On pense toujours que Jake a les poings fermés pour frapper à tout moment. On pense toujours que ses yeux se ferment pour contenir la tempête en lui.

Personne n’avait jamais rien compris à Jake. Ce qu’on percevait de lui comme brutal et violent était la surcouche d’un profond sentiment d’abandon. Il ne sait jamais où est sa place et quel est son rôle. Il a lâché de vue ses repères en grandissant, à cause de toutes les attentes qu’on avait construites sur sa face, et qu’il recevait comme des factures impayées. Toujours plus nombreuses, toujours plus énervées. Il est perdu.

Sa soeur s’assoit à côté de lui, devant le plan de travail en marbre, recouvert de monticules de farine qui dessinent une lune miniature.

« Tu tires la tronche ? Qu’est-ce que t’as ? »

Il grogne, secoue de la tête évasivement pour essayer de lui dire, rien, rien du tout, comme d’habitude. Et au fond de lui, il y a ce feu qui le brûle et qui le mange et qui chauffe ses mains et son cerveau, tout ce feu qu’il canalise pour faire les meilleures pizzas du monde.

Ils passent des minutes dans le silence ponctué des bruits de cuisine - le four qui ventile, la pâte qui s’écrase sur le plan de travail avec force, les bulles d’air qui éclatent dans la sauce tomate. Jake est absorbé par son art et sa soeur respecte sa transe. Quand il n’est pas amorphe assassiné par ses crises d’allergie, il faut le laisser voguer à ses passions. Le vent peut vite retomber.

Elle sait qu’il est excédé par sa réputation. Il voudrait que les gens ne le jugent pas. Son instabilité et ses éclats de voix le précèdent, mais il souhaite qu’on parle de ses autres aspects. De ses fameuses calzone croustillantes et moelleuses, ou de ses pas de danse disco. De ses imitations ratées des professeurs et de ses foulards en soie pétaradant de couleurs. Car du camaïeu vivant et joyeux de Jake on ne retient que le rouge violent et le vert de ses cheveux.

Ses pâtons moelleux et élastiques sont reposés et prêts à cuire. Il pousse les bulles d’air vers l’extérieur avec une douceur insoupçonnée, perce d’un mouvement vif et délicat celles dont la membrane risque de carboniser à la cuisson. Le geste répétitif et vif pour former des disques réguliers est une danse millimétrée ; la robe de gluten qu’il a tissée avec précision tournoie, toujours plus souple et ample.

Dans le fond, Jake est quelqu’un d’extrêmement simple. La franchise, la bonne volonté, la détermination, l’acharnement. L’eau, la farine, la levure, le sel. Il suffit de ça, de douze heures d’attente et d’un pétrissage musclé.

C’est toujours dans les détails qu’il avait trouvé son bonheur. Le toucher d’un tissu soyeux ou l’air d’un tube entraînant le plongeaient provoquaient en lui des euphories sans nom. Une marque d’attention ou de gentillesse lui arrachait des larmes - des vraies, pas l’eau qui flotte en permanence dans ses paupières à cause de son alice.

Il sort la pizza du four. L’odeur de la mozzarella fondue et la sensation de la ricotta tiède, la fraîcheur du basilic et l’onctuosité de l’huile de l’olive. La note sucrée et acide des tomates gorgées de soleil. Les parfums et les textures se mêlent en choeur dans une symphonie sublime. Jake fond en sanglots en mordant dans sa part. Sa soeur le prend dans ses bras et lui caresse les cheveux.

« Naples me manque » souffle-t-il, en reniflant. « Passe-moi un mouchoir. »

Le Kleenex au nez il éternue 8 fois d’affilée et se mouche en continu pendant trente secondes. Il avait encore dû se rendre allergique à la tomate ou à la farine sans le faire exprès.

Le nom des Sorrentini repose sur un socle de la tradition italienne la plus noble et la plus pure : la cuisine. Si Carla et Raffaelo Sorrentini avaient fondé ce mythe avec des tagliatelle franchement divines un demi-siècle auparavant, il appartenait à leurs descendants de faire prospérer les recettes familiales et de faire honneur à ce nom.

« C’est un garçon honnête, gentil, mais pas brillant. Il doit tenir ça de moi, parce que ma femme est très intelligente. Heureusement que ce n'est pas un défaut handicapant dans la vie. Je lui ai appris à pétrir la pâte à pizza depuis qu'il sait marcher. Il est travailleur et persévérant. Il deviendra un bon pizzaïolo. »

Dans les rues de Naples, les restaurants voisins s'interrogent : comment les Sorrentini pouvaient-ils se démarquer autant de leur concurrence ? Les confréries de restaurateurs se fournissaient pourtant tous aux mêmes marchés, auprès des mêmes fabricants de farine et de sauce tomate. Comment transformaient-ils la Caputo banale en or craquant et aérien ? Quelle technique rendait-elle leurs pizzas si inégalables et parfaites ?

« Mon coeur se brise de les voir partir mais je sais que c'est pour leur bien. Mon petit Mino et ma petite Pia méritent la meilleur éducation du monde et ils doivent partir faire leur scolarité en Irlande, tout comme mon mari et moi. J'espère qu'ils seront bien nourris et habillés, je serais littéralement dévastée de savoir qu'ils auront manqué de quelque chose pendant… quoi, dix ? douze ans ? »

C'est que le sang des Sorrentini avait toujours renfermé le plus précieux des trésors. La mamma a des doigts de fée qui ne craignent aucun feu et aucune pâte. Le papà se met sur la même longueur d'onde que la chaleur de son four. Et cela, ni Sorbillo ni Michele ne pouvaient le deviner ou l'obtenir de quelle manière que ce soit.

On a guetté l'apparition des pouvoirs de Giacomo et Pia comme des dons du ciel qui avait été si clément avec eux. Si aucun pouvoir de chef ne se profilait, chaque jour la file d'attente devant le restaurant s'effritait. Les Sorrentini demandent à leurs clients historiques pourquoi ils n'étaient pas venus déguster leur margarita habituelle. Ils étaient gênés de répondre : c'est qu'en sortant du restaurant, tout à coup, ma gorge a enflé et mes yeux m'ont démangé... C'était toujours la même litanie, chez les uns et les autres.

Les concurrents étaient les premiers suspects de ce drame. Avaient-ils passé un marché avec la mafia pour détourner leurs circuits d'approvisionnement ? Leur livrait-on des denrées empoisonnés ? Les clients subissaient-ils une pression sociale qui les poussait à boycotter leur restaurant préféré ?

On mit des mois à comprendre que ce qui avait vidé le restaurant de sa clientèle n'était pas un défaut d'approvisionnement ou d'hygiène alimentaire. C'était les petits qui rendaient les clients allergiques à leur nourriture. On fut surpris de découvrir la source de tous les maux. On fut chagriné de devoir les laisser aux autorités compétentes. On fut soulagé de voir affluer de nouveau la clientèle locale après leur départ. On espère qu'ils reviendront avec de nouvelles armes pour perpétuer l'essor des Sorrentini.