Yingyue Jiang avait douze ans lorsqu'elle renonça définitivement à la pitié, par peur de voir jamais sa mère pleurer pour de vrai – une fiction immorale dont elle refusait catégoriquement la réalisation tangible. Bien sûr, elle pouvait tout-à-fait excuser l'aigreur baveuse de Janine, qui n'était après tout qu'un ignare bébé de deux ans, et comprendre les gros chagrins de Jack, qui, a l'âge de huit ans – nourrissait déjà l'intuition désordonnée que les vols répétés de son goûter à la récré n'étaient qu'un des premiers signes impitoyables de sa condition humaine en affirmation. Par contre, elle refusait catégoriquement l’avènement d'une ère du soupçon, et de longues nuits à douter dans l'obscurité des demi-sourires de maman. Elle décida donc, par nécessite – de suspendre là ses entreprises adolescentes de composition personnelle, et de s'en remettre uniquement aux lois disparates de l'univers.

Il y avait longtemps qu'elle avait découvert son don, et qu'elle en avait compris la dangerosité – jusqu'à l'adolescence, elle refusait de n'en trop user, par peur de dissiper définitivement une illusion dont elle avait déjà bien conscience de la fragilité. Mais les larmes imaginaires de maman, en tombant virtuellement au bas des fragiles fondations de sa foi en l'humanité – finirent de désagréger tout-à-fait ses certitudes de papier.

Elle-même ne se réfléchissait pas en termes de vol, d'extorsion, d'imposture – quels mots luxueux et vilains !  N'était-elle pas des plus faibles, dans cette histoire ? N'était-elle pas la plus à plaindre, accrochée comme elle était, ballottée, presque pendue, aux poignets provisoires – une jolie breloque en toc, en signe honnête de son professionnalisme ? Elle ne vendait ni plus ni moins que le plaisir de sa présence à ceux qui, assez riches en vices, pouvaient se la payer.


Mais il fallait toujours compter, et malgré le trafic organisé de ses sourires, pour lequel elle avait même sacrifié une année scolaire (non pas qu'elle en eut quelque chose à foutre – les remontrances des profs n'ont aucune valeur marchande) les additions n'en finissaient pas de dérouler leurs obscènes rangées de zéro sur la toile cirée de la cuisine.
Yingyue décida alors qu'elle allait réaliser quelque chose de grandiose – les enchères aux cajoleries, le solde de son affection factice – toutes ces petites opérations impayables n'étaient pas prêtes de satisfaire ses immenses ambitions.

Elle frauda les transports pour se rendre à l'Académie Alice, comme n'importe quel autre jour, son sac à dos lapin rose sur les épaules, habillée bien trop légèrement pour la saison – elle savait qu'elle atteignait, en ce jour comme les autres, l'apogée de toute sa carrière marchande, et se sentait profondément apaisée à l'idée d'avoir surpassé jusqu'à la plus haute de ses aspirations fastueuses ; il n'était plus question de se vendre en vaines pièces détachés, en petits morceaux à crédit – Yingyue allait se monnayer toute entière, dans sa plus absolue totalité, jusqu'au plus insignifiant de ses souffles. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait précieuse.

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– Yingyue est née à Shanghai, mais sa famille a émigré à Londres lorsqu'elle avait 2 ans à peine.
– Elle est l'aînée de cinq adelphes. C'est elle qui s'occupe de ses petits frères et sœurs. Maman travaille dur pour combler l'absence de papa.
– La famille a d'importantes difficultés financières. A l'adolescence, Yingyue finit par se servir régulièrement de son don pour gagner un peu d'argent afin d'aider sa mère.
– Cela lui prend tout son temps ; Yingyue néglige complètement ses études et redouble sa troisième.
– Comme cela n'est toujours pas suffisant pour boucler les fins de mois, elle décide d'intégrer l'Académie Alice, après avoir entendu dire que les familles recevaient de l'argent en échange du placement de leur enfant dans l'établissement.