On se perd, on se perd, on se perd;
on se perd parce qu'on est seule et qu'on a beau être née ici on reste parfois tête et en l'air.

C'est qu'on a pas l'habitude de se promener entre l'aire de jeux et la rivière, c'est qu'on a pas l'habitude de ne tenir aucune main,
c'est qu'on essaie de garder l'esprit distrait,
peut-être que ça ira mieux demain,
peut-être pas.


On se perd parce qu'on est seul et qu'on ne sait pas quoi faire. Comment on pallie une fois que les autres sont partis ? Comment on s'en sort quand le néant redevient le plus fort ?

Tu te poses mille et une questions, une pour chaque pas que tu fais jusqu'aux serres. Peut-être qu'il y aura quelque chose de réconfortant auprès de la vie qui se propage en ces lieux. Peut-être qu'il y aura un peu de chaleur que la nature te partagera, oui, peut-être qu'il en restera un peu pour toi.


Le visage fermé et l'air brisé, c'est que tu ne le montres pas aux autres celui-là. Tu l'appelles ton vrai visage, celui qui est le plus caché et que personne ne doit voir. Tu marches, doucement, toujours doucement. Et en traînant tes pas, comme si ton corps était trop lourd et que tu avais du mal à le déplacer. Tu écoutes attentivement, pour pouvoir changer de masque lorsque tu entendras un pas.
Sauf que ça n'arrivera pas, parce que tes pensées parlent tellement plus fort que toi.

On rentre dans une serre, on se balade auprès de la vie qui s'étend, on touche un peu la terre avec ses mains et on caresse les feuilles des plantes; la curiosité l'emportant.

Tu dis doucement :
― c'est que t'es belle toi.
En parlant au végétal.

T'as clairement aucune idée de ce que cette pousse deviendra, mais tu te dis déjà qu'elle est comme toi; élevée dans un endroit dont elle n'a jamais vu plus loin que les murs qui la protègent. Tu te dis qu'elle deviendra grande, comme toi. Jusqu'au moment où tu te dis aussi qu'elle est plus entourée que toi.

Juste le bruit des plantes qui se frôlent doucement les unes contre les autres, à cause d'une brise parvenue jusque dans l'enceinte même de la serre. On regarde, on contemple. Que faire d'autre ? Regarder la vie pour oublier la sienne, juste quelques secondes.

Jusqu'au moment où,
une voix,
dirigée vers toi.

Plus grande que toi, mais seulement de la douceur et de l'interrogation dans son timbre de voix.

C'est une rencontre
inattendue.

Tu la contemples, quelques instants, les yeux devenant de plus en plus grands. Tu ouvres un peu la bouche, de stupéfaction. C'est que malgré tes préparations à changer de tête d'une seconde à l'autre, tu ne l'avais pas entendue. C'est que malgré ta tristesse fulgurante, sa voix t'avait déjà un peu réchauffé le cœur.

― je crois pas, je demanderai à maman Guenièvre. Tu connais maman Guenièvre ?

Tu souris, le cœur réchauffé, les yeux moins tristes et le sourire plus vrai.

Tu observes la carrure de l'autre enfant à ton tour; tu te demandes qui elle est, pourquoi elle est là, qu'est-ce qu'elle fait ? Tu réalises que tu n'arrives pas à te souvenir si tu l'as déjà croisé ou pas; c'est qu'on croise beaucoup de gens, beaucoup d'enfants, lorsqu'on se balade tout le temps.

Mais elle, étonnement, elle ne te dit pas grand-chose, pas même un vague souvenir ni aucune impression ―les impressions de déjà-vu. Tu ne te rappelles pas d'une quelconque emprunte laissée par l'enfant sublime.
Et ça, c'est bizarre.

Tu plisses les yeux, sans aucune méchanceté, aucune. Seulement l'incompréhension d'une enfant qui veut toujours tout comprendre.

― tu vis avec les fleurs ?

Illogique, mais pas pour toi. Une âme que tu n'as jamais rencontré hormis dans un endroit où tu n'es ―presque― jamais allée ? C'est elle qui t'a demandé si tu étais une fée et pourtant il est clair que pour toi c'est elle qui est féerique ici.

Tu t'accroupies auprès de cette nouvelle âme, sans te poser la moindre question; parce que tout est simple, toujours simple avec toi, les choses viennent et tu les prends et tu les acceptes.

Lorsqu'elle dit qu'elle ne connait pas maman Guenièvre, tu voudrais lui tirer la manche et l'emmener à l'infirmerie pour la présenter; parce que tu es sûre que Mam aimerait Nessa, et que Nessa aimerait Mam;
mais maman Guenièvre doit certainement être occupée alors tu te dis que tu iras chercher Nessa la prochaine fois que t'iras faire le goûter à l'infirmerie. C'est toujours simple.

― je t'emmènerai voir Mam ! Elle soigne les gens qui se font mal et elle sait faire des cookies !

Les yeux qui pétillent,
toujours, quand on parle de l'infirmière.

Les yeux qui pétillent,
encore plus,
lorsqu'elle te dit qu'elle s'appelle Nessa.

Tu prends la main qu'elle te tend, comme les grands.

― moi c'est Zélie !

Et d'un coup, tout d'un coup, tu veux lui dire mille et une chose; parce que Nessa respire la douceur. Après tout, rencontrer quelqu'un parmi les fleurs ça ne peut qu'être synonyme de bonne nouvelle;
dans ta tête tout était clair.

Elle allait être une nouvelle amie, la plus belle et la plus douce de toutes.

― tu viens d'arriver ? t'as vu le vrai dehors ? la chance j'y suis jamais allée encore !

Tu voudrais qu'elle te raconte, comment c'est à l'extérieur ? Comment est la nourriture dehors ? Comment les gens vivent en famille ? Est-ce qu'elle a vécue en famille même ? Tu n'y connais rien et tu voudrais tout savoir tout de suite. Mais tu n'es pas quelqu'un qui pose questions sur questions, alors, tu lui demanderas tout ça plus tard. Parce que lorsqu'on est à l'Académie, on a le temps, tu te dis que tu la verras souvent.  

On a le temps de se rencontrer,
on peut s'étaler sur toute l'année.

tu es enchantée aussi; tu avais déjà entendu cette formulation entre les grands qui venaient de se rencontrer, que Nessa te parle comme une grande, ça te faisait plaisir,
tu lui souris.

elle te demande un peu ta vie, est-ce que tu es sortie d'ici, qu'elle t’emmènera dehors ―un jour tu espères, même si tu n'es plus sûre de rien, l'espoir n'a pas encore quitté ton cœur―

tu réponds
― je suis jamais sortie dehors dans le vrai monde, tu marques une petite pause avant d'ajouter mais je suis déjà allée à central town pour acheter des bonbons !
et ça te paraît déjà comme quelque chose de grand;
ce n'est pas arrivé souvent, puisqu'il fallait toujours un grand pour t'y emmener, et que la seule personne à ta disposition pour l'instant avait été Guenièvre, qui n'est que trop prise par le temps et les gens;

elle parle de gens « normaux », tu crois comprendre ce qu'elle veut dit mais t'es pas sûre, parce que toi ta réalité c'est l'académie, alors dès qu'on parle de ce qu'il se passe en dehors, t'es jamais trop sûre de rien.

puis la question qui fane le sourire;
non, maman n'est pas ici,
non, maman je ne connais même pas son prénom.

― non maman est pas ici.
tu dodelines doucement la tête,
qu'il est complexe de se faire tout seul.

mais tu as décidé de ne plus avoir peur, tu te souviens ? Toutes ces promesses que tu t'es faite à toi-même, celles d'avancer même sans connaître ses racines, celles de toujours t'en sortir, de devenir meilleure, non, tu ne connais pas maman ―pas encore tu te dis― mais tu ne reculeras devant rien.

― mais tu sais c'est pas grave ça, parce que je suis sûre que je suis pas toute seule dans ce cas.

t'en sais pas grand chose mais tu l'espères, tu te dis que c'est pas possible que tu sois la seule à ressentir tout ça,
ce serait pas juste que tu sois l'unique abandonnée.

― si tu viens d'arriver ça veut dire que tu connais tes parents toi ?

tu recommences à sourire, doucement, un petit regard vers les jeunes pousses en face de vous;
ne pas se laisser faner.

tu as vu, bien entendu, les étoiles dans la bouche de Nessa. Les yeux qui brillent plein d'éclat; les astres qui se déversent d'elle; tu peux mettre du temps à comprendre, parfois, mais là, c'est trop scintillant pour que tu ne remarques rien.

― je demanderai pour que tu viennes à central town avec nous.
parce que ça pourrait la rendre heureuse, que tu penses. Et que si on peut rendre les gens heureux facilement, on devrait le faire, que tu penses encore.
et que ça se voit que Nessa essaie,
que Nessa essaie, de t’insuffler un peu de vie,
un peu de bonheur.

tu souris, très fort, quand elle dit que tu n'es pas seule.
― si je le suis pas, alors toi non plus !
ça a des airs de promesse.

tu regardes dans les airs, suis les mouvements de ses mains au fur et à mesure qu'elle parle de ceux qu'elle connait. Le même alice que son papa ?

elle te devance sur la question,
ça tombe sous le sens.

― je m'améliore vite, si je fais quelque chose tous les jours, je deviens très forte très vite ! c'est bien pour les devoirs.

cette fois, c'est dans ses yeux que tu regardes;
― et toi, c'est quoi que toi et ton papa vous savez faire ?? à peine le temps de réfléchir que tu rajoutes; j'suis sûre que t'as un truc "stylé", faire apparaître des étoiles ? colorer les feuilles des plantes sans les toucher ? te transformer en princesse la nuit ??

"stylé", c'est un terme que certains grands disaient. On tente de grandir un peu, en utilisant les mots déjà entendus dans la bouche des plus vieux.
même si t'as tout cassé à partir du moment où t'as demandé si elle se transformait en princesse.

ça te passionne, de voir ses étoiles dans les yeux, c'est contagieux, ça te contamine aussi et tu souris aussi fort qu'elle tu deviens joyeuse instantanément c'est vraiment incroyable ce pouvoir chez les enfants.

― oui ! je veux devenir major quand je serai plus grande ! je veux être utile ! comme ça on sera fier de moi plus tard.

et quand tu vois les transformations de ton ombre,
tu écarquilles les yeux,
tu regardes fixement,
tu laisses ta mâchoire se décrocher,
comme si elle voulait s'en aller;

― mais c'est trop chouette ! t'es magique Nessa !

magique, comme les pluies d'étoiles, les aurores et les crépuscules;
Nessa t'es magique,
on voudrait te garder auprès de soi,
parce que tu mets du baume au cœur, tu panses les plaies, de tes sourires et de tes paroles;
oui, en cet instant précis,
on voudrait avoir une vraie place dans ton cœur.

créer des amitiés,
nouer des liens à la façon de bracelets autour des poignets,
porter son cœur au creux de ses mains,
laisser une place à chacun.

rien de plus précieux pour toi,
d'avoir quelqu'un,
lorsqu'on est arrivé ici avec rien.

― j'ai une idée.

tu scrutes les plantes en t'exprimant;
― on va adopter une plante ici, ce sera celle de notre amitié.

et on la fera grandir,
on la gardera en vie,
si on n'y connait rien,
on apprendra à se connaître
pour la faire exister.

― t'es d'accord ? faudra pas la laisser mourir.