L’eau qui glisse sur la peau, jaillit hors des yeux colorés, le sang qui bouillonne dans les veines, hors des veines, trop hors des veines. Faënor est hors de lui-même. Une demie-vie qu’il a entre les mains. Une moitié d’histoire jamais terminée, un livre tranché dans le sens de la hauteur. Un film auquel il manque une seconde sur deux.

On a pas retiré le début ou la fin. On a arraché le sens, on a réduit en cendres humides le sens d’une vie, on a volé ses couleurs, éteint le son, coupé la musique, changé le goût des aliments en sable. Faënor vit hors de lui-même parce que vivre à l’intérieur c’est trop dur, c’est trop douloureux.

Fantôme translucide qui se veut plein, entier, vrai. Il n’a jamais l’air d’être ce qu’il est, il fait semblant d’exister totalement avec l’ardeur d’un chef d’orchestre. Il est là à rire, à t’écouter, à prendre sur lui tous tes maux. Il danse et ondule contre toi, enjôleur, ravi que tu sois à ses côtés, il rit si bien qu’on le croirait heureux. Mais si tu te tentes de refermer sur lui tes serres, que ce soit pour un soir ou pour une vie, alors tu réaliseras à quel point il est impalpable. De peur de mourir à nouveau, il ne laisse personne l’approcher, il ne laisse personne le toucher réellement.

Intouchable et pourtant si fragile, terriblement seul en lui-même, profondément conscient d’un corps atrophié, son corps est lourd, si lourd, si gourd. Alors, il l’épuise à danser, danser jusqu’à ce que ses muscles crient grâce, jusqu’à ce que sa vision se trouble. Danser pour oublier qu’on est seul, danser pour oublier qu’on se hait.

Faënor se hait. Parce qu’il est encore là, parce qu’il n’a pas eu le courage de le suivre, qu’il n’en a pas le courage de mourir une seconde fois. Il y a sur ses hanches, sur ses poignets, cachées sous le tissu, parmi les entrelacs d’encre, les affres de sa haine et de sa lâcheté.

Alors Faë se maltraite, il fait la fête jusqu’à pas d’heure, escalade les murs, les arbres, saute par dessus le feu, griffe, déchire sa peau tantôt adorée tantôt détestée. Le danger, une notion abstraite, parce qu’après tout, une petite erreur et on bascule. Il n’écoute pas son corps qui le supplie d’arrêter et continue, les yeux fermés, de brûler vif.

Mais vous ne verrez rien de tout ça, vous verrez le farfadet riant, moquant, fuyant. Vous le verrez, vous ne verrez que lui, magnétique, étrange, coloré. La démarche fluide, féline, le sourire doux, un peu rêveur - ça veut dire un peu triste mais vous ne le savez pas - il vous emmène dans sa danse, vous fait tourbillonner toute une soirée pour que soudain, dans ses iris, la crainte remplace l’euphorie et que de vos bras il disparaisse.

Dans la vie de Faënor, il n’y a plus de sens. Perdu dans un labyrinthe sans issue, il fuit les mains tendues de peur qu’elles le laissent retomber. Faënor est doux, gentil, mais si triste.

Si seul.

Sous la neige qui tombe en silence, au plus profond de la campagne écossaise, deux nouvelles respirations, identiques, deux cris qui résonnent en même temps, identiques. Des jumeaux, Faënor et Kean, liés au plus profond d’eux-même.

Les parents ne furent pas dupes, ce n’était pas une coïncidence, les mêmes pleurs, les mêmes rires, les mêmes petites griffures aux mêmes endroits. Il y avait un alice là-dessous. Mais l’amour qu’ils portaient à leurs enfants les retint de les envoyer à l’académie.

Alors, on a grandi dans un écrin sauvage, plus habitués à courser les lièvres qu’à voir des voitures. On a grandi inséparables malgré les efforts des parents, malgré les tentatives de les faire dormir dans deux chambres différentes … On a grandi ensemble parce que ça ne pouvait pas se passer autrement.

C’était nous, c’était deux et c’est tout.

Faë découvre la danse et s’y perd. Kean le regarde et sourit. Kean se passionne de la faune et la flore. Faë le regarde et sourit.

Un jour, parce qu’il y a forcément un jour où ça déconne, il y a forcément un jour où tout s’effondre. Faë sent, au travers de leur lien distendu, il sent sur sa cheville une racine qui se prend. Debout au milieu de salon, il sent son corps percuter l’eau d’un lac glacial. Il crie, se prend la gorge alors qu’elle s’emplit de vase visqueuse. Il s’effondre sur le parquet et le corps de Kean se perd dans les algues noirâtres d’un lac perdu. C’est une sensation atroce que de se sentir respirer et de se noyer à la fois. Faë crie, pleure, hurle. Ses parents sont autour de lui, réalisant à peine ce qu’il se passe. Leur père sort de la maison en trombe et court dans la lande vers le lac.

Faë sent dans sa poitrine son deuxième coeur, le coeur de Kean, ralentir, il sent ses membres gourds cesser de s’agiter dans l’eau.

Faë se débat, inspire profondément.

Inspire seul.

Il n’y a plus qu’un seul battement dans son corps.

Il est seul.

Et il tombe, il sombre, premier pas dans un monde privé de couleurs, premier pas dans le monde se la solitude.

Enfant solaire et joyeux devient froid et amer, triste et violent. Les parents, ravagés ne savent pas comment gérer la situation, ne savent pas comment prendre soin du fils qui leur reste. Faë est violent, envers eux, envers lui, son alice en roue libre les blesse en même temps qu’il se blesse.

Désemparés, ils finissent par le déposer à l’académie, promettant qu’ils l'attendraient, qu’ils lui enverraient des lettres. Il n’y a jamais répondu.

Faë est seul dans un univers inconnu. Son reflet ne cesse de lui rappeler ce qu’il a perdu, les larmes sur ses joues sont brûlantes de solitude. Et c’est peut-être elles qui lui arrachent ses couleurs. Peu à peu, les taches blanches envahissent sa peau, parsèment son derme et ses cheveux. Dans le miroir, il devient un autre.

Ça le tue comme ça le sauve, il ne voit plus son frère à chaque instant mais il perd son visage dans sa mémoire. Il grandit, difficilement, sous un masque de sourires et de fausse assurance. Il grandit sous les insultes et les moqueries sur son corps éclaboussé de tristesse. Il grandit, souffre, sombre, nage mal dans l’océan de solitude qui lui a pris son frère.

Le tatouage l’aide, ancrer, encrer dans la douleur, la vie, les couleurs sur sa peau qui se meurt, sur sa peau qu’il fait mourir.

C’était nous, c’était deux et c’était tout.

Et maintenant, c’est toi tout seul, trop lâche pour mourir une seconde fois, s’acharne dans une vie vide de sens.

résumé: