ouvre-moi ta porte, je n'ai plus de feu - si carmen était d'humeur joueuse, c'est ce qu'elle chantonnerait au pieds de la porte de caenis. si ses muscles ne tremblaient pas, si elle n'était pas livide et furieuse - complètement dévastée on pourrait dire même, elle s'amuserait à toquer tout doucement sur le bois un peu vieilli du grenier.

carmen est face à la porte. elle est un peu débraillée, n'a pas fait d'effort pour bien s'apprêter car elle a ce mal qui la ronge - cette interrogation latente qui l'oppresse de savoir si caenis l'aime encore. a-t-il fait exprès de ne pas lui répondre, cette fois-ci ? pourtant il sait très bien ! il sait très bien à quel point le silence est une tumeur mortelle pour elle et qu'elle s'apprête à crever du manque d'attention qu'il lui prodigue.

elle ne sait pas quelle heure il est, dans ces instants-là elle ne se rend plus vraiment compte de ce qui l'entoure - le monde se centre sur elle et sa douleur. peu importe le reste, peu importe - car ce qui est très grave,
c'est que caenis ne lui ouvre pas.

elle tape plusieurs fois, essaye de forcer la poignée avec ses deux mains, ses jointures blanchissant dans l'effort. caenis ouvre-moi ! elle pourrait utiliser son alice pour s'immiscer dans la chambre, mais elle refuse d'en faire usage. caenis je- je deviens folle tu es horrible ! tu es horrible répond-moi putain ou je défonce ta porte ! elle s'acharne sur la poignée continuant à crier son malheur, tambourinant - il aurait suffit d'un sms. il aurait suffit qu'il ne l'ignore pas n'est-ce pas
qu'il ne lui souhaite pas tous les malheurs du monde.

les cris finissent par s'accumuler. tout cela, ça sonne faux : oui ce n'est pas une jolie mélodie, pas une belle chanson - on aime davantage les rires et les instants partagés où tout va bien. où personne ne hurle, personne ne se menace. carmen n'a jamais été religieuse, elle n'aime pas les litanies boursouflées par la violence qu'elle entend et qu'elle chante elle-même.
carmen séduit les âmes n'est-ce pas, c'est ainsi qu'on connaît son opéra : pourtant malgré le son de sa voix, caenis ne veut pas ouvrir. elle sait qu'il est juste derrière la porte, elle l'entend tout près de son coeur. ses hurlements l'atteignent et la plonge dans une fureur encore plus profonde.

c'est la poignée qui prend encore, qui claque dans un bruit répétitif et métallique. ses paumes rougissent et portent la trace de ses ongles qui s'enfoncent quand elle la serre. elle dodeline un peu de la tête dans l'effort, ses cheveux partent et valsent, couvrent un peu son visage - bientôt ils se colleront à son front à cause de l'effort. tu es un grand malade ! ouvre et on verra qui défoncera qui ! elle est portée par la déception et surtout la certitude du mensonge qu'il lui inflige, oui la réaction violente de caenis la conforte dans l'idée qu'il lui veut du mal.
quand on aime on n'agit pas comme cela - n'est-ce pas ? caenis parle d'une éternité, du jamais qui correspond à un aller sans retour : c'est toujours ce qu'il a voulu. c'est toujours ce qu'il a désiré, pouvoir la jeter

sinon il ne dirait pas ça.

tu le penses vraiment ! tu le penses vraiment sinon- sinon tu le dirais pas ! elle donne un coup du côté de la main dans la porte. ça fait un bruit sourd, encore. t'as toujours voulu QUE ça, que je t'aime et me jeter comme tu le fais là ! t'es un gros connard, t'es exactement comme toutes les autres sous-merdes qui me parlent. carmen a le coeur lourd et s'écarte pour donner un coup de pied dans la surface rigide. c'est toi la pute ! une vraie pute ! je suis peut-être une chienne mais toi t'es mille fois pire !

ils la tueraient. dans la plus grande des souffrances ils l'achèveraient, lui ferait déguster leur cruauté vengeresse ; ses bras seraient arrachés un à un, ses cheveux cisaillés et jetés vulgairement et il finirait par la défigurer pour ne plus jamais qu'elle appose un regard sur caenis.

caenis mille fois aimé, caenis mille fois adulé ; tes fils d'or, elle veut les tirer. elle veut rougir ta peau blanche, crever l'auréole sertie de diamants, et pour ça, tu sais, ils la tueraient.
carmen profane comme elle respire. détruit les croyances, marche au-delà du sacré car quand elle voit caenis, elle ne peut pas s'empêcher de tirer la porte avec toute sa force, toute sa rage, pour le déloger de son enceinte sainte. elle veut lui faire face, l'écraser de sa semelle de vent, lui faire manger cette poussière pour qu'il n'ose plus jamais lui imposer cet infâme silence qu'il a bâti par mépris de ses sentiments.

caenis mon amour est si grand que je te détruirais.

elle ne peut décemment pas dire ça, il fuirait pour toujours, fermerait la porte à clef, s'inventerait des verrous, des cachettes pour s'échapper. elle ne le supporterait pas donc elle suppose qu'elle doit calmer son coeur et ses ardeurs, apprendre à détendre ses muscles pour ne pas que le choc entre leurs deux corps adolescents soit trop brutal. quand elle a tiré, elle le voit à sa mi-haut et elle le fixe, impératrice, si bien qu'on pourrait croire à un savant jeu de rôles. mais cette couronne d'épines de martyre qu'elle a sur le front, elle est réelle ; elle s'enfonce dans sa chair à chaque fois qu'elle bouge, à chaque fois qu'elle s'agite pour lui.

elle a mal au coeur.

elle est toujours très en colère, furieuse elle aussi. c'est pas drôle ! ça l'a jamais été, pour elle. quand elle voit caenis comme ça, elle sait qu'il pourrait la détruire en l'oubliant. sans trop savoir quoi faire dans son ultime violence, son ultime élan, guidée surtout par le sentiment de vouloir lui faire mal, elle attrape ses cheveux avec volonté, les tire sans trop de but, lâchant un sanglot sans même pleurer. c'est pas drôle caenis c'est pas drôle ! c'est un bruit de lutte, le désespoir d'une personne abandonnée encore et encore.
car elle, à son autel, personne ne vient prier. pas même caenis.

les montagnes russes des émotions lui font un haut-le-coeur terrible. ses mains tremblent quand elle tient encore les cheveux de caenis qui le mort et de sa gorge s'expulse un trémolo morbide, sous forme de cri de souffrance. elle aura une trace là, terrible : un bleu immense le long de sa cuisse comme les amants s'administrent parfois dans leurs ébats. il n'y a toutefois pas de doute sur le fait qu'il n'y a rien qui ne relève du jeu dans cette fièvre, et encore moins d'allusion à l'amour. c'est de la haine, de la haine insupportable qui remonte quand il y a un surplus de tout et du monde qui nous entoure. c'est la haine qui les assassine et qui les empêche de simplement se regarder dans les yeux sans chercher à enfoncer les poignards aiguisés de leur jeunesse.

elle continue d'hurler de désespoir mais ne lâche pas sa prise en premier lieu : l'abandon vient seulement quand il la fait chuter dans un bruit mat contre le parquet et qu'elle doit mettre ses mains pour ne pas que sa tête s'éclate en mille morceaux. aux mêmes rythmes des coups, il y a les insultes - et sur un tempo tout-à-fait différent, les battements du coeur de carmen qui n'en plus de toute cette rancœur et qui craint l'overdose. son premier réflexe est de tenter de le repousser mais ainsi sur le sol, elle n'a aucun avantage et à défaut de réussir de se défaire de son emprise-mitraillette, elle fait le choix obstiné de se couvrir le visage de ses avant-bras pour ne pas que les myosotis sur l'épiderme viennent rappeler dans les couloirs la saveur de leurs vices à tous et à toutes.
dans sa lutte sanglotante, gueulante, braillante, la peau de son front couverte d'une pellicule de sueur et ses yeux d'où s'extirpent péniblement les larmes, elle tente de le frapper au visage dans des gestes plus brusques que précis, cherchant à le faire reculer un peu.

carmen n'a plus de mots pour caenis.