Cela faisait peut-être dix ou quinze minutes qu’Isis s’était installée dans un coin un peu à l’écart du café, sans rien commander ; elle se contentait de rester là, à regarder à travers la vitre d’un œil soucieux et en jetant de temps en temps un œil à son téléphone comme si elle était en train d’attendre quelqu’un.

La vérité bien sûr, c’est qu’Isis n’attendait rien ni personne, à part peut-être que le temps passe plus vite.

Elle ne s’était pas senti le courage d’aller en cours aujourd’hui, et ça n’avait rien à voir avec ses insomnies, ou une éventuelle cuite qu’elle se serait infligé la veille –ça lui arrivait parfois, en semaine, quand bien même pour conserver le confort minimal de sa chambre à une étoile, elle faisait l’effort d’essayer de réserver ça pour les week-ends. Elle n’arrivait pas vraiment à mettre le doigt dessus à vrai dire, c’était comme si depuis peu, quelque chose en elle s’était déréglé, comme si les émotions qu’elle avait appris à gérer –à défaut de les comprendre tout à fait– par la force de l’habitude avaient changé sans qu’elle ne s’en rende compte, et elle se retrouvait, à l’instar d’aujourd’hui, comme une idiote à avoir besoin de prendre du temps seule pour essayer de démêler tout ça.
Elle aurait pu rester dans sa chambre toute la journée mais cet endroit qui accueillait parfois son épave pendant des journées entières avait quelque chose de suffocant aujourd’hui ; il avait été le théâtre d’évènements encore trop récents qui l’avaient touché en son cœur d’une façon étrange, à la fois agréable et profondément dérangeante.
Isis fronça les sourcils quand l’idée que Judas soit à l’origine de ce trouble l’effleura.

« Vous attendez quelqu'un ? »

Elle sursauta légèrement, prise au dépourvue –s’était-elle perdue dans ses questionnements existentiels au point de ne pas le sentir arriver malgré son alice ? Elle reprit bien vite contenance cependant, et sans répondre ni se défaire de sa mine impassible, elle se contenta de planter ses yeux sur lui, qui subitement s’était immiscé dans sa bulle troublée.

« Sinon je vous offre quelque chose ? »

Un rictus fugace s’esquissa en premier lieu tout au bord de ses lèvres car elle s’était fait la réflexion que cela faisait longtemps qu’on ne l’avait plus abordée de la sorte. Avec la réputation qu’elle se traînait à l’école, on ne faisait plus vraiment d’efforts pour lui parler avec subtilité, et dans un sens ça l’arrangeait un peu –on allait plus vite à l’essentiel et on ne s’éparpillait pas dans des cours incessantes.

« C’est par pure gentillesse cette proposition où vous espérez quelque chose en retour ? »

Elle avait répondu sur un ton doux, avec un petit sourire poli et un peu narquois qui n’allait pas tout à fait jusqu’aux yeux. Mais la perspective d’une boisson gratuite –et peut-être surtout d’un inconnu à qui parler pour l’occuper et ne plus avoir à se laisser submerger par ses propres malaises– lui semblait suffisamment plaisante pour ne pas lui claquer sa porte au nez.

« Je n’attends personne, fit-elle en haussant les épaules, et j’aime bien le thé Earl Grey. »

Il avait ri pour toute réponse, d’un rire doux et clair qui tintait comme des clochettes, et peut-être un peu plus complexe qu’il en avait l’air ; comme si dans l’ombre de son éclat demeuraient des émois secrets un peu plus amers –ça avait le don de lui plaire ça, à Isis.
Les soleils trop brillants, elle les évitait souvent comme la peste par peur de s’y brûler la peau à trop vouloir profiter de leur chaleur mais aussi par crainte d’être le nuage noir d’orage qui finirait forcément par en atténuer les rayons. C’était pour ça entre autres, qu’elle ne fréquentait que des gens de son espèce
–des lâches, des cyniques, des écorchés, parfois tout à la fois. Au moins ne craignait-elle pas d’étouffer leurs éclats, ni de se faire du mal à comparer son ombre à leurs étoiles.
Pourtant, que le soleil pouvait avoir l'air doux parfois.

« Je n'espère pas, je sais qu'en retour vous me direz "Merci pour le thé" et je n'ai rien besoin de plus. »

Un petit sourire satisfait fleurit discrètement au coin de ses lèvres quand il commanda bien finalement deux tasses au lieu d’une et qu’il prit un peu plus ses aises en face d’elle.
Il parlait bien. Isis ne savait pas si ça n’était que de belles paroles creuses dont elle devait douter de la sincérité où si elle pouvait vraiment se fier à ce qui semblait trop beau pour être vrai. D’ordinaire c’était toujours la méfiance qui s’installait, quand bien même elle pouvait céder aux avances qu’on lui faisait, car elle s’était imposé comme règle de ne plus jamais donner aux autres le bâton pour se faire battre –et sa confiance à bafouer tenait plus de la batte de baseball cloutée que du simple bâton de forêt.
Mais Isis aujourd’hui, était lasse de la morosité des tranchées étriquées dans lesquelles elle s’était enterrée pour ne plus souffrir. Les mots de Judas résonnaient encore dans sa tête et les graines d’espoir qu’il avait semé en elle par les failles de sa carapace semblaient déjà prendre racine, lui asticotant le cœur et lui donnant des envies de mieux, de plus beau que ce qu’elle s’était infligé jusqu’ici.
Peut-être qu’elle n’aurait pas dû accepter ce thé tout compte fait.
Un « je t’aime » murmuré à trois heure du matin et la voilà déjà qui oubliait ses leçons pour se vautrer dans l’attention qu’on voulait bien lui accorder.

Peut-être qu’elle n’aurait pas dû accepter oui mais
cet homme était adulte et
elle ne l’avait encore jamais vu durant ses quatre années de vie ici,
et n’allait probablement plus le revoir après ce jour,
alors
juste cette fois
si c’est juste pour oublier un peu le reste
elle n’en mourra pas.

« En revanche si vous payer une tasse de thé est un acte suffisant pour espérer quelque chose en retour, j'ai pitié du romantisme moderne.
— Au risque de vous décevoir mon expérience du romantisme avoisine le zéro absolu alors j’ai peu d’élément de comparaison, répondit-elle avec un rire léger dans la voix. »

Isis se plaisait à endosser ce rôle qui était elle mais mais différente à la fois, qui parlait bien aussi et faisait cent fois plus propre sur elle que l’habituelle adolescente déglinguée au cerveau trop endommagé par les abus en tout genre et les insomnies –peut-être était-ce là ce qu’elle serait devenue si elle n’avait pas grandit comme ça.
Elle se disait qu’au fond, si elle n’était pas vraiment elle, alors tout ça ne serait plus qu’un vaste jeu qui ne voudrait rien dire et ne durerait que jusqu’à l’heure de son couvre-feu –et Isis trouvait un confort certain dans le déni et la fuite en avant.

« Je m'appelle Krystian. Je travaille en tant que médecin à l’hôpital. »

Elle eu un petit sourire narquois plus destinée à elle-même qu’à lui
–trop beau pour être vrai, c’en était à se demander s’il existait vraiment là, devant ses yeux (après tout avec les absurdités que les alices ici pouvaient provoquer, elle ne serait pas étonnée d’apprendre qu’il s’agissait d’un personnage de série sorti de son monde de pixel pour goûter un peu à la vie de l’autre côté de l’écran).

Une légère hésitation –elle se donna le temps d’une gorgée de thé brûlant tout juste arrivé pour réfléchir au premier mensonge qu’elle allait inventer– et elle lança les dés.

« Mae, fit-elle laconique. Je bosse à la bibliothèque de l’école. »

Un comble pour celle qui n’avait pas réussi à finir un seul bouquin depuis presque deux ans.
Mais Isis était de ces filles sans enfance qui avaient grandit trop vite, au point que ça devienne trompeur, dans leurs attitudes, leurs vêtements et même dans leurs façon de regarder l‘autre dans les yeux, alors sans son uniforme et son sac de cours, le subterfuge marchait
–espérait-elle, sinon la partie était déjà terminée.

« Merci pour le thé. »

Dans un geste machinal, Isis avait versé dans sa tasse l’eau brûlante servie dans une théière à part et observait d’un œil distrait la couleur du thé infusé se répandre jusqu’aux parois de la porcelaine –et puis il avait ri et comme si c’était contagieux, elle avait esquissé un sourire et soufflé un ricanement léger à son tour. À sa blague stupide mais étonnamment attendrissante aussi, elle se fendit d’un rire clair et doux, dépourvu de tous les sarcasmes dont elle se parait d’ordinaire à la moindre occasion.

« Il faudrait savoir ce que vous voulez, c’est bien une remarque d’homme ça ! fit-elle sur le même registre. »

Peut-être que son auto-persuasion avait trop bien fonctionné, mais Isis se sentait à l’aise en face de lui, comme si derrière sa nouvelle identité improvisée, elle respirait mieux et pouvait prendre ses aises sans se sentir aussi vulnérable que lorsqu’elle n’était qu’elle-même livrée aux autres regards.
Peut-être aussi que ça venait de lui, un petit peu.
Krystian avait, en plus d’un visage agréable qui ne la laissait pas indifférente, une aura apaisante comme une brise d’été et si elle se laissait trop aller au jeux des masques, elle risquait de s’y habituer, et puis s’y accrocher comme elle finissait toujours par s’accrocher viscéralement à ce qui lui faisait du bien avant de tout jeter une fois les dégâts constatés.

Oh Isis, attention.
Depuis le temps, tu devrais connaître la leçon.

Elle porta sa tasse à ses lèvres et frissonna légèrement à la sensation de brûlure qui descendit le long de sa gorge, d’abord douloureuse puis réconfortante, mais ce petit plaisir l’étrangla quand elle finit d’avaler de travers suite à la nouvelle question de Krystian qui la déstabilisa plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre.
Elle toussa légèrement, reposa sa tasse pour finir de s’éclaircir la gorge sans risquer de renverser quoique ce soit et il lui fallut un instant de silence, les yeux baissés, pour reprendre consistance. Ce qu’elle fit, en refoulant aussitôt les ombres qui tentaient de s’infiltrer sous le seuil de la porte de son esprit –aujourd’hui plus que les autres jours, les démons d’Isis n’étaient pas les bienvenues puisqu’elle était Mae, l’assistante bibliothécaire un peu étrange mais tellement moins à vif qu’elle.
Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle releva le regard vers lui.

« Et c’est moi qui va trop vite entre nous, c’est ça ? fit-elle sur le même ton blagueur qu’un peu plus tôt. »

Elle se fendit d’un nouveau rire, toujours aussi clair mais cette fois moins sincère –les mauvaises habitudes– puis elle se pencha en avant, coudes sur la table et menton sur les mains, presque lascivement comme s’il n’y avait qu’en empiétant sur son espace à lui qu’elle arriverait à se défaire de cette impression désagréable d’être envahie, percée à jour malgré ses tricheries.
La meilleure défense est l’attaque parait-il, et Isis savait y faire quand elle devait passer à l’offensive.

« Il va falloir plus qu’une tasse de thé pour me donner envie de répondre à ce genre de question, tu sais Krystian ? Déjà elle laissait tomber les formalités pour s’adresser à lui comme s’ils étaient déjà familiers. T’es libre jusqu’à quelle heure ? »

Elle ne savait pas trop quoi faire et improvisait chaque réplique comme si elle était née sur une scène de théâtre, mais le goût du jeu et le besoin d’en être maîtresse pour ne pas se sentir dévoilée l’emportaient largement sur la moindre once de raison qu’il pourrait lui rester.

«  Eh bien, je ne suis qu'en pause pour une demi-heure à vrai dire. Mais je dirai à mes collègues qu'une fille m'a demandé de lui offrir du thé ils seront bien obligés de me pardonner mon retard.
— Je risque d’avoir envie d’abuser de la sympathie de tes collègues et te garder pour moi toute seule tout le reste la journée si c’est comme ça… »

Elle avait cette fois été la seule à laisser échapper un ricanement léger suite à un échange narquois, mais ça ne l’avait pas plus désarçonnée que ça ; la réaction sobre et dénuée de dépit de Krystian à sa non-réponse avait suffit à apaiser les sursauts que sa question intrusive avait provoqué en elle.
Il avait un regard plus doux en s’excusant ; d’ordinaire, Isis considérait ce genre d’élans presque tendres comme de la pitié, et s’en moquait de son venin bien connu –qu’elle ait vu juste ou non. Mais cette pitié qui l’irritait tant, elle ne la trouvait pas dans ces yeux là, ou peut-être bien qu’elle refusait de la voir pour ne pas entacher un peu plus le tableau parfait qu’elle s’était déjà imaginé de cette journée. Une rencontre fortuite, un amoureux inconnu dont elle pouvait se permettre d’aimer l’image qu’elle s’en faisait sans risquer les peines de cœurs puisqu’elle ne le reverrait jamais, un baiser d’adieu au coucher du soleil et des souvenirs immaculés à ressasser à loisir dès que la réalité la rattraperait. Elle n’avait pas envie de tout gâcher, alors d’un sourire doux, elle accepta ses excuses, et elle n’aurait trop su dire si l’ombre triste et fugace qui lui traversa les yeux était le fruit d’une véritable palpitation de son cœur ou si elle se laissait prendre à son propre jeu.

« Disons plutôt que je me fais encore moins confiance qu’aux autres alors c’est compliqué, fit-elle d’une voix un peu plus basse avec le regard un peu vague, juste avant de relever les yeux vers lui dans une attitude soudain plus vive. Mais y’a pas de mal, excuses acceptées ! »

Et qu’il soit égoïste lui aussi ! Isis s’en moquait bien, elle était la première à se vautrer dans un égoïsme malsain pour éviter d’avoir à trop ouvrir les yeux, si quelqu’un devait le juger ça n’allait pas être elle, et tant qu’il n’abîmait pas son tableau fantasmé, elle voulait bien accueillir tout l’égoïsme qu’un homme comme lui pouvait bien cacher derrière son joli sourire.

« Je ne vais pas m’en plaindre non plus, fit-elle dans un rire discret et en vrillant son regard dans le sien, jouant volontairement sur la séduction non dissimulée pour provoquer des réactions –elle avait bien aimé quand, un peu plus tôt, il avait semblé avoir perdu ses mots l’espace d’un instant. On n’a qu’à égoïstement se contenter de faire connaissance pour le moment, et peut-être que si ton invitation pour un autre verre tiens toujours, on pourra l’être un peu moins cette fois là. »

Elle porta sa tasse à ses lèvres pour y boire une nouvelle gorgée brûlante mais ne le quitta pas des yeux une seule fois.

« Tu travailles ici depuis longtemps ? »