les colombes chantent car le coeur est délivré - ou peut-être est-ce l'inverse, elles ont été fusillées dans leurs espoirs les plus vibrants. si c'est le cas, orion préfère méprendre leurs piaillements de fin de vie, d'une douleur immense, pour une mélodie enchanteresse. il ne veut plus entendre son coeur qui tonne face au refus subi mais assumé du festival.

orion nage dans sa propre perdition sentimentale et ne sait plus où poser son regard pour ne pas que ce soit mal, ne sait pas s'il a déjà su le faire un jour. il s'est dit soudainement qu'il était un ignare, et qu'il aurait mieux valu se taire ; mais non , non ! encore et encore la pensée que c'était le bon choix revient. c'est une stichomythie interne, un enfer sans fin qui ne donne aucun résultat, aucune réponse, non rien ne l'aide à revenir à la raison, rien ne l'aide à oublier - rien ne l'aide à se calmer.

orion réfléchit trop mais là il y a un grand vide, un trou noir effrayant créé par une déception sentimentale : en se dévoilant à daisy il a donné un coup de pied dans le tapis orné de sa conscience, et en-dessous voilà. il y a ce précipice qu'il avait dissimulé jusqu'ici, même à lui-même. alors quoi ? alors quoi ?

alors orion y plonge sa main, et se fait avaler le bras. il grimpe les marches sans trop savoir pourquoi, quitte les appartements des majors jusqu'à se glisser au grenier. cela fait depuis quelques jours qu'elle traverse son esprit cette mouche digne de celle de brundle, ça fait depuis que plus rien ne rime qu'il y pense. et il se demande, est-ce que c'est mal si je glisse mes phalanges sous son haut ? est-ce que c'est mal si mes lèvres rencontrent son cou fragile qui lui donne l'impression d'être brisable en une torsion ? est-ce si terrible de reporter son désir à l'horreur, l'ignoble tant convoité depuis une tendre enfance ? oublier la beauté d'une muse, l'amour qu'on lui porte, en baisant allègrement une autre d'une carrure bien différente ?

c'est le soir. il demande à quelqu'un qui passe où est la chambre de blythe. cela paraît normal, malgré le regard interrogateur : orion est formel, et la formalité, dans les faits, peut même pénétrer les recoins les plus insalubres pour les éclairer. mais non là il veut s'y fondre, il veut la crasse et la passion. personne ne la croira si elle le dit, de toute manière.

il toque deux coups et quand elle ouvre, il ne sait plus pourquoi il est là. il ne sait pas ce qu'il doit dire. ses mots restent en suspend sur sa lippe et il ne se sent pas à l'aise dans sa chemise brodée d'une seule étoile - bien blanche et bien repassée. blythe ! je... il ne sait pas comment aborder le sujet. bonsoir déjà. j'espère que je ne te dérange pas ? mettre un peu de convention pour se laisser le temps.

blythe a rampé sur le sol jusqu'à en connaître les sillons, elle s'est vautrée dans la poussière que sa propre existence a semé. il paraît que nous en sommes faits et que nous y retournerons. blythe le sait mieux que personne.

tous bipèdes qu'ils sont, les humains doivent se mettre à quatre pattes pour chercher ce qu'ils ont laissé tomber. chercher un peu d'espoir, un moment de raison. et pendant que l'humain cherche son bonheur, au fond d'un verre ou bien d'un précipice, blythe est là tout près, gazouillant à son oreille : tu ne seras jamais heureux. et je suis ici sur terre pour m'en assurer.
 
c'est à peu près là tout le principe de son existence.

avant que les deux coups retentissent, elle avait déjà l'oreille sur la porte. accolée à cette planche de bois pourri qui n'a jamais ni fermé, ni isolé des bruits et des outrages, elle se tient dans la tension d'un souffle qui lui pend à la bouche. il est tiède, fétide. épais comme la lourde fumée qui louvoie dans sa chambre en interminable serpent.

elle éteint son joint sur le chambranle et ouvre.

orion se tient là comme il doit le faire, comme elle l'attend de lui. il est révérencieux et droit, affable à souhait, beau, comme peuvent l'être tous les gens sortables. sa chemise amidonnée, au tissu noble, n'a aucun pli. comme elle est blanche.

et comme orion est noir, par un contraste avéré, un habile jeu de lumière qui fait saillir de lui - à ce seul instant - un monstre inexprimable. son ombre se découpe avec une ignominie que personne ne voit. et blythe n'a d'yeux que pour elle.

c'est pour elle qu'elle fait le pied de grue en silence, pour elle qu'elle se tient disponible. c'est pour la voir qu'elle est prête à se livrer. dans le large entrebâillement, qui ne laisse voir de sa chambre qu'un fin rectangle empli de vapeur, elle glisse son corps défait, esquinté.

elle est couverte de bleus qui se devinent sous son pull calciné.

- alors, monsieur le major.

elle s'extirpe de son clapier et se coule sur le pas de la porte. défoncée mais alerte, hagarde mais attentive, elle porte sur orion - non, sur son ombre, la masse noire qui existe avant lui, des yeux absolument charnels.

- monsieur le major ne dérange personne. à vrai dire c'est monsieur le major qui semble dérangé.

il est superflu de dire que notre réputation nous précède. c'est vrai d'orion qui se déplace toujours avec elle, craignant de la distancer, mais quelque part dans un isthme de son cœur, y aspirant à la fois. cette race de tourments-là est d'une douceur insoutenable, car elle fait croire à la possibilité de ne pas souffrir, de ne pas brûler, d'échapper au désespoir. c'est comme un rêve profane qui se dissipe avant son dénouement, dilué dans la dernière phase d'un sommeil à la lente moiteur.

blythe rayonnante attrape orion par l'encolure si soyeuse, si précieuse de son habit étoilé. elle le saisit délicatement, entre le pouce et l'index - il faut prendre garde à ne pas le froisser. ce serait indécent.

- et pourquoi ?

son sourire subitement disparaît. sa voix est rauque et demandeuse. elle ne s'est pas approchée, il n'y a que ses mains sales sur le bord de son col. le regard qu'elle lui porte est une aiguille qui perfore sans douleur. blythe ressent d'orion la pulsation abjecte qui lui tord la poitrine. elle est basse mais présente. elle est embryonnaire mais là.
impavide chasseresse, elle veut de lui des comptes. elle veut l'infecter.

il la trouve belle, ainsi. il n'est pas question de cette beauté dont il est tombé amoureux auprès de madame marshall, pas de cette beauté qui le rend un peu plus envieux de ceux qui s'unissent à la vie à la mort - mais de cette beauté imprévisible et crade, lascive, terrible, toujours pleine de sous-entendus qui veulent sa mort. blythe l'appelle monsieur le major. pour une fois ça le gêne et il connaît l'absurdité de ce sentiment - car il n'y aucune raison ! c'est ce qu'il est. ça l'éloigne sensiblement de ce qu'est blythe : il craint que ça la dérange. parce que lui, il trouve cette distanciation infiniment plus belle que deux saletés : oui la pureté s'entrechoquant avec ce qu'il y a de plus bas, voilà ce qui est sublime et admirable.

il se laisse empoigner. il abaisse ses yeux à la bouche pleine de dents et à l'haleine âcre, et respire en choeur avec l'écoulement tranquille du rythme de sa partenaire. il veut embrasser pour oublier. il veut déposer ses lèvres sur les siennes pour voir ce que cela peut bien faire de se laisser envahir par le poison venimeux et ambitieux du mal. quand ses yeux se relèvent et croisent ceux de la mouche, il ne sait pas ce qu'il aperçoit. il ne sait pas si c'est réel ou non - s'il doit se laisser avoir. il regrette même, pendant une demi-seconde, puis revient à la réalité qui lui empêche ce droit. je suis dérangé car ce que je compte demander, ne se demande qu'après avoir fait longuement la cour à une dame : et que je ne sais ni faire sincèrement la cour, ni si tu aimes être une dame. il n'a pas honte de son incapacité face à blythe, après tout elle n'est qu'elle-même une figure monstrueuse qui n'est bonne qu'à délier les pulsions les plus intenses. ne veux-tu pas qu'on rejoigne ma chambre ? on y sera plus tranquilles, on est que trois à cet étage et ce sont comme des appartements. tu peux même ramener ta beuh si tu veux.
cède je t'en supplie, infecte mes draps.

qu'il tombe dans cette grotte, ce trou qu’elle a foré pour lui ; qu'il se laisse noyer par ce qu'il a dans le fond du ventre plutôt que dans le fond du cœur - et que nul avant elle n'a su galvauder. orion, orion, consacre ce serpent sans nom qui s'accroche à tes poignets, puisqu'il t'ouvre la bouche et fait crisser ta langue. blythe veut que tu tombes et que tu trébuches, que tu t'écorches. tout ceci n'est pour elle qu'un vaste processus de bienvenue.

alors, orion, dit-elle sans l'exprimer - voilà que tu te tiens hésitant sur le rebord. l'abîme est là et n'ira nulle part. si tu as tout le temps pour décider, celui que j'ai pour toi t'appartient tout entier, et c'est ta race qui l'a voulu ainsi - ta race d'oisifs et d'incapables, de fidèles petits chiens qui ont perdu le goût de vivre sans étoiles. il faut que tu agisses. laisse-toi escorter par ceux que tu cherches sans nommer. laisse-toi emmener par ces viles créatures, telles qu’elles apparaissent dans ta peur, dans ton ombre ; laisse-toi berner par ces présences que tu fantasmes. et elles entreront en toi.

monsieur le major n'existe plus - a t-il jamais existé ?

- il n'y a rien à demander dans ton cas.

déformés par ton désir, par ces forces qui allongent tes griffes, tes dents, et visiblement ton bassin ; les gestes de blythe se font impatients sous la tranquillité de sa voix.

ils voilent ton épiderme, orion, ils connaissent la vraie parole de ton être : celle que tu donnes sans la soupçonner. ses désirs répondent à la viscosité des tiens, et ils te trahissent, et tu es mauvais ; alors tu seras mauvais avec elle, au moins cette nuit, au moins ce soir. n'est-ce pas ce que tu veux entendre de ses appétits, d'une bouche usuellement trop sale pour être écoutée ?

- écoute-moi, orion.

écoute sa laideur, qui est en fait la beauté fondamentale, galvanisée, supérieure à la beauté des chérubins; écoute ta laideur, plus proche de la pureté originelle que ne le seront jamais les icônes et les anges ; écoute vos laideurs qui parlent en canon par-dessus la rumeur, par dessus le rêve idiot du songe d'une nuit d'été. et puis accomplis-toi.

- rejoignons ta chambre, rejoignons ce que tu veux.

aucun des modèles que je connais ne correspond aux chairs hors normes qui surgissent de nos ombres. la tienne, orion, et la mienne pour la sublimer. ces ombres nous appartiennent, nous leur avons donné leur forme. sanctifie-les avec moi.

- mais tu vas me supplier.

trottant au devant de lui dans les couloirs, sans l'attendre, sans l'entendre, guillerette, elle veut se faire distraire sur le chemin de la chambre. elle veut entendre les jérémiades d'un être qui n'a rien à lui donner à elle, mais qui a tout à donner à l'enfer.

elle s'adosse brutalement au mur.

il n'y a rien à demander et il y a tout.

- supplie-moi de te prendre, orion.

confirme que le fusil n'est plus sur ton épaule, par le soutien de cette colonne si droite, de ces os si blancs. confirme que pour cet instant tu as changé de camp. que quelque chose dans l’air n'est plus pareil, que sa composition chimique favorise ton vice, que nous commençons à sortir du blanc sans saveur et de ses enfermements pour nous mettre à comprendre la couleur. celle de ta violence, celle de ton sexe.

vous voilà arrivés.

le temps s'est dissout dans la poursuite du vide, des regards qui incendient l'espace. les étages gravis et le labyrinthe parcouru, haletants après la poursuite, vous vous tenez devant la porte de ton étage, celui des êtres dignes d'êtres regardés d'en bas. ouvre.

- supplie.

commençons à nous immerger dans tes peurs profondes, qui sont aussi tes plus intenses aspirations ; commençons à comprendre que les ténèbres ne sont pas la négation de la vie ou du désir mais sa plus grande célébration.

je t'écoute, je t'écoute toute entière qu'il se retient de lui murmurer - je t'écoute encore et je ne sais pas si je t'écouterai pour toujours mais pour l'instant, mon coeur est à toi et mon âme aussi.

cela lui fait un bien fou. ses muscles se détendent aussitôt car le poids de l'amour s'en est allé, ce n'est pas ce que blythe veut non il le comprend maintenant qu'elle n'en a rien à faire de la douceur des sentiments n'est-ce pas ; n'y'a-t-il pas plus merveilleux pour une figure intangible comme celle d'orion, qui est partout mais qui ne touche à rien, de livrer son corps en offrande ?
il suppliera et il se demande dès maintenant s'il doit de se donner à genoux mais cela serait trop facile, lui qui ne connaît que l'humilité du sol, lui qui n'a jamais prétendu être plus qu'un humain avec deux jambes pour se lever ; et oui maintenant il a l'impression que blythe veut quelque chose d'exceptionnel, que blythe veut une part d'ombre pour la donner et rassasier l'enfer. on n'accorde jamais à orion la brutalité, alors il s'avère qu'il veut l'être ce soir. non pas en métamorphose, non pas en jouant la comédie, mais en libérant des pulsions enfouies très loin, là où il ne s'aventure jamais d'habitude.

elle est adossée à ce mur et il lui fait face, les épaules toujours droites. ses deux prunelles insipides frémissent d'excitation et ses doigts se tordent en envisageant toutes les places où ils pourraient se poser. s'il veut la souiller (ce qui demeure impossible) il la prendrait par les seins, s'il veut la tuer et la soumettre, il agripperait ses cheveux en arrière pour la forcer à le regarder quand il dira - je t'en supplie, détruis-moi. mais plutôt que tout cela, orion amène une main à sa gorge, abandonnant tous les gants enfilés depuis son enfance pour se préserver du reste du monde. il serre un peu sa prise. je t'en supplie, blythe, prend-moi. revigoré par l'intensité, il continue à la coincer là, à l'épingler contre le mur sans la lâcher du regard, vain et abandonné à ses propres pulsions.
c'est une tyrannie masochiste, c'est lui qui exerce la pression mais c'est elle qui le tient, elle qui pourrait tout faire valser si elle le désirerait. il ne tremble pas, il ne ressent aucune faiblesse ; non blythe ne lui donne pas l'impression d'être quelqu'un de mauvais, mais plutôt de se laisser envahir par les sentiments. ses yeux finissent par se détourner et il ouvre la porte machinalement, se retient d'être violent dans ce sentiment de plénitude. il prend blythe par le bras et la tire avec lui. suis-moi. il referme d'un mouvement sec.