Le soleil décline, derrière les arbres. Ses rayons qui percent entre les feuilles timides encore frileuses dessinent au sol des motifs abstraits qui se difforment au fil du vent. On n'entend plus grand chose sinon qu'un hiver figé dans le silence ; Ava-Marsaidh regarde autour d'elle et il n'y a presque personne. Comme si tout le monde préférait se terrer dans les bâtiments, comme si tout le monde se sentait plus en sécurité entre les murs qu'ils détestent tant que nulle part ailleurs. Comme si jeter un coup d’œil à l'extérieur allait suffire à réveiller les ombres qu'on tente de chasser – alors qu'elles sont partout, dissimulées dans tous les recoins de l'école et des esprits.

on croit encore entendre le bruit des balles
on n'ose plus approcher du temple des fleurs parce que l'odeur lourde des cendres encore brûlantes nous prend à la gorge
et qu'on se rappelle la lueur des flammes qu'on a cru capable de nous dévorer
on s'est glacés dans l'élan – et même les cœurs qui hurlaient liberté ont tremblé.

sa nouvelle étoile brodée au col – blason, honneur et fardeau tout à la fois aux yeux d'une gamine à qui l'on n'a pas laissé le choix –, ava-marsaidh n'inspire que lorsqu'elle s'éloigne des bâtiments.
elle n'en peut plus – des regards cernés, fatigués, des poings serrés, des épaules tendues, des mots qui s'écorchent parce que personne ne sait plus marcher droit. il faudra du temps – du temps pour reprendre vie sans avoir le cœur qui se serre quand on verra approcher l'heure fatidique sur le cadran des réveils, incapables de fermer l’œil, terrifiés à l'idée d'être de nouveau réveillés par le bruit déchirant de l'alarme de l'Académie.
elle soupire, replace une mèche de ses cheveux derrière son oreille, adresse un regard à son reflet dans l'écran éteint de son téléphone – chez elle non plus, le maquillage ne parvient plus à dissimuler comme elle s'épuise.

lorsqu'elle relève les yeux c'est qu'elle entend le clapotis apaisant de la fontaine – et un sourire se dessine instantanément sur ses lèvres, malhabile, volatile et encore un peu fragile.

Alexandra.

elle l'interpelle et le souffle est de miel en s'approchant, les intonations peu familières qu'elle laisse courir au bord de ses lèvres – c'est que ça fait longtemps ;
ça fait longtemps que toi et moi, on a fait vœu de silence.

On m'a dit que je pourrais te trouver là. Tu permets ?

La question est rhétorique – ava n'a plus le cœur à attendre qu'on daigne lui accorder permission. elle s'installe au bord de la fontaine, de sorte à n'avoir pas à soutenir le regard de la nouvelle étoilée – pourtant ce sont ses yeux qu'elle cherche quand elle relève la tête pour l'interroger.

Comment vas-tu ?

Et la voix est douce, le ton sincère – inquiet. On cherche sur le visage de l'autre un quelque chose qui dirait les vérités – et peut-être qu'on y cherche aussi des fêlures similaires,
pour se sentir moins seule au milieu des ruines des certitudes balayées.

le sourire flotte encore au bord de ses lèvres, comme un vestige dont on tente de préserver la façade des heurts du monde – l'usure de la pluie, du soleil et du vent
(mais ce soir, c'est plutôt de la vie qu'on essaie de se protéger,
de ses aléas, de ses drames, de ses injustices et de ses tragédies).

on laisse le silence se prolonger parce qu'on ne trouve rien à dire d'autre que des évidences inutiles – on lit les mêmes dans les prunelles de l'autre et dans sa voix éteinte ;
elle ne brûle plus alexandra,
et peut-être qu'ava préférait l'avant,
peut-être qu'ava préférait quand elles se déchiraient à grands renforts de sarcasmes nourris par leurs œillères
peut-être qu'ava préférait quand alexandra la détestait
parce qu'au moins – au moins, ça signifiait que le monde tournait rond.

son sourire se ternit un peu et elle soupire – laisse son regard courir sur les allées vides qui les entourent.
et tout paraît hypocrite – trop paisible.

au dedans, désir d'hurler.

je... inspiration tremblante – et l'on n'aurait jamais cru se fendre sous les yeux d'alexandra. j'arrive pas à croire que c'est arrivé. j'arrive pas à croire que c'est réel.

elle baisse les yeux sur ses mains, ses phalanges qui se serrent sur ses genoux, et le vernis qu'elle a laissé s'écailler parce qu'elle n'a plus le courage – plus le courage de prendre soin d'elle quand c'est des autres qu'elle essaie de s'occuper
(il s'agit de n'être plus jamais seule, il s'agit de n'être plus capable de penser alors on s'éreinte à remplir son existence de tout ce qui occupe l'esprit).

on est que des enfants. même à bientôt vingt ans ; les armes et la poudre et les flammes et la terreur c'est pas de nos âges la guerre. depuis gamins on nous répète sans cesse qu'on n'est en sécurité nulle part ailleurs qu'ici.

et l'amertume suffit – on n'a pas besoin de dire la suite ;
on n'a pas besoin de mettre des mots sur ce qu'elles savent déjà,
qu'on leur a servi des mensonges sur un plateau d'argent, qu'on en a dissimulé les crasses dans les arabesques gravées de l'argenterie,
et qu'aujourd'hui, tout comme du temple des fleurs il n'en reste que des cendres – comme toujours, des adultes qui mentent à leurs enfants
et qui croient s'en tirer avec un discours qu'on prétend concerné et un sourire appuyé.

les regards s'esquivent mais elles ont au fond des yeux ces mêmes lueurs floues ces mêmes éclats brisés d'une enfance dont on s'est moquée et qu'on a condamnée bien avant l'aube – les voix se taisent mais les corps parlent et la main sur son épaule Ava-Marsaidh ne la prédit pas ;

elle frissonne,
elle tremble
et elle sait qu'Alexandra doit le sentir – la façon dont ses épaules s'agitent comme secoués par des sanglots retenus
alors que sous les paupières tout est sec.

lentement, tout doucement, Ava-marsaidh renonce et, comme alexandra s'est abandonnée, c'est elle qui se déleste de ses armures et de ses dorures,
c'est ce geste de ployer et sa tête repose bientôt sur l'épaule de sa rivale de toujours – et c'est presque risible,

c'est presque ridicule
ces maléfices étranges, ces sortilèges, tout ce que les douleurs font faire d'un peu fou à ceux dont elles tiennent le cœur en otage
et le sien s'emballe et elle réalise que ce qui gronde au dedans ce n'est pas la fatigue,
ce n'est pas l'épuisement,

...c'est la colère.

c'est la colère qui me ferait bien tomber.

et elle se fend d'un rire – un rire tragique et qui n'a rien d'heureux, rien de léger,
l'enfant est restée dans sa chambre et c'est l'adulte poussiéreuse qui s'est tirée des décombres.

Je suis en colère, alexandra. en colère contre cette école, oui, bien sûr, qui ne l'est pas ?

qui n'a pas cette rage au cœur ce soir,
cette hantise chaque fois qu'on s'endort ?

Mais je suis surtout en colère contre mon père.

pourquoi pourquoi pourquoi pourquoi
pourquoi ne rien lui avoir dit,
pourquoi avoir attendu que les drames les précipitent sur les estrades ?

d'abord les conflits politiques qu'il semble incapable de contrôler nous tombent dessus, ici, puis ensuite il vient nous réciter un discours appris par cœur sur prompteur pour nous dire qu'il est désolé, et puis c'est tout ? On doit composer avec ça ?

les poings se serrent et la gorge avec – on baisse d'un ton, de deux ou de trois parce qu'on la maudit cette voix quand elle tremble et trahit nos failles.

Je suis désolée, alexandra. désolée des erreurs de mon père.

parce qu'il faut bien quelqu'un pour l'être, et quelqu'un à épingler coupable pour se délester de nos propres travers dans ces tragédies qui nous frôlent
et ava-marsaidh se vend en pâture sur la place publique pour peu qu'on l'immole,

brûlez-moi sur l'autel des condamnés
j'accepte mon sort, ne m'épargnez pas
mon sang vous a déjà trop fait pleurer.

tu n'es pas responsable des erreurs de ton père.

elle se redresse, peut-être un peu brusque, pour relever les yeux en direction d'Alexandra. les mots restent en suspens dans l'air, longtemps, comme s'ils autorisaient ava-marsaidh
à s'illusionner un peu de leur écho.
elle voudrait la croire ; elle voudrait croire que tout ça n'est pas sa guerre, mais comment ? tout son histoire s'est écoulée des pores de son nom comme le sang sillonnerait de ses veines si elle s'écorchait.
tout, tout a toujours été rythmé par l'existence de papa au dessus d'elle — ses droits, ses devoirs, ses privilèges, jusqu'à la section Nova et aux regards en travers qu'on lui lance,
rapaces jaloux vautours avides.

elle se fend d'un rire épuisé, gratte d'un ongle le vernis abîmé d'un autre, le regard égaré — et on devine les entorses du cœur jusque dans la cassure de ses poignets graciles qui tremblent à chaque geste qui s'empresse trop.

c'était plus facile. on se posait moins de questions.

alexandra c'était comme un point d'ancrage, un repère immuable — et pourtant tout s'effondre, les murs s'écroulent, et les gamines n'ont plus rien de deux guerrières ridicules qui mènent des batailles égocentrées ;

elles sont deux enfants qui observent le monde perdre ses couleurs et qui s'assourdissent des silences tonitruants au dedans, des enfants précipitées dans la guerre et la violence, elles ne sont plus rien,
sinon ava-marsaidh et alexandra
sans plus de remparts, sans plus de forces pour en ériger de nouveaux.

et pourtant — ava le réalise soudainement — tout doucement, on dénoue les fils de la tragédie. une inspiration après l'autre, on démêle — on respire mieux et la colère reflue.
peut-être que c'est le sentiment de réaliser qu'on n'est pas seule ;
qu'on n'est plus seule sur le champ de bataille
et qu'à deux on pourrait l'emporter.

Mais peut-être que parfois le ciel nous bouscule comme de fait exprès. Pour qu'on s'interroge sur ceux qui nous entourent.

pour qu'on apprenne à discerner leurs fêlures, à les redessiner tout doucement, à en contempler les irrégularités magnifiques qui font le charme de ceux qu'on a blessés.

Je crois que je n'ai plus envie de me battre contre toi, Alexandra.

je crois que j'en ai assez — j'ai trop vécu la guerre la nuit dernière pour savoir encore la mener.

elle s'est souvent battue, ava-marsaidh.
elle s'est battue pour qu'on n'efface pas son frère des mémoires quand elle était enfant,
puis elle s'est battue pour retrouver sa place au cœur d'arcturus.
elle s'est battue pour ne jamais plier sous le poids des responsabilités héritées,
battue pour être la figure de proue, le blason, la gamine idéale d'un politique, promise à un grand avenir pas moins gris que celui de son père.
elle s'est battue pour grimper les échelons, pour faire bonne impression,
elle s'est battue pour rester dans le droit chemin et boucler ses élans du cœur qui l'éloignaient toujours des valeurs inculquées.
elle s'est battue contre toi, alexandra, elle s'est battue contre toi parce qu'elle te jalousait peut-être un peu,
battue parce que tu semblais si libre, et tu semblais si grande, et elle, moineau aux ailes fragiles qui se heurtaient aux barreaux de sa cage dorée,
n'était tout compte fait pas grand chose.

elle se bat encore, ava-marsaidh – contre sa colère qui enfle et reflue, contre les sinistres de son esprit et les éboulements de son cœur, contre les résistances de son frère et ses silences, contre les secrets que saada lui fait et la distance imposée,
souvent contre elle-même – joli pantin désarticulé à qui l'on n'a jamais donné de raison d'exister autrement qu'à travers son nom.

peut-être que c'est pour ça qu'elle s'épuise – peut-être que c'est pour ça qu'avec toi elle n'est plus capable. la gamine s'essouffle à chercher les épiphanies en collectionnant les apoplexies – elle n'y parvient plus, elle n'est plus capable
(les genoux écorchés et le visage par les larmes ravagées
c'est la petite fille de huit ans au creux d'elle qu'elle essaie de libérer)

le sourire se creuse et se prolonge – on reprend des couleurs, on retrouve des lumières, et le petit doigt en crochet comme quand on fait des promesses d'enfants
(mais il n'y a que les enfants pour dire vrai quand les s'adultes s'abrutissent de profits et de paradis financiers)

et puis du doigt c'est à la main,
la poigne légère pour l'attirer contre soi
puis les mains qu'on libère et les bras qui enlacent

jusqu'à ce que le jour se lève.

parce qu'il faudra repartir au combat – on le sait.
mais ce ne sera plus jamais seule – plus jamais sans main tendue sur laquelle s'appuyer
dont il faudra se saisir quand on finira par trébucher.

(et, dans l'ombre d'une épaule qui s'est promise aux jours à venir
on laisse aller, silencieuses, les larmes qu'on ne sait plus retenir).

dans sa gorge un sanglot s'assassine et se condamne d'un éclat rire – clair mais nerveux, de ces hystéries soudaines qui font trembler les silences.

elle se redresse et libère son étreinte pour glisser ses doigts sous ses cils – atténuer les ombres que le mascara aurait pu dessiner au fil des larmes sous ses yeux,
même si la nuit dissimule c'est le réflexe qui s'abandonne, et la stupeur
parce qu'Ava-Marsaidh ne pleure jamais (plus depuis des années)
et que du goût du sel sur ses lèvres elle s'en étonne.

j'ai jamais rien appris d'autre alexandra.

faire croire
faire croire que son frère n'était plus quand son coeur se persuadait qu'elle le retrouverait
faire croire qu'il était encore là quand elle créait l'illusion de sa présence à la maison
faire croire que les railleries des autres dans les couloirs ne l'affectaient jamais
faire croire qu'elle voulait être reine d'un royaume plus grand que celui de son père alors qu'elle ne sait pas
faire croire qu'elle était heureuse alors qu'elle ne connaît pas.

je sais même pas ce que je fais là, je sais même pas c'est quoi la vie qui m'attend.

et elle se moque de la familiarité, de ces phrasés qui perdent de leur prestance, des négations tronquées ; elle se moque de n'être plus digne des plus grands ce soir, elle se moque parce qu'elle n'est plus ava-marsaidh,
elle n'est même plus ava, ava tout court, ava tout simplement,
elle est marcy, elle est may, elle est l'enfant qu'on épargnait encore des titres et des formules de politesses, qu'on ne forçait pas encore à l'élégance ni aux silence appliqués.

on a toujours choisi pour moi, alexandra. ma seule révolte c'est d'avoir négocié des études en marketing plutôt qu'en politique, même cette étoile je n'en voulais pas, nova ça ne me ressemble pas.

je ne suis pas cette fille-là alexandra.

les intonations désabusées – elle rit à toutes les virgules, comme si ça rendait l'histoire moins tragique et plus coquette.

on ne m'a jamais laissé le choix.

toute cette vie on l'a dessinée à ma place,
décidée pour moi

et protester je n'en ai jamais eu le droit.

et je crois que si je t'ai autant détestée c'est parce que je jalouse ta liberté.

je t'envie de savoir
si fort exister.