Isis avait désespérément cherché quelque chose à faire pour occuper son temps libre ; les médecins le lui avaient conseillés, et il ne lui avait pas fallut beaucoup de temps non plus pour réaliser à quel point les heures creuses étaient difficiles à supporter toute seule –et avec son nouvel emploi du temps allégé, elle en avait des heures creuses.
Trouver une occupation avait donc été une occupation en soi mais passé une semaine sans n’avoir pas eu la moindre idée, l’idée de chercher sans trouver jusqu’à la fin de l’année ne l’avait pas enchantée. Elle avait songé à de la danse, pour taire son esprit et dérouiller son corps trop faible, mais c’était le terrain de jeu de Juno et elle n’était pas assez bête pour s’y risquer ; elle avait songé à la lecture mais elle avait essayé plusieurs fois depuis son retour de l’hôpital et rien n’avait changé, elle était toujours aussi incapable de finir un livre sans en perdre le fil et tout mélanger. Elle avait fait en long en large et en travers la liste des clubs de l’école et rien n’avait fait tilt –elle n’était pas en condition pour les clubs sportifs, pas assez confiante pour les clubs artistiques, et clairement pas assez fiable pour ceux qui exigeaient de la constance comme le club de journalisme.
Le problème, c’était qu’Isis réalisait à quel point elle n’aimait rien en particulier. Aucune passion véritable n’avait étreint son cœur, aucun hobby –rien ; c’était déprimant.
Alors c’était presque en tirant au sort entre les deux options restantes –cuisine ou botanique– qu’elle avait fait son choix : cuisine, juste parce qu’au moins, elle connaissait le minimum syndical en la matière ; et tant pis s’il lui faudrait supporter la présence de Crush au passage.
Elle n’aurait qu’à faire assez de cookies pour l’oublier tout à fait, et puis voilà.

Ce qu’Isis n’avait pas anticipé en revanche, c’était de tomber également sur celui qu’on avait récemment vu tenir la main de sa sœur –toujours elle– dans les couloirs de l’école ; encore moins que ce serait lui qu’on aurait désigné pour lui montrer les us et coutumes du club.
C’était terriblement gênant, à n’en pas douter. Pourtant elle ne pouvait réprimer la curiosité qui grandissait en elle chaque fois qu’elle l’observait.
Le petit ami de Juno-Bianca Rhodes ; il n’était en rien comme elle se l’était figuré, et ça l’intriguait autant que ça l’intimidait.

« Ahem. »

Elle s’était approchée de sa table d’un pas raide en tenant un saladier plein d’œufs mal mélangés à bout de bras.
C’est terrible pour son égo que d’avoir à demander une chose pareille à ce type là, en particulier.

« J’arrive pas à faire ça là… elle se racla la gorge. Battre les œufs. »

Elle posa son bazar sur sa table, à la fois sans-gêne et terriblement gênée –quoi ?– et leva vers lui un regard qui trahissait à quel point elle ne savait pas sur quel pied danser.

« Tu peux me montrer…s’il te plaît ? »

Isis ne savait pas par quoi elle devait être le plus impressionnée : l’intensité de son regard qu’elle sentait pesait sur elle ou le fait qu’il arrivait à battre les œufs sans jeter une fois un œil au saladier. Elle n’avait demandé qu’à ce qu’on lui montre comment faire, pas qu’on fasse le boulot à sa place mais elle se garda bien de le lui faire remarquer, ça l’arrangeait quelque part ; elle n’avait pas très envie de se fatiguer les bras à mélanger pendant des heures avec ses muscles frêles.
Dans un silence pesant, elle resta droite comme un piquet et les lèvres pincées à observer ses mains travailler –ça lui donnait une excuse pour ne pas avoir à croiser son regard.
Est-ce qu’il était vraiment obligé de la dévisager comme ça ?
Sa voix résonna finalement et arracha un léger sursaut à l’adolescente qui ne s’attendait pas à un timbre aussi grave, et elle leva finalement les yeux vers lui.

« Ah, oui merci. »

Les gestes toujours aussi lents qu’à l’accoutumée, Isis récupéra le récipient entre ses mains mais ne le souleva pas tout de suite du plan de travail ; le temps qu’elle avait mis avait suffit au jeune homme pour enchaîner sur le sujet qui fâche.
Elle ne répondit pas tout de suite, et leva vers lui un regard plutôt méfiant, comme à chaque fois qu’un proche de sa sœur s’adressait à elle. Un ricanement narquois lui échappa en réponse à la dernière remarque.

« Le contraire m’aurait étonné. »

C’était presque comme une règle tacite entre les sœur Rhodes : on n’en parle pas aux autres. Les détails de l’animosité qui les unissait n’étaient véritablement connus que d’elles –et encore, en ce qui concernait Isis c’était toujours assez flou par moments.

« Disons qu’on n’a jamais été très proches… »

Euphémisme. Mais Isis s’arrêta là ; elle n’était jamais à l’aise de parler de sa relation avec Juno-Bianca et encore moins devant son petit-ami. Dans son esprit tordu, elle l’imaginait déjà répéter à sa sœur tout ce qu’elle pourrait raconter à son sujet et elle se doutait bien de qui paierait sûrement les pots cassés après.

« Moi c’est la première fois que je la vois s’afficher comme ça avec un gars, fit-elle alors en espérant détourner un peu le sujet de conversation. J’aurais pas cru que les masques de corbeau c’est son truc… »

Et pour une fois, ce n’était pas la moquerie qui motivait ses paroles mais une curiosité doublée d’un espoir frêle et latent ; était-ce là un énième jeu de Juno-Bianca ? Où était-ce plutôt
le début d’un renouveau ?