froncement de sourcils l’absence d’encre sur la feuille.
Problématique.

Tu aperçois un peu plus loin la chevelure de ton petit ami et esquisses un doux sourire dans sa direction. « Raph… » T’attends d’avoir son attention pour te redresser, une moue désolée sur les lèvres. « Mon stylo fonctionne pas, tu pourrais m’en apporter un autre s’il te plaît? Il devrait y en avoir un dans le bureau. »
Un regard qui pétille de reconnaissance à l’avance, la bouche qui laisse échapper un « je t’aime » muet, tu l’observes s’éloigner et, aussitôt qu’il quitte ton champ de vision, reportes ton attention sur la copie en répétant mentalement en boucle ce que tu t’apprêtais à noter, poursuivant la lecture un bref instant, pas assez longtemps cependant. Par peur d’oublier, mais surtout parce que le retour de Raphaël ne te permet pas davantage.

Encore bien plongée dans ta lecture, tu n’entends pas le pas feutré de Raphaël qui revient vers toi. C’est plutôt le bruit sourd de la pile de papiers heurtant la couverture qui te fait sursauter et lâcher ton travail.
Quelque chose n’allait pas.
Tu lèves le regard vers lui, inquiète, incapable de te concentrer sur autre chose que ses traits plus durs qu’à l’habitude. Sans même penser à regarder le document qu’il t’avait largué, tu te redresses à demi, déposant sur la table basse le travail que tu corrigeais, tiquant déjà sur la clope qu’il avait entre les doigts et la fumée qui s’échappait du mégot.
Tu commences à voir rouge, Nora, parce qu’il sait pertinemment que tu as horreur qu’il fume à l’intérieur.

Mais ton regard s’adoucit quand il dévoile enfin ce qui le taraude.
Tes doigts caressent le manuscrit et l’approchent, juste assez pour que tu puisses en lire le titre.
Merde.
Yeux fermés, tu regrettes déjà les lignes écrites il y a des années de cela, alors que t’étais au plus bas, que vous étiez au plus bas. Pinçant l’arête de ton nez, tu te demandes bien comment lui expliquer qu’il y a malentendu, que ce n’est pas—
Mais il quitte.
Et là tu paniques.

« Raph ! »

Tu ouvres les paupières en cherchant une trace de sa présence, mais tout ce que tu croises est le froid glacial de ses iris et le stylo volant en arc parfait jusqu’à tes genoux. Et vu la situation, un merci serait déplacé, alors tu fais fi du service rendu pour tenter de réparer ce qui était plus pressant encore.

« Laisse-moi t’expliquer. S’il te plaît. » Regard implorant qui tente de percer sa carapace, soucieuse à l’idée de le perdre pour une broutille de ce genre. Soupirant presque de soulagement lorsque tu le vois ralentir, puis s’arrêter.
Tu saisis ta chance, celle qu’il t’accorde, en sachant que tu n’en aurais pas une deuxième. Pas aussi rapidement.

Tu fais de la place près de toi sur le fauteuil, au cas où il souhaiterait te rejoindre, et croise les doigts en te lançant enfin. « T’as raison, pardon. » T’inspires longuement et avoue d’un trait. « J’ai écrit ça quand tu m’as larguée. Mais c’était y a 10 ans, quand les émotions étaient encore fraîches. Sur le coup, ça m’a fait un bien fou de l’écrire, c’était comme me confier à quelqu’un. » Inutile d’ajouter que c’est probablement ce même manuscrit qui t’a autant démolie à l’époque, incapable alors de ne pas utiliser ton alice pour revivre encore et encore le violent déchirement de ton cœur lorsqu’il t’a quittée.
Raphaël n’avait pas besoin de savoir tout ça, surtout pas en sachant comment il percevait ces jours plus sombres de sa vie. Il n’avait pas besoin d’une culpabilité additionnelle.
Bref soupir, tu cherches son regard pour mieux lui déballer la suite. « Personne ne l’avait lu, et je ne l’ai pas envoyé pour publication. Jamais. T’as la seule copie existante ici. »
Tu voudrais avoir la certitude qu’il comprend, qu’il ne t’en veut pas pour tout ce que tu as penché sur papier à l’époque, mais t’as au moins une certitude. C’est qu’il ne pouvait pas t’en vouloir plus que tu ne t’en voulais déjà à toi-même.

Tu aurais pu prédire sa réaction. Tu aurais dû, en fait, parce que connaître Raphaël sous tous ses angles c’était savoir qu’il s’en voudrait toujours pour tout ce pourquoi il avait obtenu pardon.
Mais tu te laisses surprendre par ses remords, Nora, par leur acidité destructrice qui vous ronge mutuellement depuis tant d’années. T’auras beau tenter de mettre un baume sur son cœur, de couvrir d’amour cette part de lui qu’il abhorre, il y aura toujours une voix pour lui rappeler les histoires du passé qui ont certes cicatrisé, mais pas disparu.

Tu l’observes s’avancer, prendre les pages entre ses doigts dans un silence pesant qui ne trahit aucune de ses pensées mais toutes les tiennes. La culpabilité qui te ronge, le regret d’avoir pu produire quelque chose qui lui fait du mal qui te met la boule au ventre.
Et sa question n’aide en rien. Combien de fois l’as-tu relu?
Tu voudrais disparaître.
Il savait.
Il ne pouvait que deviner cette réponse étouffée parce que les années qui vous ont unies étaient plus fortes que celles où ce « nous » était mis de côté.
Tu fuis son regard, incapable de l’affronter avec cette franchise qui te brûlait les lèvres.
C’est toujours un supplice de lacérer vos cœurs amoureux de cette période sombre qui vous a marquée au fer rouge.

« J’ai pas osé compter. » Mordillement dans la lèvre, tu abaisses les yeux sur tes doigts qui se tortillent sous le coup de la pression. « T’en fais pas avec ça, on est passés par-dessus tout ça c’est le plus important. »
C’est plus facile que d’avouer les heures de torture que tu t’infligeais autrefois, meurtrissant toujours un peu plus ce cœur trop abimé d’avoir aimé.

Le mouvement du manuscrit attire ton attention et, enfin, tu oses le regarder. Pas dans les yeux, fenêtre sur ses émotions, mais sur ses grandes mains rassurantes, ses bras puissants…
Tu l’écoutes sans oser l’interrompre, rivant ton regard au sien au mot colère qui roule sur sa langue.

Vous en aviez déjà parlé. Et pourtant, retour à la case départ, à cette incertitude qui te tord les tripes et cette impression de ne pas en avoir fait assez pour l’aider avec ses démons. « Non non, te force pas. » Tu souris faiblement, maigre esquisse d’un espoir se voulant rassurant. « Tu avais tes raisons d’être en colère Raphaël, je t’en ai jamais voulu pour ça. J’aurais surtout aimé que tu me laisses être là pour toi au lieu de me repousser comme les autres » et tu secoues la tête vivement, refusant de laisser aller la conversation sur cette pente glissante « mais on en a déjà discuté, et ça sert à rien de ressasser ça. »

Doucement, tu te lèves, avançant pas à pas jusqu’à pouvoir l’enlacer et déposer ta tête sur son épaule. « Je t’aime et je t’ai toujours aimé malgré tout ce qui a pu se passer entre nous. Alors s’il te plaît, cesse de te faire du mal avec ça. » Ton emprise se resserre délicatement contre son corps avant que tu te penches pour prendre le manuscrit, cause de vos problèmes actuels. « Fais en ce que tu veux, je ne veux pas qu’il te tourmente. »

Et, à ces mots, tu lui tends le document, le laissant maître de ce passé qui vous hante encore aujourd’hui.

Quand est-ce que tout est devenu aussi compliqué entre vous?
Tu ne saurais mettre le doigt dessus Nora, pas maintenant, pas à cet instant où tu sentais Raphaël te glisser entre les doigts à nouveau.
Des années plus tôt, il était ton prince charmant. Et s’il a été source de bien des tourments il y a longtemps, tu ne pouvais que te douter que ce retour au bonheur cachait une bombe à retardements.
Au fond, votre histoire était une splendide valse qui vous plonge tantôt dans le passé, tantôt dans votre présent.
Et tu aurais tout donné maintenant que vous vous êtes retrouvés pour tourner, tourner sans fin dans ses bras comme s’il n’y avait pas de lendemain, insouciants de ces histoires qui pèsent sur le cœur, encore et toujours.
La culpabilité n’est pas facile à chasser et il est difficile de faire disparaître les cicatrices les plus profondes, mais tu y avais cru Nora, t’avais cru qu’ensemble vous y arriveriez.
 
Si Raphaël semblait en douter, toi tu n’osais abandonner.
Pas maintenant.
Parce que même en colère, froid comme la pierre, tu ne pouvais oublier ce prince charmant qui t’avait séduite bien des fois. Celui qui fait battre ton cœur, encore et toujours malgré toutes les tempêtes.
 
Tu aimerais pour une fois qu’il ne te repousse pas lorsqu’il se fait mille et un reproches, mais c’était prévisible. Il s’éloigne, prend enfin place sur le canapé : si proche et si loin à la fois, la maigre distance entre vous semblant marquer des kilomètres soudainement.
Sa question te surprend. D’instinct, tu ouvres la bouche pour répondre, sans pour autant savoir quels sons émettre, coupée dans ton élan.
 
Est-ce qu’il compte toujours pour toi Nora?
T’as envie de répondre par la négative pour l’encourager à s’écouter, à suivre ses envies pour une fois, faire quelque chose qui lui fasse du bien. Et surtout le remercier d’une certaine façon de ne pas t’avoir contrainte à la vérité artificiellement, le libérer de ses doutes et de sa conscience d’altruiste.
Mais ce manuscrit n’avait pas traversé les années pour rien.
Valeur sentimentale, symbole de votre union brisée, mais aussi d’une œuvre complétée.
Tu le sais au fond de toi que tu ne pourrais pas t’en débarrasser toi-même Nora, et ça répond amplement à la question de ton compagnon.
 
« Oui. » Faible bruit qui se décide à briser le silence bien établi. Ton cœur se serre à cet aveu qui coûte cher, sachant que ce seul mot pourrait causer des dommages bien plus grands encore. Pourtant, une nouvelle évidence se fraie un chemin jusqu’à tes lèvres. « Mais tu comptes plus encore. »
Pas feutrés qui se rapprochent du fauteuil où il est installé, tu prends place sur le bras du meuble sans le perdre du regard. « Peu importe ce qu’il représente pour moi. » Haussement d’épaules malgré le déchirement qui se lit au fond de tes prunelles.
Il devait passer en premier, avant ton art, avant tout le reste. Et ça, ça valait tous les manuscrits du monde.
« Je ne vais pas l’envoyer pour publication – comme tous les autres d’ailleurs – alors fais ce que tu veux avec ces papiers, vraiment. » Esquisse de sourire qui tente de se faire rassurant. « Ça ne fera qu’accumuler plus de poussière de toute façon. »

La peur te tord les tripes quelques secondes quand tu le vois lâcher le manuscrit, lorsque les feuilles fouettent le sol d’un bruit sec et lourd, mais c’est la surprise de le voir s’approcher et t’enlacer de ses bras puissants qui auront raison de ton cœur, lui faisant rater un battement.
C’est que les lèvres de Raphaël ont leur propre musique, et tu t’accordes naturellement à son rythme comme à cette chanson d’autrefois qui vibre dans vos cœurs à l’unisson.

Et à chaque fois, c’était le même refrain, la même rengaine qui recommençait en boucle, mais tu sais désormais à quelle étape vous étiez rendus, ce qu’il faut dire et faire pour revoir le soleil miroiter dans ses prunelles.
C’est une mélodie apprise par cœur depuis le temps. Colère ou tristesse. Lutte contre lui-même. Culpabilité. Pardon. Sourire.
Et toi Nora, toi ta mission c’était de faire durer le sourire et éclipser toutes les autres phases d’un clin d’œil. Tu l’avais appris à la dure que Raphaël ne changerait pas de sitôt, qu’il se ferait tous les reproches possibles sans accepter la rédemption tel Atlas qui a le poids du monde sur les épaules. Sa plus grande force, mais aussi son talon d’Achille.
Mais tu devais essayer, encore et toujours, de le couver de cet amour inconditionnel qui brûlait en toi.
Quelqu’un devait bien le faire, et tu refusais d’attribuer ce rôle à une autre, peu importe à quel point tes ailes pouvaient perdre des plumes chemin faisant.

Et Raphaël, après les nuages, te rappelle qu’il t’aime, et ça te suffit pour oublier un temps le stress, l’inquiétude et les blessures ravivées.
Blottie contre lui, les bras autour de son torse, tu humes son parfum sans gêne, rassurée de le savoir un peu plus en paix avec la situation.
Pas « en paix » en tant que tel toutefois, Raphaël restera toujours Raphaël : il met de côté mais ses blessures ne sont jamais tout à fait cicatrisées. Mais c’était déjà un début, un soulagement, un pas dans la bonne direction.

Les sourires n’étaient plus proscrits après tout.
Tu suis son mouvement et t’écarte à ton tour, le regard plongé dans le sien, décelant malgré toi les larmes qui coulent au fond de ses iris. Oh, si tu pouvais les essuyer de baisers Nora, tu le ferais. Mais ce sont des blessures à l’âme, pas à l’enveloppe charnelle que tu enserres, à cet homme que tu aimes à en avoir mal.

Tu caresses doucement ses joues, détaillant chaque trait de son visage de ce regard qui pardonne tout, qui efface toute trace de colère pour la remplacer par cet amour que tu lis en lui.
Pas besoin de mots pour savoir qu’il se sentait coupable, et ils étaient tout aussi inutiles pour lui communiquer ton pardon, encore et toujours.
Tout ce que tu pouvais faire, c’était souffler un « Tu sais que je t’aime aussi Raph. » entre tes lèvres, près des siennes.

La surprise ne laisse pas de répit toutefois, et t’es saisie de le savoir enclin à le lire éventuellement. Du début à la fin.
Tu salues son courage d’un haussement de sourcils marqué, rapidement remplacé par un large sourire, touchée de le savoir si près de tes intérêts.
Impossible de le lui dire, ta voix étouffée par un éclat de rire lorsqu’il affirme vouloir te forcer à publier des livres.

Un débat qui dure depuis des années. Mais au moins, là, tu savais qu’il était prêt à passer à un autre sujet que ce manuscrit surprise trouvé au fond d’un tiroir. « Tu ne peux pas me forcer, tu sais que seul ton alice te le permettrait. » Et ça me briserait le cœur que tu n’oses ajouter, sachant très bien que cette règle implicite était bien établie entre vous. Ne pas te contraindre sous peine de perdre ta confiance.
Néanmoins, malgré cette légère touche morose, tu reviens à l’essentiel armée de ce regard pétillant de tendresse. « Et quand tu seras prêt alors, mais te force surtout pas. » Brève hésitation, communiquant silencieusement ta reconnaissance qu’il ait pensé à vous plutôt qu’à lui.
Et après la douceur vient la malice, creusant un sourire en coin sur ton visage d’ange. « Et puis, si je veux publier, faudrait que je trouve un sujet sur lequel écrire. Mais rien de douloureux cette fois. »
Autant le mettre en garde.
Juste au cas.

C’est peut-être le baiser qui attendrit ton regard, ou bien est-ce ce sourire qui étire ses lèvres qui te rappelle pourquoi t’es tombée amoureuse de lui des années plus tôt? Toujours est-il que l’atmosphère devient soudain beaucoup plus légère, c’est plus facile d’aimer quand le cœur est heureux et libéré de la menace des orages.
Et le beau temps était enfin arrivé.

Tu n’oses prendre place près de lui pour l’instant, t’asseyant plutôt sur la table basse face à lui, touchée qu’il tente de te rassurer, de t’encourager comme toujours. Il avait toujours été là pour croire en toi, pour voir en tes mots ce que toi-même tu ne pouvais déceler. Accorder une valeur à ces productions que tu n’osais considérer.
Peut-être qu’à force de te pousser, tu finiras par franchir ce pas qui t’effraie tant.
Peut-être qu’un jour sa confiance finira par te convaincre d’y croire aussi.

« Bonne idée. » Regard complice d’où perle l’affection au plus pur de son état.
Tu le sens se détacher, tendre vers le départ qu’il t’annonce quelques secondes plus tard, mais te refuse à le laisser partir après un si doux moment.
Pas maintenant.
« Non. » Tu te relèves, face à lui, et appuie sur ses épaules pour lui intimer de rester assis, un sourire espiègle étirant tes lèvres. Sans rompre le lien de vos regards, tu t’avances, lentement, et te positionne à califourchon sur lui sur le fauteuil, tes doigts glissant dans ses boucles brunes. « Le boulot peut attendre. » Que tu murmures tendrement, les iris pétillantes d’un amour sans fin.
Tes lèvres se posent sur son front avec une douceur renouvelée et tu caresses ses tempes jusqu’à sentir le picotement de sa barbe naissante sur ton épiderme. « Tu es si beau quand tu cherches des solutions. » Ton sourire s’étire et tu mordilles gentiment ta lèvre sans détacher ton regard du sien. « Et si je dois m’inspirer de mon quotidien, je compte sur toi pour me donner matière à écrire. » Petite pause, témoin de la tension entre vous à cet instant. « Justement, j’ai l’impression qu’il faut que je te rappelle à quel point je t’aime. »
Et, sans plus attendre, tu scelles cette promesse d’un baiser à la fois tendre et passionné, avide de vous faire basculer dans cette étreinte où vos âmes peuvent communier.