Désolée.
C’était un mot froid, sec, dans lequel ne résonnaient aucuns pardons demandés et qui n’énonçait qu’un fait nu de toute émotion.
Isis ne répondit rien car il n’y avait rien à répondre à ça. Mais le mot semblait s’enfoncer en elle comme dans de la vase ; lentement, sûrement, profondément. Il coulait en elle pour rejoindre les bas-fonds de son cœur où s’échouaient tout ce qu’elle tentait en vain de refouler.
Isis-Mae trop sensible face à Juno-Bianca trop impassible.
Je ne te déteste pas ; désolée.
Que pouvait-elle faire contre ça ?

Elle ne leva pas la tête pour voir sa sœur partir, ni même pour saluer la présence de Krystian. Le regard posé sur ses mains, Isis était désœuvrée ; son sourire fantôme s’était enfin évaporé et il s’immisçait en elle des envies de violences, de colères et de cris que les médicaments qu’on lui avait administré contenaient efficacement à l’intérieur d’elle-même.
Pas d’exutoire possible ; c’était comme être creuse et déborder à la fois.
Quand Juno quitta la pièce sans un mot ni un regard en arrière, Isis ne parvint pas à trouver un peu plus de calme car sa sœur avait le don de laisser traîner sa présence autour d’elle chaque fois qu’elles se croisaient. Elle avait l’impression d’entendre encore ses mots secs vrombir à ses oreilles, d’avoir son parfum plein le nez et de sentir son regard pesant lui alourdir les épaules, peut-être même plus encore que lorsqu’elle se trouvait là, juste à côté.

C’était absurde ; à avoir tant cherché l’approbation de sa sœur durant ses premières années, une part d’elle qu’elle tentait pourtant de refouler semblait vouloir se satisfaire d’entendre enfin des mots doux venant de Juno –doux, car comparé à tout ce qu’elles avaient pu se dire depuis le temps, ça l’était presque. C’était cette même satisfaction inavouable qui la déchirait plus sûrement que les plus rudes des insultes car elle en venait à réaliser à quel point elle était tombée bas ;
prête à chérir le pire pour des miettes que son cœur affamé voulait à tout prix qualifier d’affection.

Un ricanement sans joie et empreint de toute son amertume lui échappa alors que Krystian s’approchait.

« Tout va bien ? »

Il fallut un instant à Isis pour trouver la force de répondre quoique ce soit –ni même pour décoller son regard de la couverture qui couvrait ses jambes. Elle s’était perdue en elle-même et le monde extérieur lui semblait d’un coup terriblement trouble et lointain ; ce serait agréable si seulement l’intérieur de son être ne semblait pas au bord de la rupture.
Mue par un réflexe indépendant de toute volonté, elle se recroquevilla sur elle-même et, dans des gestes lents et incertains, ramena ses bras contre son corps en les croisant l’un contre l’autre. Du côté que Krystian ne pouvait pas tout à fait voir, ses ongles vinrent s’enfoncer dans sa peau comme pour la ramener à la réalité par des sensations physiques.
Ce fut efficace, plus ou moins –suffisamment pour lui ramener au moins un pied dans sa chambre d’hôpital. Elle releva vers le médecin inquiet un regard vague et las qu’un mince rictus douloureux vint pervertir davantage.

« Non. »

Isis n’essayait plus depuis longtemps de faire mine d’aller bien devant les autres et pourtant il y avait quelque chose de viscéralement enrageant que d’être forcée de l’admettre ainsi devant lui, lui  à travers qui elle s’était imaginé une vie plus douce le temps d’un après-midi.

« Tu devrais partir, elle ajouta dans un souffle en détournant les yeux. »

Avant que ça ne devienne trop désagréable à regarder.

Krystian avait refusé de partir.
Il avait refusé, et le souvenir de Judas qui venait s’imposer dans sa chambre pour la réconforter de force se dessina derrière ses paupières ; ça lui avait causé des cauchemars et des larmes qu’elle n’avait pas envie de goûter de nouveau.
Isis avait systématiquement cette réaction presque épidermique quand on lui faisait part d’une envie de l’aider, de la soutenir –le rejet immédiat. Elle se sentait subitement menacée, sondée et traquée comme une proie en pleine nuit face à un prédateur nocturne. Elle se figurait qu’on ne voulait jamais l’aider que pour l’enfoncer davantage un jour où l’autre, car peu importe la façon dont elle tentait d’envisager les choses, elle ne parvenait jamais à imaginer un scénario où quelqu’un s’assignerait par pur altruisme la tâche ingrate de la porter sur le chemin de croix censé mener à son salut.
Tous finiraient forcément par abandonner, comme elle s’était abandonné elle-même.
Il ne pouvait en être autrement.

Alors aux paroles fermes de Krystian, qui conservaient malgré tout un peu de sa chaleur ordinaire, Isis s’étiolait un peu plus encore, comme à chaque fois qu’elle se trouvait confrontée à ce choix cornélien : risquer l’espoir ou la chute encore plus bas.
Et parce que les mauvaises habitudes ne s’évanouissaient pas en un claquement de doigt, Isis se fraya une fuite plus confortable dans le refus, les sarcasmes acérés et les sourires mauvais qui retenaient les larmes.

« Raconter quoi ? »

Un rire rauque et venimeux lui échappa alors qu’elle leva de nouveau vers Krystian un regard cette fois brillant de colère.

« Vous êtes tous pareils, elle cracha presque en serrant les poings sur la couverture, vous voulez satisfaire vos ego de sauveur et vos curiosités de merde avec moi. Mais tu vas partir quand t’auras eu ce que tu voulais, je sais comment ça marche ! »

Elle ne songeait pas un seul mot de ce qu’elle disait –ou du moins elle n’arrivait pas à s’en persuader tout à fait– mais être détestable avait toujours été, jusqu’ici, la façon la plus simple qu’elle avait trouvé pour qu’on la laisse tranquille.

« Ça sert à rien de raconter. Et je suis pas conne, au point de me faire avoir à chaque fois ! Laisse-moi tranquille ! fit-elle enfin dans un éclat de voix –et c’était probablement l’inspiration de trop, mais son souffle se brisa sur la fin pour se faire sanglot honteux à moitié ravalé. »

Elle ne laisserait plus les miettes de Juno nourrir de nouveau l’espoir dangereux qu’elle refoulait depuis si longtemps.

Le silence avait toujours été pire que les cris pour Isis. Quand le ton montait crescendo pour atteindre son apogée en éclats de voix enragées, il n’y avait pas de place pour la contemplation et le regret, l’envie de hurler plus fort que l’autre et de ressortir gagnante de la joute étaient maîtresses et reléguaient toute autre pensée au placard.
Mais le silence, lui, poussait Isis dans ses derniers retranchements, et plus Krystian se faisait muet plus le poids de son regard sur elle se faisait lourd sur ses épaules. Ou bien c’était le poids de sa propre culpabilité qui l’accablait au fur et à mesure qu’il l’observait sans une once de colère dans les yeux.
Et puis enfin—

« Eh bien. Je crois que je suis toujours là. »

La suite était plus aberrante encore ; Krystian s’excusait presque de son erreur –ça n’en n’était pas une, elle ne voulait juste pas l’admettre– et une fois encore, il ne releva pas une seule fois son comportement et ses mots acerbes.
À son tour, Isis ne trouva rien à répondre, laissant flotter un silence confus entre eux alors qu’elle tentait de trouver du sens à la situation. Ironiquement, être ainsi projetée dans cet état de presque stupeur apaisa sa rage ; le nœud dans sa gorge se fit un peu moins douloureux mais sa voix restait fragile, menaçant de se briser de nouveau à la moindre occasion.

« Je comprends pas…, fit-elle dans un souffle. »

Je ne te comprends pas.

« Je te mens, je te crache dessus et toi tu restes là sans t’énerver. »

Elle ne savait pas si c’était là un prodigieux témoignage de sagesse, d’altruisme exacerbé, de contrôle de soi ou tout simplement de bêtise naïve. Elle était dans tous les cas aussi perturbée devant Krystian qu’elle ne l’avait été la dernière fois qu’elle s’était retrouvée assise en face de lui dans une salle d’hôpital ; parce qu’Isis était si peu familière avec la patience, la résilience et la gentillesse qu’elle en faisait des entités inconnues, incertaines et incompréhensibles dans sa tête.
Ses muscles se détendirent de peu tandis que la colère passait doucement à l’arrière plan de ses pensées, et lorsqu’elle cilla les larmes qui lui étaient montées aux yeux plus tôt lors de son éclat de voix coulèrent enfin en sillons brûlants sur ses joues.

« Tu vas pas perdre ton job juste parce que je vais mal puisque tout le monde s’en fout ici tant que je peux aller en cours, alors qu’est-ce que ça peut te faire ? Je suis pas– »

La suite resta coincée dans sa gorge.
Je ne suis pas assez importante pour ça.

Peut-être avait-elle finalement réalisé l’apparent exploit qu’était d’énerver Krystian –ou tout du moins tirer de lui un semblant d’agacement, c’était là ce qu’elle avait lu dans son soupir et la façon dont il s’était levé de sa chaise pour s’approcher de la fenêtre. En d’autres circonstances, elle aurait pu s’en amuser, voire même s’en réjouir, dans sa mesquinerie légère de fauteuse de trouble, mais chacun des mots du médecin s’ancrait dans son esprit et la poussait tous un peu plus au bord du précipice qu’elle avait tenté de contourner jusque là : celui de la confiance.
En lui, en elle-même, ou en une éventuelle possibilité miraculeuse de redonner du sens à la vie qu’elle menait.
Ça avait le don de lui passer l’envie des ricanements narquois et des douces moqueries quand dans sa poitrine, son cœur se faisait si lourd qu’elle en avait presque la nausée.

Sans qu’aucun mot ne sorte de sa propre bouche –elle se trouvait interdite, incapable de donner corps à la moindre pensée volatile qui se bousculait dans son esprit– Isis avait écouté Krystian parler, ne le quittant du regard qu’à chaque fraction de seconde où tombait le rideau de ses paupières –et ce même quand il ne la regardait pas en retour.
Puis il s’était rassis à son chevet, n’avait plus levé les yeux vers elle et
lui asséna le coup fatal.

Isis-Mae de la classe F est importante pour ce qu'elle est.

Subitement, le nœud qui s’était réduit dans sa gorge sembla doubler de volume, gonflé par les pleurs qui cette fois ne se manifestaient plus en quelques larmes chaudes roulant sur ses joues, mais bien en sanglots hoquetants et silencieux, qui lui secouaient les épaules et qu’elle tentait vainement de contenir en plaquant une main contre sa bouche.
C’était différent de la dernière fois qu’elle s’était ainsi abandonnées aux larmes sous les yeux de quelqu’un. Avec Judas, c’était l’épuisement, la colère qu’ils s’étaient mutuellement crachés au visage, et puis enfin la crise de panique qui avait fini de briser sa contenance, et si elle avait su trouver à ces larmes un quelque chose de libérateur malgré la peine, elles n’avaient rien à voir avec celles qui lui brûlaient les pommettes à l’heure actuelle.
C’était autrement plus viscéral et douloureux ; et il n’y avait rien de libérateur –pour le moment.

« Comment, fit-elle entre deux hoquets, tu peux savoir ce que je suis… alors que je le sais pas moi-même ? »

C’était peut-être là la plus grande tragédie de sa vie ; on s’était si bien acharné à la réduire à moins que rien depuis le premier jour qu’elle avait forgé l’entièreté de son existence autour de cette douleur. Isis aimait les fêtes et le bruit car ça lui permettait d’oublier le fracas de son âme, elle était douce pour mendier l’affection dont elle manquait et corrosive pour se protéger des contre-coups.
Tout ce qu’elle avait jamais fait trouvait son origine dans son mal, et elle craignait qu’au fond, si on lui retirait cette douleur qu’elle haïssait tant, on ne fasse la terrible découverte qu’Isis-Mae de la classe F ne soit rien d’autre
qu’une coquille creuse à forme humaine
un être vide sans rêves, ni passions, ni rien d’autre qui puisse affirmer chez elle un semblant d’identité propre, d’une individualité qui persistait outre ses malheurs.

Il lui fallut un long moment pour que les tressautements de son corps s’apaisent, et dans un sursaut crispé, Isis avait approché sa main jusqu’au bord du lit dans l’espoir presque inconscient que Krystian la lui prenne.
Car elle avait besoin d’au moins ça pour la suite
–quelqu’un pour lui tenir la main et l’empêcher de s’égarer.

« Qu’est ce que tu veux que je raconte ? fit-elle enfin dans un souffle épuisé et encore un peu saccadé d’avoir tant pleuré. »

Un léger sursaut agita le bout des doigts d’Isis quand la main de Krystian se posa sur la sienne ; c’était toujours la même délicatesse que lorsqu’il avait soigné ses bleus la dernière fois, et sa chaleur avait quelque chose de réconfortant, même si dans l’état où elle se trouvait, la douceur aussi avait ses bords tranchants.
Isis prit une grande inspiration, et s’efforça de détendre ses muscle
–c’était un peu plus facile à faire maintenant.

« Tu m’aides pas, répondit-elle en ricanant presque dans un souffle fatigué. »

Il lui semblait avoir à la fois si peu et tant de choses à dire qu’elle ne savait pas par où commencer.
De l’autre main, elle essuya les restes de larmes qui humidifiaient ses joues, et elle en profita pour se donner le temps de faire le tri dans son esprit, aussi confus soit-il. Ses gestes étaient lents, maladroits, et le silence qui retomba entre eux deux pouvait sembler trompeur, mais Isis avait pour une fois dans les yeux le regard de quelqu’un qui n’essaierait pas de fuir à la moindre occasion.

« Je… elle marqua une nouvelle pause et laissa malgré elle lui échapper un ricanement amer alors qu’elle songeait à l’absurdité de la suite, l’école a été attaquée… »

Ça il était très bien placé pour le savoir, mais il lui semblait plus confortable pour suivre le fil de ses pensées que de commencer par le début.
Et puis, il avait dit qu’elle pouvait bien dire ce qu’elle voulait.

« J’ai été kidnappée par des putains de militaires russes… –elle n’en revenait toujours pas de ça, on se croirait dans un film américain– on est obligé de me gaver de calmants depuis que je suis rentrée et ma sœur elle– »

Sa voix s’étrangla un peu.

« J’imagine que t’as entendu… »

Elle repensa à Xanadu et se faisait du mal à l’imaginer tomber dans les bras de sa sœur une fois réunis –la jalousie qui lui rongea les tripes était acide comme de la bile, et elle s’efforça de chasser cette pensée d’un hochement de tête, comme on chasse une mouche envahissante.

« Elle dit qu’elle est désolée mais elle continue de venir m’enfoncer et je comprends pas pourquoi– »

Isis s’interrompit ; elle s’apprêtait à dire qu’elle ne comprenait pas les motivations de Juno-Bianca, mais ce serait mentir. Elle en avait une idée certaine, peut-être incomplète, parce qu’elles ne parlaient que trop peu honnêtement, mais suffisante pour répondre à ses questions.
La confusion terrible venait d’ailleurs, et ça la tuait déjà de l’admettre.

« Je sais pas pourquoi… je continue à espérer après elle. Alors que ça a toujours été comme ça. »

Sa main tremblait un peu sous les doigts de Krystian.

Isis avait écouté Krystian en silence, et en laissant peser en elle les mots qu’il posait sur le triste désordre qu’était sa relation avec Juno. Une part d’elle, presque par réflexe, voulait aussitôt réfuter ses propos, lui rétorquer qu’il n’était pas possible que sa sœur aussi s’accroche aux semblants de lien familiaux qu’étaient les lambeaux entre elles, parce que Juno-Bianca n’avait pas de place pour Isis-Mae en son cœur, si tant était qu’elle en avait un ;
Il avait été plus facile de se bercer d’un mensonge pareil que d’affronter une réalité autrement plus complexe et dure à admettre –jusqu’à aujourd’hui.
Isis n’aurait su dire si c’était Krystian qui était habile avec les mots, ou si ça venait d’elle, ou bien si c’était tout simplement les circonstances ; mais elle se trouvait bien incapable de se mentir à elle-même en ce jour maudit.
Parce qu’elle peinait à regarder les gens dans les yeux lorsqu’elle cherchait ses mots, Isis baissa le regard sur leurs mains liées et son cœur rata un ou deux battements dans sa poitrine. Elle les ignora, les attribua aussitôt à son état misérable et aux rancœurs passées et actuelles qu’ils étaient en train de remuer en elle.

« Je sais pas… »

Et ça n’était pas par facilité qu’elle disait cela ; Isis ne savait pas parce qu’elle connaissait si peu de sa propre sœur, qu’au-delà du masque de monstre qu’elle lui avait mis sur la tête depuis si longtemps et sous lequel Juno s’était certainement complue, elle peinait à discerner le vrai du faux dans ses attitudes calculées. Tout n’était que spéculation, et Isis faisait si peu confiance à ses instincts que même ses souvenirs lui semblaient peu fiables.
Paradoxal, quand elle-même connaissait à un niveau si personnel les origines de sa colère ; parce qu’elle partageaient la même.

« Quand elle me descend je me défends jamais… »

Parce que j’ai peur que la collision de nos colères ne brise quelque chose à tout jamais, que la sœur que j’ai toujours voulu avoir ne s’évapore pour de bon sous l’incendie de toute cette haine, et aussi parce qu’après tout ce temps à entendre que je lui ai tout pris par ma simple existence–

« …j’ai l’impression que je le mérite. »

Isis laissa s’égrener plusieurs secondes dans le silence avant d’oser relever les yeux vers lui, et en croisant son regard, elle se sentit rougir de se dévoiler autant devant quelqu’un comme elle ne l’avait jamais fait auparavant.
Elle n’avait jamais eu honte de révéler son corps à bien des paires d’yeux inquisiteurs ; mais mettre son cœur à nu ? c’était une autre paire de manche.
Un ricanement gêné lui échappa comme si elle essayait de diluer la tension qui s’emparait d’elle et détourna de nouveau les yeux.

« Avec tout ce que tu me fais dire tu vas finir par me connaître mieux que n’importe qui, haha… »

Et sa main dans la sienne la brûlait presque mais elle se damnerait plutôt que de la retirer maintenant.

« Aah, ne m'attribue pas ce genre de mérites. C'est toi qui te livres, moi je ne fais qu'écouter. C'est toi qui as du courage. »

Isis ne répondit pas, mais un sourire touché s’esquissa timidement sur ses lèvres tandis qu’une chaleur agréable fleurit doucement dans sa poitrine. C’était la première fois qu’on lui disait qu’elle avait du courage, et quand bien même elle n’y croyait qu’à moitié, c’était déjà plus qu’elle n’y avait jamais cru, et c’était  grâce à lui, et à la sincérité de ses mots.
Si aux yeux d’une personne, une seule, elle pouvait être courageuse, alors…
peut-être que
tout n’était pas encore vain.
Isis tremblait encore à l’idée de s’avancer sur la corde raide de l’espoir, mais pour une fois, son regard se portait plus sur l’idée du bonheur qu’elle pourrait trouver au bout du chemin plutôt qu’à la chute éventuelle.

Elle continua d’écouter Krystian, fébrile, mais en relevant petit à petit les yeux vers lui car les poids et les tensions qui lui pesaient tant semblait s’alléger au son de sa voix, à la caresse de ses mots qui disaient tout ce qu’elle avait crevé d’entendre sans jamais se l’avouer ; et elle ne demandait rien de plus. Isis se sentait toute petite, et plus fragile que jamais maintenant que sa forteresse était tombée, mais devant tant de bienveillance, elle ne pouvait se sentir autrement qu’en sécurité.
Krystian était moins impuissant qu’il se le figurait, car dans un sens, il la sauvait déjà des tréfonds de l’abandon dans lequel elle s’était terrée ; il n’était peut-être pas le héros, mais la nuit semblait moins sombre quand il se tenait là, à l’écouter, et lui parler sans jugement ni pitié déplacée.
Sa magie était telle que même ce qu’elle craignait d’entendre faisait moins peur qu’à l’accoutumée.
La rédemption vient de soi.
Isis, plus jeune, avait songé bien des fois à être sauvée comme dans les histoires, que l’amour lui tombe un jour dessus par miracle et la tire enfin vers la lumière. Elle avait grandit, son cynisme avec elle, et aux rêves naïfs s’était substitué l’amertume de l’abandon, le réalisme pessimiste –personne ne pouvait la sauver car elle était la seule à en avoir les moyens, et il n’y avait pas plus faillible qu’elle-même.
C’était peut-être plus terrifiant que tout, aux yeux d’Isis, de ne pouvoir au final compter que sur soi pour se relever.

« Alors dis-moi, Isis-Mae de la classe F –il eut un rire bref et doux qui la fit frissonner– Quand est-ce que tu comptes te pardonner d'exister ? »

Pendant une seconde,
le temps semblait s’être arrêté.

Tout son air s’était bloqué dans sa poitrine et elle ne pouvait faire autre chose que se perdre dans son regard –ciel clair de tout nuage– et lorsqu’elle trouva la force d’expirer ce fut un nouveau sanglot qui remonta dans sa gorge ; bien plus doux que celui qui lui avait secoué les épaules plus tôt.
Elle ferma les paupières, laissant couler les larmes qui s’accumulaient au coin de ses yeux, et plusieurs secondes s’égrenèrent dans le silence avant qu'elle n'esquisse sourire résigné.

« Et toi tu comptes arrêter de me faire pleurer quand ? fit-elle en glissant un rire entre deux reniflements. »

Elle n’avait aucune idée du temps qui s’était passé depuis qu’il avait chassé Juno de son chevet, mais qu’il s’agisse de dix minutes ou d’une heure, personne n’avait encore eu l’audace de faire ainsi couler ses larmes en si peu de temps –et trois fois !
Elle renifla encore, chassa quelques larmes de sa main libre et releva les yeux vers lui.

« Si… –elle marqua une pause, et l’air mourut un peu à ses lèvres avant qu’elle ne se risque à faire un premier pas sur la corde– quand j’y arriverai… »

Le futur, plutôt que le conditionnel.

« Je te ferai signe. »

Et d’ici là, ne me lâche pas.

Isis avait l’impression d’avoir gravi une montagne, ou couru un marathon. C’était un épuisement différent de la léthargie lourde et poisseuse qui l’habitait d’ordinaire et la rendait lente, maladroite et incapable de se concentrer. Cette fatigue là était totale, elle la sentait dans ses muscles, dans son cœur, dans son esprit, et pourtant elle se sentait légère comme si ses larmes avaient enfin chassé quelque chose de sombre qui s’était longtemps accroché en elle.
Elle pourrait tomber de sommeil en un instant, et se réveiller le lendemain l’esprit plus clair, sans qu’aucun cauchemar ne soit venu troubler son repos.
Elle eu un rire exténué mais teinté d’une joie timide et nouvelle.

« Je pourrais pas y arriver toute seule alors… »

Sa main serra un peu plus celle de Krystian et elle avait l’impression qu’elle pourrait s’y accrocher toujours plus fort sans que ses doigts n’en viennent à trembler.

« Reste avec moi s’il te plaît. »

Pour la première fois, Isis demandait qu’on reste, au lieu de repousser l’autre elle-même de peur d’être abandonnée ; alors reste Krystian, et promis juré, elle ne te demandera plus de partir et de la laisser.

« Merci. »