J'arrive.
Juno avait laissé son téléphone se coucher avec elle dans les couvertures, un soupir au bord des lèvres qui témoignait encore de sa fièvre. Brûlante et la tête qui tournait mieux que dans un carrousel, elle s'était enfoncée dans le fond de son oreiller, les draps levés haut à son cou. Elle avait sombré dans un demi-sommeil agité, dont elle fut extirpée après quelques minutes, lorsque la porte s'ouvrit sur son amie.

« C'est gentil de venir prendre soin de ta vieille mère. »

Elle disait beaucoup de conneries depuis qu'elle s'était réveillée ce matin, alors elle s'efforça de faire de l'humour ; histoire de s'empêcher de dire des trucs qu'elle regretterait vraiment.

« Tu as pas amené Sullivan ? T'es quel genre d'amie en fait ? »

Elle ricana un peu. Elle songea qu'elle avait du lui parler deux fois tout au plus.

« Je te dis j'ai de la fièvre et je veux pécho ton frère et tu viens dans ma chambre... sans le frère ! »

Juno n'était pas souvent aussi déplacée, mais à circonstances exceptionnelles, comportement exceptionnel.

« Rude. »

Elle ne recommandait ni Sullivan, ni Stelian ! La bonne blague ! Juno savait déjà de qui se méfier - son alice était là pour ça. Alors pourquoi elle ne l'avait pas écouté ? Elle y était allée, à ce maudit bal que son instinct lui hurlait de fuir. Imbécile, imbécile, imbécile ! Elle rageait.

Un ricanement, cynique, prit ses lèvres, et elle leva les yeux au ciel. Sa soirée était peut-être plus palpitante, mais pas plus glorieuse.

« Ok, ok, alors ! »

Comme si elle s'apprêtait à conter une aventure, elle se releva dans le fond de son lit.

« D'abord Chandresh est venu me chercher, avec des fleurs comme il l'avait promis. Tiens, elles sont là d'ailleurs. »

Elle avait lancé un coup d'oeil indicatif au vase sur son bureau ; décoré d'un magnifique bouquet de fleurs roses. Il ne s'était pas foutu d'elle.

« Je m'amusais bien, au bal, et puis c'est devenu bizarre. J'ai eu comme des vertiges. J'ai eu peur, mais j'ai jamais peur, Lae.. »

Elle soupira. Même avec la fièvre et la migraine, les souvenirs étaient encore réels, vivants en elle.

« Il m'a embrassée »

Vite, elle ne lui laisse pas le temps de réagir.

« Je lui ai dit d'aller me chercher à boire. C'est là que Stelian m'a... »

Elle s'arrêta, incapable de trouver le terme exact. "Attrapée" lui paraissait trop inapproprié.

« On a dansé. Tout est allé très vite. J'avais jamais perdu le contrôle de cette manière... »

Elle baissa les yeux. Cela sonnait comme des aveux. Mais ça ne voulait pas sortir ; la vérité menaçait au bord de ses lèvres des sentiments inavouables.

« J'ai pris la fuite et puis.. J'ai compris quelque chose, tu sais.. »

En voyant Zéphyr.

« Il y avait.. »

Inavouable.
Juno-Bianca ne pouvait pas être animée de sentiments, ni pour Zéphyr ni pour Chandresh ni pour Stelian. Elle les utilisait - ils étaient à elle - mais certainement pas le contraire.

« Je sais pas ce qui m'arrive. »

Elle devait abattre son père - et ne jamais lui montrer qu'elle avait manqué de son amour. Ne jamais lui montrer que c'est ça qu'elle cherche. Ne jamais lui montrer que son cœur battait pour lui.
Toute petite, Juno - nue de tout ce que "Juno" voulait dire ; Juno-Bianca, toute brute.

Des sentiments. Ces mots sonnaient étrangement aux oreilles de Juno. Avait-elle des sentiments ? Sans doute avait-elle des désirs, des aspirations à un éventuel idéal ; mais des sentiments ? Stelian aussi lui avait posé la question, et elle avait été incapable de répondre. Comment aurait-elle pu ? Aimer était interdit, défendu. Aimer était synonyme de mourir ; se faire trahir ; se faire terrasser. Tout ce qui s'en rapprochait de près ou de loin était banni. Alors aimait-elle ?

La réponse était simple, et elle glissait d'elle naturellement sans avoir besoin de fournir le moindre effort.

« Je ne suis pas amoureuse de Chandresh. »

Sauf que la question n'était pas si elle était amoureuse, mais si elle avait des sentiments, et la nuance était importante à souligner. Car à la seconde, elle ne répondait pas si aisément.

« Ni de lui, ni de Zéphyr, ni de Stelian, ni de personne, la seule pour qui je bande c'est mon reflet dans le miroir, c'est clair ? »

Et c'était peut-être parce qu'elle lui ressemblait tant que Laëstiel était si proche d'elle. Si Juno n'aimait qu'elle-même, il fallait qu'elle s'entoure de ses projections.

Mais s'aimait-elle vraiment, Juno ?

« J'ai eu un vertige. J'ai eu peur, parce que je voulais pas qu'il m'abandonne, je voulais pas être seule. Mais j'étais incapable de lui donner ce qu'il voulait. Je veux qu'il m'aime pour toujours et dans le silence, sans jamais demander de retour. »

Elle s'enfonça dans ses couvertures.

« Et si je le désire, c'est que je l'aime un peu, pas vrai ? Mais j'en sais rien, Lae. Je veux juste qu'ils m'aiment, je veux juste me sentir importante. »

Elle s'enivrait de la sensation d'être aimée.

« C'est égoïste, n'est-ce pas ? Vas-y, tu peux me bassiner avec vos préceptes sur la bienveillance et le partage, je suis prête. »

« Évidemment que tu banderais sur moi. »

Elle fronça les sourcils et finit par enfouir sa tête dans son oreiller, la migraine trop intense et la lumière - même tamisée - trop agressive tout à coup pour ses yeux fragiles. Elle n'était pas sûre de comprendre ce que Lae voulait dire, ou peut-être qu'elle n'avait pas très envie de comprendre.

Et quoi, s'ils voulaient qu'elle leur donne le change ? Elle savait bien qu'ils en avaient envie, mais elle en était incapable, est-ce que c'était elle le problème ?

Elle avait mal à la tête.
Alors elle avait grommelé.

« En fait j'étais pas prête, je reviens sur ce que j'ai dit. »

Elle se retourna pour de nouveau faire face à Lae, et puis ça l'empêchait de parler en marmonnant dans son oreiller, et fronça les sourcils dans une mine un peu décontenancée.

« Je suis perdue. Je devrais faire quoi ? Il est où le nabot qui a gagné le prix au festival, qu'il me dise où va mon fil rouge là.. »

Essoufflée, elle avait haussé la voix, comme si elle avait trop bu et qu'elle s'emportait.

« JAMAIS là quand on en a BESOIN ces MECS »

Et voilà qu'elle songea qu'elle aurait aimé que Chandresh
Zéphyr
Stelian
Un des trois, peu importe.
Soit là.
Mais putain.

« On peut compter que sur LAËSTIEL O'CESAIR j'ai COMPRIS c'est bon »

Elle se mit à rire, d'un rire un peu absurde.

« J'en ai marre ma vie est troooop compliquée. »

Trop dur d'être aimée.

Juno avait peut-être de la fièvre, mais Juno n'était pas moins perceptive pour autant. Elle avait enregistré toutes les informations qu'elle avait pu récolter ; tous les signes que Laëstiel avaient donné qui lui indiquaient ses hésitations, ses sentiments, ses troubles. Et elle avait gardé tout ça jalousement pour elle, pour en faire des armes plus tard.

Juno était ainsi faite que chaque détail était bon à prendre. Plus son jeu était large - plus elle connaissait ses cartes, mieux elle les utilisait.

Pourtant, dans sa fièvre, Juno songea que ses intentions étaient peut-être mauvaises ; ça ne lui ressemblait pas, pourtant, de remettre en question ses agissements. Elle avait soupiré, effaçant ces idées absurdes, et se leva avec flemme.

« T'as gagné, je me lève. »

Et même malade, Juno s'apprêta pour être la plus présentable possible. Fraîche comme si aucun maux ne la prenait.

« Mais dès que j'ai mangé je reviens comater. »

Elle n'était pas sûre d'avoir assez d'énergie pour faire bonne figure très longtemps. Agir pour faire plaisir à Laëstiel ; ça non plus ça ne lui ressemblait pas.
Quelque chose ne tournait plus très rond avec Juno depuis ce fameux soir.