Moran était dans un long couloir comme dans un hôtel, bordé de portes de toutes tailles, de tous types et de toutes couleurs. Ses pieds s'enfonçaient dans la moquette. De l'autre côté de ce couloir, il y avait sa mère.

"Maman !"

Moran courait pour rattraper sa mère. Tout au fond de ce couloir, il y avait une porte. Moran savait qu'il devait la rattraper avant qu'elle ne l'ouvre. Il courait de toutes ses forces, mais elle parvenait toujours à s'enfuir.


"Allez Mo, concentres-toi. Je sais que tu peux le faire."

Moran serrait la main dans son père dans la sienne, les yeux fermés, le visage crispé par la concentration. Il en oubliait de respirer. Il eut un hoquet lorsqu'un mégaphone hurla à l'extérieur, juste devant l'immeuble. Son père le secoua un peu et se mit à crier : "Bon sang, tu y es presque ! Ne les écoutes pas, concentres-toi !"
Moran ravala un sanglot de peur et de frustration. Il pouvait sans problème passer d'un immeuble à l'autre, entrer et ressortir d'un magasin sans être vu, sauter d'un train en marche sans réellement sauter. Il pouvait parcourir des kilomètres pour peu qu'il y avait une porte à destination, une porte qu'il connaissait. Il aurait pu revenir dans la maison de son enfance, en pleine Forêt noire, en un claquement de doigts, retrouver son lit toujours bien fait et ses étagères remplies de figurines de dinosaures.

Mais emmener son père, il ne pouvait pas.

"Je suis désolé, papa..." murmura-t-il misérablement.

Il le tenait toujours d'une main, l'autre était crispée sur la poignée de la porte de la salle de bains.

Moran se mit à pleurer. Il n'arrivait plus à se concentrer, à peine à respirer. C'était trop tard maintenant, il les entendait crier et courir dans les escaliers. Les phares rouge et bleu éclairaient la rue comme des sapins de Noël.

"J'y arriverai pas", sanglota Moran.

Cette fois, c'était la fin.


"Tu es la seule à pouvoir l'aider, Deirdre."

Deirdre serra ses bras contre elle et secoua la tête. Autour d'elle, c'était le chaos. Elle avait perdu le contrôle des mois plus tôt et aujourd'hui, sans son alice, elle n'y arrivait plus.

"Je ne peux rien faire. Je ne sais jamais où il va quand il ouvre une porte ! Je le cherche partout... et s'il sortait de l'appartement ? S'il se retrouvait dans la rue, ou pire, sur un toit ? Tu imagines ?"

Elle paniquait. Jamais elle n'avait imaginé ce que ses parents avaient dû endurer avec elle. Cela faisait si longtemps qu'elle avait cet alice qu'elle n'y pensait même plus. Elle le maîtrisait si bien, elle avait oublié ce que cela faisait de le déclencher par accident lorsqu'on ouvrait une porte de magasin, un réduit, sa propre salle de bains. Tourner la poignée et se retrouver beaucoup plus loin. "Sauter" d'une porte à l'autre. Moran était trop jeune pour comprendre. C'était un enfant, il était curieux : il ouvrait les portes. Toutes les portes. Et Deirdre ne pouvait pas le suivre. Plus maintenant que son alice arrivait au bout de son pouvoir. Elle regrettait à présent de l'avoir utilisé de façon aussi irréfléchie. Elle regrettait même son tour du monde. Elle était partie après ses études à l'Académie et elle avait parcouru la Terre avec son alice. Elle avait vu tant de choses, rencontré tant de gens. C'était comme ça qu'elle était tombée amoureuse. Ils s'étaient mariés, et ils avaient eu Moran. À peine savait-il marcher qu'il était passé de sa chambre à la salle de bains. Puis de la salle de bains à la cave. Elle l'avait retrouvé dans le placard sous l'évier. C'est ainsi que le cauchemar avait commencé. Deirdre expira, paniquée. Moran ne cessait d'aller et venir là où elle ne pourrait bientôt plus le suivre. C'était un jeu pour lui et il ne contrôlait rien.

"On pourrait... on pourrait l'enfermer dans son parc à bébé ?"
"Toute la journée ?" s'exclama Ezra en écartant les bras. Mo était assis à ses pieds et il jouait avec ses lacets. Ezra passa une main sur son visage et soupira : "Tout ça ne dépend que de toi, Deirdre. Tu le sais. Tu es la seule à pouvoir l'aider", répéta-t-il patiemment. "Tu ne veux tout de même pas l'envoyer dans cette satanée école ?"
"Non, bien sûr que non ! Je veux qu'il reste avec nous..."
"Alors aide-le ! Montre-lui comment faire, ne le laisse pas... ne nous laisse pas comme ça."

Ezra soupira. Il n'avait pas d'alice et toute cette affaire dépassait largement ses compétences de banquier. Deirdre hocha la tête. Quel choix avait-elle ?

Petit à petit, elle apprit à Moran à ne pas déclencher son alice involontairement. À réfléchir avant d'ouvrir chaque porte, pour ne pas l'ouvrir sur le couloir. À rester dans la réalité. Elle lui appris quelle responsabilité il avait avec son alice. Les limites à ne pas franchir. Ne pas l'utiliser pour entrer chez les gens quand il n'était pas invité. Ne pas s'en servir pour voler. Et surtout, ne jamais l'utiliser en public. Sans quoi des gens viendraient l'enlever à eux et il ne les reverrait pas avant très longtemps. Moran avait peur d'être séparé de sa mère et de son père. Petit à petit, il comprit. Les années qui suivirent furent plus calmes. Deirdre avait de moins en moins besoin de reprendre Moran sur sa conduite et l'utilisation de son alice. Elle espérait qu'il ne l'épuiserait pas aussi vite que le sien. Si elle avait pu revenir en arrière, elle aurait fait les choses différemment.

La petite famille menait une vie tranquille dans la capitale allemande. Ils vivaient dans un très bel appartement, au trentième étage d'un immeuble moderne. Lorsque des soupçons étaient apparu sur l'alice de Moran, ils avaient déménagé. Jusqu'à présent, ils avaient toujours échappé au radar de l'Académie. Rien ne semblait devoir changer... Et puis un jour, Ezra rentra en catastrophe à la maison. Moran était assis dans le canapé quand son père déboula en claquant la porte. Il marcha à grands pas dans le salon.

"Deirdre ? Mo, tu as vu ta mère ?"

Moran leva les yeux de son livre. Son père n'était pas dans son état normal. Il était agité, mais était-ce de la colère ? De l'inquiétude ? Le petit garçon pointa du doigt la fenêtre du salon, fermée.

"Maman a dit qu'elle allait sauter une dernière fois."

Ezra crut que son cœur allait s'arrêter. Il se précipita sur la fenêtre sous le regard intrigué de Moran, ouvrit et regarda en bas. Personne. Évidemment. Un soulagement mêlé d'amertume lui obstrua la gorge. Pendant plusieurs minutes il fut incapable de parler. Enfin, il prit une longue inspiration :

"Mo, on doit y aller."
"Encore ?"
"Oui. Je suis désolé."
"J'ai encore fait une bêtise ?"
"Non, Mo, ce n'est pas de ta faute. Viens."

Il tendit la main et Moran la prit entre la sienne. Et juste comme ça, ils étaient partis.

Son père disait souvent qu'avec un tel alice, ils auraient pu faire le casse du siècle. Être riches, voyager et prendre leur retraite sur une île. Il plaisantait, bien sûr. Le code de conduite que Deirdre avait inculqué à Moran était très clair : on ne se sert pas de son alice pour voler les gens. Moran et son père en profitaient autrement. Ezra lui avait promis le tour du monde, et ils le faisaient, à leur façon. Ils vécurent six mois en France, trois à Londres, d'où ils prirent un paquebot pour New York. Ils voyagèrent sur la côte est, virent Boston, Orlando et le Mississipi, et Moran fêta ses 10 ans à Roswell, Nouveau-Mexique. Ils avaient un van et un chien. Et, en cas d'urgence, l'alice de Moran.

Un jour, Ezra décida qu'ils allaient rentrer en Irlande, la terre de Deirdre.

"Tes grands-parents maternels ont toujours refusé de me dire s'ils savaient quoi que ce soit à propos de ta mère", lui expliqua-t-il. "En échange, j'ai toujours refusé qu'ils te revoient. Mais j'ai changé d'avis. Ce n'est pas juste pour toi, ils doivent te manquer."

Moran haussa les épaules. Il n'avait quasiment aucun souvenir d'eux. Même sa mère était devenue floue, avec le temps. Il se remémorait surtout ses leçons et sa nervosité. Elle était constamment sur ses gardes à ses côtés, comme si elle craignait que son fils soit une bombe à retardement. Parfois, il la pourchassait dans ses rêves, dans ce couloir qu'elle lui avait appris à utiliser pour se déplacer.

De retour en Irlande, Ezra et Moran logèrent dans un petit hôtel dans le quartier de St. Stephen Green, à Dublin. Ils prévoyaient de se rendre chez les parents de Deirdre le lendemain. Mais ils étaient à peine installés que les sirènes de police retentirent dans la rue. Par réflexe, Moran se cacha sous le lit avec Chewbarka, le chien. Mais son père le tira par le bras.

"On ne pourra pas se cacher cette fois. Il faut partir."
"Et Chewie ?"
"On le retrouvera plus tard. Emmène-nous à l'aéroport. Tu te rappelles des toilettes qu'on a visitées ? Saute là-bas."

Moran essaya de faire entrer son père dans le couloir avec lui. En vain.

[...]

"Police ! Ouvrez !"

Ils donnèrent un coup contre la porte et le garçon sursauta, accroché à son père comme si sa vie en dépendait. Ce dernier se détacha légèrement de lui pour se mettre à sa hauteur. Il prit ses épaules entre ses mains et serra doucement.

"Mo, écoute-moi. Je sais que tu peux y arriver, mais ce n'est pas pas grave. Ce n'est pas de ta faute, d'accord ? Tu as très peur, et c'est normal."

Il prit son fils entre ses bras.

"Ça va aller. Fais-moi encore un peu confiance, d'accord ? Je te promets que ça va aller pour toi. Ils ne sont pas si méchants que ça, dans cette école."
"Mais je veux pas être loin de toi !" sanglota Moran.
"Ça devait arriver un jour ou l'autre. On a bien profité quand même, pas vrai ?"

Il parvint à arracher un petit sourire à son fils, avant que la police n'entre avec fracas dans l'appartement. Ils tirèrent Moran d'un côté et son père de l'autre, et le plaquèrent contre le mur pour lui passer les menottes.

"Ezra Fredrik Neumann, vous êtes en état d'arrestation pour détournement de fonds, abus de confiance et blanchiment d'argent. Vous avez le droit de garder le silence, tout ce que vous direz..."

Le chien aboyait, paniqué. Moran pleura en silence.


"Ils te nourrissent bien ?"
"Ça va. Et toi ?"
"Oh, tu sais, c'est pas le Ritz !" s'amusa la voix de son père dans le combiné.

Ils l'avaient emmené à la prison de Wheatfield, Dublin, en attendant d'être jugé, mais Moran savait qu'ils le rapatrieraient en Allemagne, là où il avait commis ses crimes. Le lieu ne changeait rien pour lui car ils ne pourraient plus se voir avant longtemps. Il avait eu droit à un coup de fil et il avait appelé Moran pour le tenir au courant. La première question du garçon avait été "qu'est-ce qui va arriver à Chewbarka ?" Son père n'avait pas su lui répondre. Moran avait ravalé sa déception et enchaîné sur sa sentence :

"Combien, papa ?"
"L'avocat a parlé de dix ans."
"Alors on a pris la même peine", grommela Moran, à moitié sérieux.

Moran n'avait plus accès aux portes de son couloir qui ne donnaient pas sur l'Académie. Il aurait aimé retourner dans sa chambre en Allemagne. Il y avait ramené toutes ses affaires, tous ses souvenirs de voyage. C'était sa maison. Même ça, on le lui avait enlevé. C'était frustrant. Ezra lâcha un petit rire :

"Tel père tel fils, hein ?" Il y eut un moment de silence, puis : "Je suis fier de toi, Mo. Je serai toujours fier de toi."
"Papa..."
"Je dois te laisser. Je te promets de t'appeler à chaque fois que je le pourrais ! Sois sage, d'accord ?"
"Papa. Quand on sortira de là, toi et moi... Je viendrai te chercher et on ira faire le tour du monde. Pour de vrai cette fois."
"Ça me plairait beaucoup", dit papa avec un peu d'émotions dans la voix, Moran ne savait dire lesquelles. Le garçon retint ses larmes et lâcha un petit soupir.

"Attends-moi."