Ft. Lorenzo
Décembre 2019

Quitter le temple des fleurs devenait une épreuve de plus en plus insurmontable. Un réel dégoût à l’idée de sortir, de retourner aux déchetteries alors que qu’on était si bien au jardin des délices. Lieu de sérénité, l’antre de la directrice, lieu de calme et de raffinement. Les flagrances florales qui font vibrer les narines, la chaleur des tasses fumantes de thé entre les doigts. Le seul endroit, en vérité, où l’on ne ramenait pas tout au froid. Un bonheur, si tu savais Lorenzo, d’être suffisamment au calme, pour en arriver à gérer l’alice de façon convenable. Cocon presque devenu ventre maternel tant on s’y sent bien. Mais voilà, il faut toujours quitter le foyer, il faut toujours retourner à la vie, au temps présent. C’est encore plus douloureux de redescendre sur la terre qu’on a en commun avec le froid hivernal, le gris du ciel et les arbres mis à nus. C’est encore plus douloureux de quitter la douceur quand, en sortant, on reçoit la gifle glacée du vent. Rapidement agacée par les bruits alentours, les enfants qui cris, ces mêmes enfants qui hérissent le poil de frustration à s’envoyer de la neige à la figure. Enfin, tu vois, faut mieux ça que le reste, quand on reçoit les brimades et les coups, tant que c’est entre eux ça reste supportable. Mais depuis qu’on a goûté au paradis, le reste ressemble à un purgatoire.

Traverse les allées enneigées, celles qu’on n’emprunte pas. Toujours veillée à se préserver des autres, des énergies alentours, dans la forteresse de solitude on se sent bien. Quand tout ce que tu es déçois, le seul endroit sûr devient toi. Queen ne s’en plaindra pas aujourd’hui, pas après avoir grignoté les biscuits tendres et dégusté le thé parfumé. Queen ne s’en plaindra pas, ne veut pas s’en plaindre, alors Queen se perd dans les chemins hors-pistes, parce que Queen préfère errer une heure dans la nature avant de tomber par hasard sur la bonne destination, plutôt que de se risquer à marcher dans les mêmes pas que la foule. On ne la supporte plus, tu sais ? On en devient méchante, mais ça, on le garde au fond du cœur et on le laisse exploser dans l’intimité de la chambre. Les pieds trempés par le manteau blanc, mais c’est sans regret qu’on s’extirpe de la couche de neige pour gagner les pavés dégagés, le dortoir est droit devant et avec lui la promesse de se mettre les pieds au chaud sous la couverture, avec un thé fumant et une livre à suspense entre les mains.

C’est ta voix qui vient percuter sa bulle, la faire voler en éclat. Du temps, on n’en fait plus grand cas depuis qu’on obtenue le droit d’explorer le palais de la directrice. Mais, il faut bien le dire, voir ton visage, ça force les lèvres de Queen à s’étirer dans un sourire. Lorenzo l’image du prince que toute princesse rêverait d’avoir à son bras, des ressemblances avec le petit prince des collines, ça lui rappelle l’époque où l’on regardait Candy avec les vieilles VHS de maman.

« Lorenzo, tu vas bien ? »

Est-ce que ça fait si longtemps qu’on ne s’est pas vu ? Quand on est pas auprès de la directrice, on est dans la chambre, à ne sortir que pour les repas et les travaux de clubs et de groupe. Peut-être, en effet, on ne saurait dire en vérité. Le temps, tu vois, devient de plus en plus flou depuis qu’on s’appelle Hellébore.

« Hm… Pardon, je suis souvent au palais des fleurs alors c’est peut-être pour ça… Puis je ne passe plus vraiment par les allées fréquentées. »

Se sent obligée de préciser.

« Je me perd souvent, mais au moins c’est plus tranquille. »

On en croise plus les méchants.  

Ft. Lorenzo
Décembre 2019

Un petit soubresaut à la commissure des lèvres quand tu fais référence au paradis fleuri de la directrice. Oui, oui on croit qu’on peut le dire, on s’y sent bien. Du moins, on ne s’y sent pas en danger, on ne s’y sent pas isolée. Les couloirs du palais ne nous donnent pas l’impression d’être propice aux meurtres de couloirs. Quand on s’y promène, la petite voix dans la tête qui hurle des atrocités et qui nous intime à garder nos sens en alerte ne se fait plus entendre. Tout est calme là-bas, silencieux. Il n’y a plus de bruits nuisibles, autant bien à l’extérieur qu’en dedans. C’est rare, ce n’était plus arrivé depuis la maison avec Maman et Papa, tu sais ? Depuis qu’on a franchi les grilles de l’académie, la voix ne cesse de résonner, on est jamais seule, jamais détendue, on se perd dans les pages de livres plus grands que nous pour ne plus entendre les appelles paranoïaques qui font mal en dedans. Mais là-bas, au milieu des autres princesses ce n’est plus le cas. On retrouve cette espèce de sérénité qu’on avait oublié au fil du temps. C’est comme-ci on pouvait enfin respirer sans douleur dans les poumons, comme-ci on pouvait marcher sans craindre de s’écorcher les pieds. Avancer n’était plus matière à se tordre l’estomac. Entremêle ses doigts dans un geste incertain, un peu timide, Queen. Et le soubresaut de ses lèvres, cette espèce de grimace incertaine, ça ressemble presque à un sourire de là où tu es.

« Hm… Oui. »  

La voix presque murmure.

« C’est bien là-bas. Les gens… Les gens ne sont pas méchants. »

Si c’était permis par le règlement, elle s’y serait coupée du monde pour y finir sa scolarité. Un besoin d’intimité tellement fort, Queen, qu’elle pourrait rester dans cet espace clos sans jamais étouffer. Sans doute que s’attacher aussi fort à un lieu si éphémère, à une personne aussi insaisissable que la directrice n’était pas une bonne chose. Sans doute qu’elle finirait par s’y écorcher la peau et le cœur plus vite et plus profondément qu’elle ne le craint. Mais c’est si beau, Lorenzo, si bon de pouvoir enfin nommer cet endroit maison. C’est si bon, de pouvoir mettre sur des visages le mot famille, de s’accrocher à l’espoir que ça durera, encore et encore, que ça n’aura jamais de fin.

« Là-bas, les gens ne se moquent pas parce que je suis trois étoiles, il n’y a pas de violence, les gens sont gentils… On m’a même dit que j’étais jolie. »

Rougeurs qui perlent la peau, et ce n’est pas seulement à cause du froid.

« Puis la directrice est gentille elle aussi, elle est belle, intelligente et très gentille. »

Un coup d’œil sur le fossé dans le manteau de neige, le fossé qu’elle a elle-même crée pour rejoindre le sol pavé.

« Je n’aime pas passer par les vrais chemins. C’est toujours sur les vrais chemins que je me fais embêtée. »

N’aime pas avouer sa faiblesse, n’aime pas te confronter aux habitudes prises pour échapper à des traumatismes qu’on a peur de croiser de nouveau. Et surtout, elle n’aime pas te montrer, toute la rancœur et la méchanceté dont elle peut être capable, quand elle pense aux sans-étoiles.

« Puis j’aime bien marcher. »

Dixit celle qui maudit ses pieds gelés.