Dans le coeur de Stelian naissait des palpitations nouvelles, secouantes et brusques, qu'il ne savait pas encore gérer comme un grand sans les renier façon sale môme. Il avait ressassé l'épisode Juno-Bianca - Chandresh avec une colère sourde en fond de décor, et la fin douce-amère de Gwendoline avait eu raison de sa fureur. Si on lui demandait les regrets, il répondrait par l'absolu non, investi d'une mission propre à lui qu'il n'accomplirait que sous l'étendard de majesté de Juno-Bianca.

Mais en la voyant là, après l'avoir chercher presque une heure dans les recoins de l'académie, au milieu du jardin botanique, il ne put s'empêcher d'étouffer une frustration lointaine et surprenante. L'impression d'avoir effacé de sa mémoire quelque chose de différent, un autre lien que - que quoi ?

et peut-être que là se terrait le fond du problème - il n'y avait pas de mots entre eux pour décrire les similitudes qui les éloignaient et les oppositions qui le faisaient se sentir plus proche d'elle encore.
sans jamais être capable de l'atteindre.
en avait-il vraiment envie ?

▬ comment vas-tu ?

sa voix ne raisonnait plus de l'ironie permanente avec laquelle il s'adressait à elle depuis le début, elle était même teintée d'une tendresse discrète - et ses yeux accompagnaient chacun de ses mouvements à elle.

▬ j'attendais que tu viennes t'inquiéter de ma blessure en tenue d'infirmière, je suis déçu.

et plus que la provocation salace, il fallait lire là un écho à tout ce qu'ils étaient avant et que Stelian ne pensait plus exister, avec l'étrange amertume
d'avoir raté quelque chose entre eux.

Stelian ne lisait aucune des ardeurs habituelles dans le regard de Juno-Bianca quand elle se tourna vers lui - et il eut un nouveau sursaut d'émotion, duquel il ne montra rien, en hommage à leurs temps d'avant où seules les apparences comptaient et d'un commun accord ils n'empiétaient jamais sur l'empire de l'autre. Les rois aux pieds d'argile qu'ils semblaient être désormais, fatigués de lutter pour un pouvoir cendreux.

▬ est-ce que je te surprends en t'avouant que je ne viens rien chercher de particulier ?

Il avait souri, frôlé Juno-Bianca en se mettant à sa hauteur et cherchant son regard.
Est-ce qu'on se voit comme avant ?
Est-ce qu'on se regarde encore, ne serait-ce qu'un peu ?
Et Stelian aurait peur de s'y perdre aussi, s'il l'osait.

▬ on marche ?

Ensemble aurait été plus adéquat. Il avait laissé un silence plombant s'immiscer un peu, se perdre au milieu des bosquets et des parterres fleuris - qu'est-ce que c'était joliment cliché.

▬ bien sûr que je vais bien, c'est pas ça qui me mettra à terre, tu sais bien.

Et ils savaient sûrement tous les deux à quel point c'était faux.
À quel degré il avait été secoué et avait eu besoin d'aide pour s'en relever, même en peu de jours, simplement parce que Chandresh avait réveillé des émotions dissimulées depuis des semaines.

▬ et puis au pire, c'est pas si grave.

Plus rien n'est grave, paraît-il ?

▬ tu veux en reparler ?

Stelian avait gardé le silence religieusement, se sentait illégitime à interrompre Juno-Bianca alors qu'il avait lui-même demandé sa voix, et il n'en avait même pas l'envie : se mettre au devant de leur scène, et peut-être qu'il comprenait maintenant sa propre volonté de flouter la vision de Juno pour qu'elle ne voit que lui en son monde.
Et il s'en trouvait profondément injuste, maintenant.

▬ Je suis désolé.

Stelian ne s'excusait jamais.
Envers ni pour qui que ce soit - mais elle lui avait offert des moments précieux la dernière fois, et il se trouvait redevable étrangement, elle qui avait gardé le silence sur son genou à terre.
Il ne s'excusait pas des cartes effondrées - pas d'être intervenu sur ce qui ne le concernait en rien.
C'était un absolu, un tout, comme le tout ou rien qui régissait leur relation particulière.
La vérité, c'était qu'il ne trouvait rien de mieux à dire.

▬ Je ne pense pas que tu te sois trompée. Peut-être que c'était nécessaire, après tout, pour te permettre d'arriver là où tu es.

Il s'était stoppé un instant, au milieu des pivoines et des iris, et son alternait entre le décor et l'héroïne pour dénouer le fil de ses réflexions - il n'avait rien anticipé, pour preuve qu'il ne convoitait plus rien d'elle.

▬ est-ce que c'est pas plus confortable, maintenant que le château est foutu ?

Il venait d'énoncer une question autant pour elle que pour lui.
Est-ce qu'ils étaient heureux, maintenant que tout était fini ?

▬ ou est-ce que tu regrettes ?

Une fois de plus Stelian gardait ses lèvres closes, avant de les rouvrir pour laisser s'échapper un ricanement amer - amer du temps d'avant où il n'avait pas su faire correctement, en relâchant ses épaules.

▬ et maintenant ?

Il avait coupé la route à Juno pour se placer devant elle, sans la brusquer, d'un pas lent et mesuré. Il considérait ses moments avec Juno-Bianca comme privilégiés, et peut-être qu'il s'y trompait.
À lui faire une confiance aveugle et unique - si particulière aussi.

▬ est-ce que tu es heureuse ?

Est-ce qu'on s'est ratés ?

▬ tu te souviens, à quel point j'aime te poser des questions tortueuses comme ça.

Un nouveau rire, plus clair, léger.
Tu te souviens ; dis, m'aimes-tu ?
Lui l'avait peut-être aimée, maintenant qu'elle n'était plus entre ses mains, et qu'elle s'était échappé de tout contrôle.
Il l'avait sûrement aimée, d'une façon ou d'une autre; et peut-être que la réponse à cette question étrange ne lui appartiendrait jamais totalement.

▬ moi je ne contrôle plus grand chose.

Il avait saisi ses doigts pour les porter à ses lèvres, d'un mouvement chevaleresque et terriblement ironique. Ça l'avait surpris, de ressentir un peu - et ça l'avait rassuré aussi.

▬ et c'est sûrement mieux ainsi.

Stelian ne s'abandonnait plus à la gravité des apparences entre lui et Juno-Bianca ; ne se perdait plus dans ses mots sévères et insensibles, il n'était plus de son fait de contrôler les sentiments des autres pour les étouffer.
Il avait bien assez à faire avec les siens.

▬ Je croyais que Juno-Bianca Rhodes n'avait besoin de personne ?

Et comme sa question était de papier, ne méritait aucune réponse, il avait simplement abandonné un baiser sur sa main plus appuyé, avant de délivrer ses doigts de son emprise - si forte qu'il croyait, pour l'assurer de son soutien d'égal à égal.

▬ je n'ai t'ai pas encore félicité, pour Jason.

Est-ce qu'il en avait vraiment envie ? Elle n'en avait sûrement pas besoin, de toute façon.

▬ alors, félicitations, Rhodes.

Il glissa ses mains dans les poches de son pantalon, et reprit une expression plus neutre pour peindre ses traits.

▬ c'est surprenant, mais c'est quelqu'un de bien.

Il avait souri, un peu ri même, en passant ses doigts sur ses propres lèvres pour étouffer un peu ce qui n'était pas moqueur.

▬ ça va t'étonner ça aussi, mais j'crois que je suis content pour toi.

Je plaisante
▬ Non, tu ne plaisantes pas complètement.

Il aimerait le dire, Stelian, mais ne parvint pas à saisir l'exactitude de sa réplique et le discerner d'un désir plus profond, alors il tut ses mots et les balaya dans un geste un peu dramatique - qui leur seyait peut-être mieux, quelque part.

▬ N'est-ce pas ? un ricanement nouveau, éphémère - on y croirait presque, qu'on ne s'y abandonnait jamais en songe Je crois que oui.

Oui je t'ai oubliée - j'essaie
mais des jours des nuits
c'est dur tu sais ?
Oublier qu'on a tremblé, nous aussi, pour Juno-Bianca Rhodes.

▬ Ne fais pas celle qui n'a pas remarqué, tu l'as dit toi-même, tu contrôlais tout, il n'y a pas si longtemps.

Il aurait pu le lui reprocher - mais il était hypnotisé depuis des temps immémoriaux par ses courbes et son regard enflammé, et il n'y avait pas l'envie de tout lui remettre sur le dos, ce qu'il peinait aujourd'hui à réparer.

▬ Disons que j'ai accepté de lâcher prise, de temps en temps.

Entre ses bras, au bord de ses lèvres, dans le reflet de ses yeux océan
tout était si différent d'avant

▬ Et j'essaie de pas détruire ça, pour une fois.

De pas la lâcher
Comme on s'est peut-être ratés.
Qu'il croyait encore.

Un instant il lui avait semblé percevoir un pincement - impossible - entre eux deux, quelque chose au goût d'inachevé, avorté
son mot préféré du moment
et le chemin qui s'en dégageait semblait sinueux, tortueux : comme ce qu'ils étaient.

Et elle confirma ce premier doute, en saisissant sa main, le surprenait alors, pour se mouvoir gracieusement sous ses yeux - il ne lui laisserait pas jouer avec ça, qu'elle en soit sûr.

▬ C'est vrai, cette fois-là, tu t'es sûrement trompé Stelian fit un pas plus grand, arriva sur le côté de Juno et passa une main sur sa taille gracile - l'impression de trahison lui noua l'estomac - et mima le même mouvement, la fit tourner doucement pour la glisser entre ses bras et lui faire courber le dos sans violence Je suis meilleur danseur, et sûrement meilleur amant.

Mais tout ça semblait trop sérieux d'un coup, trop dangereux, s'y dérober aussi - alors il éclata en rire enfantin, inédit entre eux, et la redressa délicatement pour s'éloigner d'un pas en avant.

▬ Oui, elle est ta digne héritière, ne t'inquiète pas de ça.

Est-ce qu'il l'aimait plus, moins ?
Est-ce qu'il pouvait réellement se poser la question sur l'avant ?
Ce qui n'est plus censé exister ?

▬ Tu sais comme c'est difficile, de trouver quelqu'un qui nous aime, alors je vais essayer de la protéger.

De ça, de moi, d'un nous chaotique et laid.
Qui aimait sans se mentir à soi-même
Sans se faire d'illusions - idylliques ou monstrueuses.

▬ Tu resteras toujours une reine, de toute façon.

Ici ou ailleurs.
Et ça détonnait avec le reste, alors pour ça, il l'avait murmuré en lançant à son tour, un regard en arrière.

Quelque chose avait bougé - tremblé une nouvelle fois, pour Juno-Bianca. Quand elle avait souri, un peu ri, sur ses maladresses cruelles et nostalgiques, sur le souvenir de leur danse - qui aurait pu tourner autrement, si seulement il avait su s'y prendre.
Si seulement il avait su l'aimer.
Comme les autres l'avaient fait si bien.

Alors il s'était redressé entièrement, détendu un peu plus ses épaules et sa démarche, et tourné entièrement son attention sur elle : Juno-Bianca Rhodes.
Les mains dans ses poches, et c'était plus un garde-fou. Stelian ne promettait jamais rien : si peu, peu souvent, parce qu'il n'avait au fond, qu'une seule parole.
On n'y dérogeait pas.

Et tout devant elle, parfait, impeccable, fermé et grave.
Comme avant - d'un seul coup.

▬ Oui. Une seconde, comme si tout allait changé - comme si on allait revenir en arrière, non, pas vrai ? C'est ce que je crois.

Sur ses traits traversaient une torpeur douce et tendre, à l'évocation de son amour.
Son amour pour qui ?

▬ Et c'est ce que je lui ai dit.

Stelian s'interdisait de poser ses mains sur elle.
Pas à nouveau.
Pas encore une fois.

▬ Et toi ?

Toi, Juno-Bianca Rhodes
qui a fait tremblé Stelian O'Cesair

▬ Est-ce que tu l'aimes ?

De la même façon
Sans se tromper de pronom et comme avant aussi : est-ce que tu m'aimes ?

▬ Il n'y a pas de problèmes, alors.

Il n'y avait pas de solution réelle, alors il n'y avait pas de problèmes, seulement à acquiescer, bénir son bonheur à elle, passer sous silence ses propres regrets - on souffrirait un peu, si on l'avouait, rien qu'un peu - se réjouir de son épanouissement, son sourire, son rire
qui ne nous appartiendraient jamais

On ne la touchera plus, on ne torturera plus, on n'aura plus tout court
ses réactions et ses tourments
qui étaient certes partagés - mais on avait une part dedans

▬ Et puis, notre crédo, c'est tout détruire, c'est bien ce que t'as dit ?

Las, il avait rabaissé sa fierté et détendu ses épaules, serré ses doigts dans ses poches et garder pour lui les mots qui feraient mal
ce serait gratuit - et juste renvoyer au reflet, une nouvelle fois

▬ alors on n'a qu'à faire comme si de rien n'était, si y avait un problème

son regard dardé vers elle
uniquement elle
qui l'avait fait tremblé - et c'était le terme le meilleur

▬ et tout réduire à néant.

On s'est ratés tu sais -
Juno-Bianca tu le sais bien
On a foiré, tout foutu en l'air, dès le premier baiser jusqu'au dernier, et on laissera crever les ressentiments amers de n'avoir su aboutir les gestes, cueillir les mots qui nous auraient changé, toi et moi
moi pour toi
toi pour moi
c'est fini
c'est foutu
arrête
arrêtons-nous là

Soudainement pris de secousses en dedans, l'esprit qui s'embrumait et la vue qui se brouillait - on n'y voyait plus clair sur ce qu'il y avait à faire.
Il avait saisi sa main et presque supplié - l'entends-tu, Juno ? - d'arrêter la torture et le laisser parti
comme lui l'avait laissé s'épanouir hors de lui, ses mains, son emprise, son corps sans jamais y avoir goûté - et espérer encore, que ça aurait pu être elle, lui
un nous deux différent de celui qu'ils se contaient maintenant

alors il l'avait entraînée, à sa demande, sans la volonté d'y résister
ça n'avait définitivement plus aucune valeur
le moindre sens en alerte et la raison laissée en dehors d'eux deux

tant pis pour les autres
tant pis pour ceux qui ne sont pas nous

Les doigts prisonniers des siens, il avait silencieusement rompu la distance entre eux et le fond du jardin botanique, près des piliers de pierre qui laisseraient les preuves de leur déraison au conditionnel - parce qu'elle lui avait donné une permission secrète, qu'il avait senti le coeur battre à tout rompre - le sien - et que le meilleur moyen qu'il avait, à l'instant, de ne pas signer une défaite totale, était de céder à ses lèvres.

L'entraîner loin des regards du monde ;

Tu sais, ce monde où on joue des monstres

La capturer jalousement pour lui seul, quitte à la rendre la seconde d'après ;

Ce monde où on est hideux, de faire tout ça

Saisir la saveur de ses lèvres sur les siennes et échouer sa peau de lys sur ses doigts, sa nuque, son cou, la naissance de ses reins et pas plus ;

Ce monde où on ne s'aime pas, toi et moi

Et la faire sienne par un baiser un seul, un instant, dix secondes, une heure, tant qu'elle le voudra, puisqu'une fois revenus, ils feront comme si rien n'avait été
rien n'avait existé ;

Ce monde où on ne s'aimera jamais, ni toi, ni moi

Et quand l'oxygène vint à manquer, il rompit le contact de leurs lèvres, ne s'éloigna pas de son visage pour y admirer toutes les perfections, et son regard qui se portait sur elle - uniquement sur elle.

▬ On avait promis, rappelle-toi.

Je ne veux pas le perdre. Même pas le risquer.

▬ Je sais.

Il avait souri - Juno-Bianca Rhodes ne serait plus Rhodes si elle lui avait cédé, en un battement de cils, en un claquement de doigts.
Sur ses lèvres il avait fané leur bataille de coeur, celle qu'elle ne voulait pas porter par respect
pour ça elle n'en était que plus forte
plus belle
plus reine - alors il ne s'éloigna pas davantage, profitait de leur secret pour se perdre une seconde ou deux supplémentaires dans son regard.

▬ Et je ne te le demande pas. Je ne te demanderai jamais rien, Juno.

comme d'habitude
comme avant
depuis le début
et pour toujours

ses doigts avaient retracés le chemin de ses lèvres lentement, tendrement, et ses paupières s'étaient fermées une seconde pour prendre le contact de leurs fronts, s'en saisir, et le graver dans le fond de sa mémoire
puisqu'il n'y en aura plus jamais

et sans le rompre, ce joli moment charnel, il avait rouvert les yeux, saisi le visage de Juno-Bianca entre ses mains.

▬ Mais je te l'ai dit, j'ai décidé de me laisser aller, de temps en temps. Aujourd'hui c'est avec Gwendoline, mais...

Est-ce qu'il avait le droit absolu, entier, de tout lui dire, quitte à la torturer et se blesser en retour ;
Une fois que tout cela aura cessé d'exister ?

▬ J'aurai pu te le dire, autrefois, tu sais.

Te dire à toi
Combien je t'ai aimée
Combien j'aurai voulu te garder
Arracher ta splendeur au monde et la faire prisonnière de mes mains
Pour moi seul et personne d'autre.

▬ Et j'avais besoin que tu le comprennes.

Et puis c'était trop dur, de la laisser s'échapper, rompre ce moment si particulier, où ils ne s'appartenaient plus réellement pour se donner entièrement à un nous deux
qui resterait fantasmé

▬ Que tu le saches, pour le laisser mourir.

Cet amour qui n'aura pas de lendemain.

Une dernière fois Stelian avait caressé la joue de Juno-Bianca du bout de son pouce - s'imprégner de la douceur de sa peau et laisser le souvenir là où il serait, dans une mémoire secrète et solennelle, qu'il ne délivrerait à personne, et qu'il élèverait au rang d'exception entre elle et lui.

Et là il se délivra de leur emprise, celle qu'ils avaient noués à deux, et qu'ils réduiraient au néant
Tous les deux
Lui le premier.

▬ Bien.

Il avait souri - une fois encore, ça devenait incalculable.
Quelque chose d'apaisé, discret avait cueilli les sursauts de ses émotions, et il avait exulté la frustration de ne pas avoir eu Juno-Bianca Rhodes pour lui seul, une seconde.
Elles avaient duré plus longtemps, et c'était amplement suffisant, pour quelqu'un qui n'aimait jamais vraiment qui que ce soit, lui-même inclus.

Alors il recula d'un pas, et la toisa du même regard plus froid qu'aux premiers sourires - les faux.

▬ Ça n'est la faute de personne.

La faute à personne
Si ça ne naîtra jamais plus loin que nos mains
Que ça n'épousera jamais rien de plus que nos lèvres.
Il l'avait aimée, de toute son horreur, et il avait expié leur pêché dans leur dernier baiser.
Le dernier, pour de vrai cette fois.

▬ Mais cette fois, je ne reviendrai pas.

Il avait rangé les armes, laissé ses mains chercher une cigarette pour masquer leur imprudence et se dédouaner en cas de témoin de leur écart, au loin. Ne l'allumerait qu'une fois Juno loin de lui.

▬ Moi j'y crois, à ce que je lui ai dit. Et je respecterai cette promesse. Alors c'est fini.

C'est fini.
Arrêtons.
Arrêtons là.

▬ Je te laisserai revenir vers moi, cette fois. Comme tu voudras. Comme avant si c'est ce que tu veux.

Mais rappelle-toi.
Demain, tout ça n'existera plus.

▬ Ou ne reviens pas, si c'est ce que tu veux. Mais je veux te l'entendre dire, avant de partir. Dis-moi ce que tu veux vraiment. Ce sera notre secret, c'est juré.

T'entendre dire
Comment on s'est ratés
Toi et moi

Et ça ne faisait pas si mal que ce qu'il avait craint, tout ce temps. Elle venait de retirer un nouveau poids de son coeur finalement retrouvé, et il lui souriait paisiblement, comme au réveil d'un rêve doux qu'on ne revivra jamais parce qu'on n'en avait pas envie.
Mais qu'on l'avait accepté, pleinement et entier.

Finalement Stelian avait seulement besoin de ça : que Juno éteigne les cendres encore fraîches d'un amour qui tenait davantage de la passion, celle qui ne durait qu'un temps, quitte à écraser tout le reste. Qu'ils reviennent à leur amour entier et platonique, sans l'érotisme qu'ils délivraient bien mieux ailleurs.
Il ne l'aimait plus comme avant, finalement.
Il l'aimait toujours, cependant.
Il s'était retrouvé dans un amour, oui, mais un nouveau, rien que pour elle, qui n'avait pas d'ombre ni de concurrence sur tous les plans, et qu'elle lui rendait, à sa manière. Un amour absolu et sans concessions, si ce n'est celles qu'ils s'étaient accordés tacitement dès le début de leur relation - si étrange.

Un amour qui laissait la place à Jason et ce qu'il avait à lui offrir, ni plus ni moins que lui, simplement taillé pour Juno-Bianca seule.
Et en cela, il ne ferait pas le poids.
De la même manière que Juno ne lui offrirait jamais l'apesanteur de ce que lui donnait Gwendoline.
Il se pinça les lèvres en pensant à elle.
Et se promettait de la remettre au centre, après lui avoir volé la place l'espace de dix minutes : l'espace des bras de Juno-Bianca.

▬ Je t'aime, Juno-Bianca Rhodes.

Stelian avait laissé ça fendre l'air devenu lourd - et il ajouta les nuances qui n'appartenaient qu'à eux.

▬ Mais pas comme ça. Plus comme ça. Et je ne le redirai jamais, tu devras prendre ça pour acquis, et ne jamais le divulguer.

Il avait pris sa main, et changé les couleurs qu'il voulait peindre sur leur tableau - sans désir, sans baiser, simplement des sentiments à l'état brut.

▬ Je ne t'aime pas comme un homme aime une femme. Je ne suis pas amoureux de toi. malgré la lourdeur de sa confession, il ne souffrait d’aucune hésitation, et laissait son cœur parler, le plus simplement du monde. Je t'aime comme la seule personne qui puisse recevoir la haine qu'on a en commun et la sublimer en quelque chose de nouveau.

Tu sais cette haine qu'on a confessé, toi et moi, il y a deux mois.

▬ Je t'aime pour apprendre à m'aimer.

C'était tortueux, étrange, abstrait.
Comme tout ce qu'ils étaient, dans leur complexité inextricable.

▬ Alors je le redis. C'est fini. On a détruit tout ça. Et tu le reconstruiras en quelque chose de plus beau, sûrement.

Cet amour qui aura duré quelques heures, mises bout à bout, jamais bien longtemps; et il n'en ressentait aucun échec.
Simplement un renouveau.
Stelian O'Cesair venait de se trouver davantage
à l'endroit où ils s'étaient ratés.