Une mascarade. Des sourires, des joies, des cadeaux, des câlins. Juste un peu plus de mensonge sur cette tartine déjà trop épaisse. Un pain d’épices confectionné avec un peu plus de faux-semblants. Peut-être que c’est pour ça qu’il est si mauvais ?

Mais il faut y croire. Il faut rester sur le fil rouge, croire à la magie de Noël. C’est beau, c’est bien. Mais c’est loin de sa famille, loin de ce qu’elle a aimé. Selon sa mémoire, c’était incroyable, Noël. Une époque merveilleuse, d’amour et de cadeaux. Avec des sourires, une infinité de sourires. Est-ce que c’était vraiment ça, ceci dit ? Est-ce que ce n’est pas juste l’esprit vagabond d’une adolescente malheureuse qui tente de trouver du réconfort ailleurs ? Est-ce que ce n’est pas juste la peine qui frappe à sa porte aujourd’hui, pour la pousser à revoir un hier meilleurs ? Au fond, qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui ne l’est pas ?

La bouffe. La bouffe est vraie.

Dans ces grands moments de désespoir, Claire est reconnaissante de l’existence du marché de Noël. Il suffit d’y aller, de lâcher quelques pièces pour obtenir un bout de paradis. C’est éphémère, mais ça permet de ne pas complètement perdre la tête. Il faut un peu de bonheur, ici et là, un peu chaque jour, pour tenir le coup. Elle inspire profondément, se laisse enivrer par toutes les odeurs qui flottent tout autour. Effluves de paradis pour les damnés.

D’une démarche fantomatique, presque mécanique, l’élève parvient à un stand haut en couleurs. Tout a l’air bien, ici. Tout est doux. Les peines s’effacent un instant, pour laisser place à une profonde fascination. L’éveil des papilles, l’appel de l’estomac. C’est beau, c’est bien.

C’est grandiose.

Un sourire d’enfant étire ses lèvres. Il n’y a rien de mieux que les festivités de Noël, hein ? Qu’importe qu’elles soient fausses. Elles sont là. Est-ce que dehors, ce serait différent ? Est-ce qu’il y en aurait autant ? Comment c’est, dehors, de toute façon ? Alors qu’elle va pour se servir, une voix trouble ses réflexions. Une voix d’homme, inconnue. Sa bulle se perce totalement. Le cheminement de ses songes prend fin, s’efface au profit d’une réalité qu’elle n’est pas sûre de vouloir voir.

Elle lève la tête.

« Non. »

Froid, comme l’hiver. Cinglant, comme Claire. Ses prunelles incarnates viennent détailler l’homme à ses côtés. Oui, il est inconnu. Elle l’a peut-être croisé au détour d’un couloir, mais ce n’est pas la plus active des élèves, ni celle dont on se souvient. Pourtant, il est là. Il a choisi de l’accoster elle, parmi tant d’autres. Parmi tous ces visages souriants, tous ces élèves qui semblent si heureux de voir le marché de Noël de cette année. Amère mélancolie, qui l’empêche de regarder du bon côté des choses. Elle soupire pour elle-même. Sourire de façade. C’est Noël, il faut être heureux.

« Toi, par contre, t’es peut-être perdu. »

Claire se tourne entièrement vers son interlocuteur, abandonne sa contemplation de friandises. Les pâtisseries dans son dos, elle prend le temps de détailler l’homme qui lui fait face. Brun, plus grand qu’elle. Plus âgé, aussi. De combien, elle ne saurait le dire. Quelques années au minimum, trois ou quatre. Plus ? Peut-être. Elle penche la tête.

« Je peux faire quelque chose pour toi ? »

Politesse usuelle. Claire n’en a pas envie. Elle a ce poids sur la poitrine qui l’empêche de réfléchir correctement. Cette boule, là, qu’elle ne veut pas supporter, mais qui pèse, qui pèse lourd. La sociabilité écrasée par la nostalgie. L’envie d’être ailleurs.

Quelle misère, tout de même, de ne pas avoir embarqué un livre pour l’accompagner.

Un rigolo. Donc, dans le plus embêtant de tous les moments de sa vie, il a fallu que Claire tombe sur le clown qui a envie de la faire chier. Ça aurait pu être n’importe qui, n’importe quand, n’importe où, mais non. Il a fallu que ce soit ici, maintenant, avec un type comme ça. Elle soupire. Oh, bah, oui, l’albinos n’est pas la plus grande des demoiselles. C’est quelque chose qu’on remarque assez simplement, d’ailleurs, un peu comme le nez au milieu de la figure. C’est là, ça se voit. Alors on peut facilement s’en moquer. Mais, quand même. Il aurait pu trouver beaucoup plus drôle comme approche. Beaucoup plus … unique.

En réalité, ce n’est pas ce qu’il dit qui la touche. Claire s’en fiche, des piques. Ce n’est pas inhabituel, ce n’est même ni la première, ni la dernière. Elle en verra bien d’autres. Mais il l’a touchée. Il a posé sa main sur sa tête. Un geste diminuant, pour lui rappeler sa petite taille, mais aussi montrer sa propre supériorité. L’albinos arque un sourcil. Ça aurait pu être tellement plus simple. Ils auraient pu se croiser, ne jamais se parler, ne jamais s’effleurer, simplement continuer leurs vies chacun de leurs côtés. Mais non. Il est là, il la toise, il se moque. Il fait partie de ceux que Claire n’a jamais envie de découvrir, parce qu’ils sont habités de cette lèpre immonde qu’elle passe sa vie à esquiver. Cette odeur crasse, repoussante, qui lui donne envie de vomir. Oh, peut-être qu’il est très gentil de manière générale, peut-être qu’il y a quelque chose en lui qui le rend intéressant : elle n’en sait rien. La seule chose qu’elle voie, c’est qu’il se fout d’elle, comme beaucoup d’autres. Un soupir.

« Wow, bravo, dire à une petite qu’elle est … petite. T’es un fortiche. »

Claire hausse les épaules. L’inconnu n’a pas l’air d’avoir fini. Il veut un remerciement. Mais pour quoi ? Oh, parce qu’il l’a trouvée dans la foule ? Mais quel génie. En vrai, dans un univers parallèle, ça aurait pu faire rire Claire. Aurait pu, la nuance est importante. Mais là, absolument pas. Non, vraiment, il n’y a rien, à part cette folle envie de l’envoyer sur les roses. Un sourire sardonique étire ses lèvres. Elle penche la tête.

« T’as tellement peu d’argent que tu viens faire la manche ? »

Croisement de bras sur sa poitrine. De la moquerie au mépris. Il vient, là, à sortir de nulle part, puis il se fout d’elle. Claire pourrait s’attarder un peu, essayer de comprendre ses raisons. Mais il fait partie de la même plèbe qu’elle ignore en permanence. Tous ces gens qui tombent dans l’immense sac de l’inexistence. Ils sont là, ils ne sont pas là, c’est pareil. Ils ne lui apportent rien de bon, jamais. Celui-là, encore moins que les autres, d’ailleurs. Elle l’observe un instant, hésite. Peut-être qu’elle peut lui offrir quelque chose quand même ? Peut-être qu’il la lâchera, s’il récupère quelque chose ? Ce silence devient trop lourd, même pour l’albinos. Elle décide de désamorcer la bombe autrement.

« T’as pas quelqu’un d’autre à qui demander ? »

Claire hausse doucement les épaules. Son regard ne s’est toujours pas séparé de ce lourd mépris. Elle ne veut pas de lui ici, pas autour d’elle. Ce n’est qu’une nuisance. Pourtant, il y a bien une raison qui l’a mené jusque-là, non ? Personne ne parle au rat de la bibliothèque, habituellement ; elle est trop discrète pour être aperçue. Mais il est là. Il a choisi l’aveugle. La cinglée. La nana bizarre que tout le monde esquive, et qui esquive tout le monde.

« Ou alors, tu veux autre chose, mais t’as pas le courage de le dire ? »

Autant aller droit à l’essentiel. Pour s’en débarrasser au plus vite, Claire n’a pas d’autre solution que de taper dedans. C’est comme ça que ça marche, toujours. Avec tout le monde. Alors, elle tente sa chance : peut-être que ça fonctionnera cette fois aussi.

« Les temps sont durs, ma bonne dame », ah. Eh bien, pourquoi pas. Il n’a pas tort, finalement. C’est Noël, Noël à l’Académie Alice. Ça a l’air beau, avec toutes ces lumières, tous ces gens qui marchent dans la neige. Ces stands illuminés, qui sentent bon le sucre et le vin chaud. Ah ça pourrait être mieux, mais ça pourrait aussi être pire. Les temps sont durs, il a raison. Mais il ne parle pas de ça. Il parle du trou dans son porte-monnaie. Y en a-t-il vraiment un, finalement ? Claire l’observe. Elle réprime le sourire qui étire ses lèvres. Il a l’air du typique bad boy des livres, des séries télé. Celui qu’on veut fuir, parce qu’il n’apporte rien de bon. Mais il n’a pas l’air méchant. L’albinos est persuadée que ses poches sont pleines à craquer, qu’il peut tout s’offrir ici, mais qu’il préfère aller chercher la petite bête pour lui casser les bonbons. Sans jeux de mots, évidemment.

Et c’est probablement la raison pour laquelle il est là. Il y a ces yeux, ces grands yeux désabusés qui la regardent. Il est là, à la titiller, il sait qu’elle aime pas ça. Il sait qu’elle va mordre. Mais malgré tout, il reste là. Elle sait pas trop pourquoi, Claire. Elle préfère quand les gens s’en vont, c’est plus facile. Il suffit de tirer un peu pour qu’ils la lâchent. Mais lui, il reste. C’est difficile à saisir. L’albinos penche la tête, l’observe plus longuement encore. Il dit qu’il veut « passer un bon moment », mais elle ne comprend pas. Avec elle ? Avec la nana que tout le monde repousse et qui repousse tout le monde ? La rate de bibliothèque, avec ses grandes lunettes et son air grognon ?

Pourquoi ?

L’albinos arque un sourcil. Mais ce n’est pas compliqué, en fait. Parce qu’elle est une « smart girl à lunettes » et qu’il aime bien les embêter. Super. Claire soupire. Elle est tombée sur un de ces lourds qui embêtent les intellos juste parce qu’elles sont intellos. Mais avant qu’elle puisse dire quoi que ce soit, il lui a glissé ce clin d’œil taquin, qui fait sauter son cœur. Pourquoi ? La question revient, inonde son esprit. Juste parce qu’elle a l’air intelligente ? Parce qu’elle attaque ? Parce qu’elle est Claire et qu’il est … Il est qui, lui, d’ailleurs ? C’est bien mignon mais ils savent pas qui est l’autre, en fait. C’est étrange, quand même. Pourtant, c’est là. C’est lui, le grand brun qui veut des bonbons, qui l’observe, la taquine, la dérange. C’est dérangeant et grisant. C’est énervant.

Parce que c’est incompréhensible.

Il revient les mains chargées de bonbons, lui propose de se servir. Un sourire. Il n’est pas si méchant. Juste un peu taquin, peut-être. Claire pique doucement dans sa main. Elle ne parvient pas à chasser les rougeurs sur ses joues. Un sourire, ça va, ça, par contre. C’est plus difficile à contrôler. L’albinos décide de baisser sa garde, au moins temporairement.

« Merci. »

Il paraît que ce petit mot peut réchauffer les cœurs. Il a l’air de rien, là, avec ses petites lettres qui se battent en duel, mais il peut signifier tant de choses. Claire hausse les épaules, accepte. Elle lui tiendra compagnie. Elle a besoin de comprendre ce qui se cache sous cette coquille de piques et de blagues vaseuses. Une curiosité peut-être malsaine, qui la poussera forcément dans un piège tôt ou tard. Mais elle y va.

« Bon, d’accord. Mais c’est parce que tu m’fais un peu pitié avec ton air de chien battu. »

Elle hausse les épaules. Cette fois, le sourire qui illumine son visage est naturel. Elle le laisse s’installer là, juste pour l’embêter un peu. Tâter ses limites, voir de quoi il est capable. Claire fourre les bonbons emballés dans ses poches et commence à en grignoter un sans protection.

« Claire. C’est quand même plus rapide à dire que smart girl à lunettes. »

L’albinos regarde autour d’eux, pensive. Du bon temps, d’accord, lui tenir compagnie, bon, pourquoi pas, mais que faire ? Elle n’est pas une grande habituée des balades à plusieurs, Claire. Elle fait sa vie et retourne à ses livres. Là, c’est une situation étrange, quand même.

« J’suis pas un modèle pour passer du temps avec des gens, donc, euh … J’te suis, j’imagine. »

Mettre la balle au centre. Faire un effort, le forcer à en faire un autre. C’est un peu étrange. Mais les bonbons ont bon goût et lui rappellent que c’est pas si mal, ici. Qu’il y a peut-être des gens qui en valent la peine. Et de la bonne bouffe, parfois.