Y a un début de cacophonie dans son crâne. Un truc qui rôde entre ses tripes.
Depuis quelques jours… y a ce ressenti perturbant… que la famille se délite de plus en plus. D’où est-ce que ça vient ? Elle a merdé ? Colline a vrillé ? La seule autre option, c’est que le reste du monde y est pour quelque chose. Forcément. Ça ne peut être que ça. Surtout de son point de vue, quand elle se convainc qu’ils ont tous (presque) conclu que la famille est de trop dans leur quotidien.

Est-ce que Miel ne se réfugie pas moins chez elle qu’avant ? Est-ce que les non-dits de Caprice ne se transforment-ils pas en vrais silences ? Est-ce que Noël ne devrait pas être plus qu’un artiste lucratif ? Est-ce que chaque nouvel ami de Colline n’est pas trop réel ?

Ça tourne en boucle dans sa tête, danse au milieu de ses angoisses en ruines. Entre ceux qui se replient et ceux qui font tout pour déployer leurs ailes, y a un gouffre qui se crée. La sensation que le sol s’effrite entre eux et que si ça continue, elle ne pourra plus les atteindre. Ils ont vécu trop de choses ensemble pour n’être qu’une famille ratée. Leur relation devrait être comparable à celle de compagnons de guerre. Ils sont censés s’être enracinés trop loin pour devenir une famille manquée. Ils ne peuvent pas se désagréger comme un château de sable. Non ils ne peuvent pas. Son esprit refuse de l’assimiler. Pas pour l’instant en tout cas.

Ses doigts se resserrent sur son téléphone, si fort qu'elle pourrait finir par le plier en deux. Mâchoire contractée, elle fixe l’écran qui s’allume. Elle reste immobile plusieurs minutes, le cerveau tout embrouillé, avant de se décider à taper.

hey les terribles
j'ai trouvé un moyen de cuisiner des trucs et ça se mange
(vous direz que c’est super bon) (évidemment)
du coup, rendez-vous au bord de la rivière argentée à 12h
ou vous êtes morts
je vous y attendrai tous

Message envoyé.
En réalité, elle les attends déjà.

Assise sagement sur l’un de ces bancs en bois, extension d’une table de pique-nique toute bleue. De loin, elle paraît presque docile. Et le moment qu’elle promet, c’est un peu comme un hoquet. Cet instant où elle en a un peu marre d’être suspendue à ses barbelés, quand elle veut rendre tout ce qu’elle a pris pour cible avec ses mots-orage ou cacher dans ses tempêtes salées, c’est là qu’elle donne. Toujours de la même façon. Sans savoir pourquoi elle s’entête ainsi, même avec eux. Mais c’est comme ça.

À prendre ou à laisser.
C'est eux qui vont décider.

un contrat signé à coup d'éclats en sanglots en bien de rire c'était des engagements éparpillés qu'on avait émargé en bas de page
de l'encre pâle et pas vermeil car on n'a pas
le même sang
dans les veines.

il s'était toujours dit que ça irait
même si l'on n'a pas l'adn pour se faire fil d'argent, relier les âmes où que l'on s'égare lors des voyages astraux.
l'évidence lancinante (ils le sentent tous en silence). ce n'est pas le cas. ça ne le sera jamais et
il faut tendre la main pour attraper et rassembler mais les prises se font de plus en plus incertaines.
caprice ne veut pas non plus que se désintègre sauf qu'on est cinq
cinq à la dérive
et il n'a que deux bras à tendre aux ciels.
il n'osait pas demander de l'aide teddy tu sais bien que sa voix ne porte pas assez
de vous tous depuis toujours c'est colline qui parle le plus fort.
heureusement que toi tu as les mots justes
même si ce ne sont pas les plus jolis caprice préfère entendre
ou vous êtes morts
plutôt que s'il-vous-plaît.

et il est en avance
car avant d'être pulvérisé il n'y avait jamais d'heure pour être ensemble
à la maison.

unique silhouette sœur de solitude elle est au loin de dos les yeux dans les yeux avec la rivière et
pas besoin du visage pour en saisir tous les détails
c'est teddy qui s'est décarcassée et qui se décarcasse encore à tout tenir en place alors qu'on se fait trop souvent sismique.
teddy les torrents paisibles en apparence c'est rare si rare
alors quand il s'arrête à moins d'un pas derrière elle caprice a le geste comme à l'enfance
saisit tout doucement la tête c'est à peine une emprise, une couronne formée par le bout des doigts et
il dépose un baiser au cœur des cheveux comme lorsqu'on voulait insuffler des accalmies lors des tempêtes à teddy.
avant de laisser s'envoler.
t'es quand même pas là depuis ce matin teddy rassure-moi.
et il pourrait s'asseoir en face d'elle mais à quoi bon il n'a pas besoin de voir les faciès pour être avec les autres - caprice s'installe à coté d'elle pour un tête-à-tête avec la rivière
observe distraitement tout ce qu'elle a préparé
remarque
les barres chocolatées préférées de noël et des pâtisseries saccharosées comme les aime tant miel
du pain en plus car colline a la manie d'en manger même lorsqu'on faisait des sandwichs et d'ailleurs il y en a quelques uns à part parce qu'on sait comme caprice est difficile
ils ne méritent pas autant.

je sais pas ce que font les autres.

on était des électrons libres depuis un moment déjà.
une pause.

... mais on tient tous à la vie alors j'imagine qu'ils vont pas tarder. à part colline c'est sûr qu'il sera en retard.

comme avant tout comme avant
c'est ce que caprice voudrait aussi
il était temps.

Elle aurait pu parier avec elle-même sur leur ordre d’arrivée. Caprice en premier parce qu’il sait trop y faire. Miel en deuxième parce qu’elle veut trop bien faire. Noël en troisième parce qu’il a toujours ce qu’il faut. Et Colline en dernier parce qu’il n’a pas ce qu’il faut. Pour les affronter tous ensemble. C’est pour ça qu’il vient à reculons aux réunions de famille. Du moins c’est ce que Teddy s’dit. Parce qu’ils se ressemblent un peu dans leurs fameuses prises de tête. Qu’elle aussi a peur de tous les voir. Elle a juste son habitude bien à elle. Se jeter sur la route de ses frayeurs pour tenter de les briser toute seule. Au moins elle essaye quelque chose.

Alors quand elle sent le geste familier de son frère, elle sait d’avance que sa lumière stellaire va faire taire un peu ses ombres.

– Pour qui tu m’prends.

Le rassurer à sa manière -tête haute et égo gonflé à bloc-, c’est sa façon à elle de taire les démons d’angoisse de Caprice. Jusqu’à ce qu’elle morde le sourire entendu qu’elle aurait pu étirer ouvertement devant lui lorsqu’il parie avec elle que Colline sera en retard.

Un soupir presque apaisé s’extirpe de sa poitrine quand elle pose sa tête sur l’épaule de son frère quelques miettes de secondes. Juste assez pour lui faire comprendre qu’elle est contente qu’il soit venu. Mais elle se redresse vite de crainte qu’il croit qu’elle a plus besoin de lui qu’elle ne le doit. Pourtant, c’est purement ça, c’est le but de la manoeuvre du jour : les réunir parce qu’elle a besoin d’eux, de les voir (ensemble), (presque) comme avant. Et puis les petits pas discrets de Miel se font furtifs dans leurs dos. Sa voix qu’on enroberait bien de sucre autant qu’on aimerait l’accaparer au creux de ses bras. L’admiration se fiche immédiatement dans les iris de Teddy. Parce que sa petite soeur c’est la meilleure, c’est la plus belle. Et la rouquine est tout à fait objective évidemment. Un “Salut !” qui lui sauterait presque dessus si la rouquine n’avait pas l’habitude de se retenir. J’espère que ça sera vraiment bon alors.

Pas le temps de lui demander comment elle va, si depuis leur dernier moment sieste /refuge entre soeurs, il y a du nouveau dans la vie de la plus jeune d’entre eux. Secrètement, Teddy espère que oui. Du bon et du bien, même si Miel ne le voit pas comme ça pour l’instant. Peut-être que ça viendra.
En tout cas, il n’y a pas le temps pour tout ça, parce qu’il y a leur bombe énergétique égale à elle-même qui déboule. L’étreinte s’impose qu’on le veuille ou non. Mais jamais ils ne pourraient lui en vouloir de diffuser sa chaleur. Teddy l’accueille parce que c’est lui. Et parce que Noël est peut-être bien le seul Devray a être aussi sincèrement direct et ouvert dans tout ce qu’il fait. C’est probablement le plus solide d’entre eux, même si elle niera toujours avoir pensé ça. Lui aussi elle l’admire en secret. C’est peut-être la rouquine qui les a réuni, mais elle est bien consciente que c’est elle qui leur court le plus après. Instinct de chasseur peut-être. Ou juste une inclination pour tout ce qui est de type casse-tête.

Parce qu’ils sont comme des pièces de puzzle qui ne correspondent pas à une même image finale. Ils sont peut-être bien… des pièces faites par erreur ? Des pièces qui ont été ignorées un temps ? Et qui n’auraient jamais dû être dans la même boîte pour commencer ? Mais à eux cinq, ils complètent une image que personne n’aura jamais, même si elle est distordue. De toute façon, pourquoi faut-il se contenter d’une boîte classique ? D’une image lisse et banale ? Pourquoi il faudrait la toile du Daddy et son cadre oppressif ? Ça ne leur convient pas. C’est pas assez pour eux. C’est pas à leur image. Et il aurait dû le savoir le père Devray. Il aurait dû. Bien fait pour lui, qu’elle se dit parfois à elle-même. Et peut-être qu’un jour, quelqu’un sera si content que ces pièces de puzzle soient arrivées dans leur boîte, qu’il les gardera précieusement, parce qu’il n’y a que sa boîte qui l’aura et qu’il les aimera tellement qu’il en fera des porte-bonheur… Ouais non, même ça elle peut pas y croire.

– T’étais pas obligé de ramener un truc tu sais...

La voix qui reprend de l’assurance, s’arrondit en même temps, parce qu’au jeu du plus solide entre eux deux, ça reste bon enfant, prêt à défier sans trop forcer. Drôle de douceur.

Bien à l’opposé de ce qui se joue sur la scène de Colline.

Automatique : elle roule des yeux dès sa première remarque. Traduction “essaye pour voir”.
Mécanique : elle l’incendie d’un regard noir quand son pied heurte sa cheville. Sous-entendu pas sous-entendu “commence pas ou c’est moi qui te goume”.
Mais c’est normal. La valse habituelle entre la gamine qui s’veut difficile et l’enfant qui s’croit roi.
Et c’est pas pour tout ça qu’elle le laisse diriger. Que Colline puisse faire son show, retrouve sa place au centre d’eux, c’est presque son assurance à elle que tout est normal. La confirmation que tout est à sa place dans la galaxie Devray. Alors oui elle le laisse faire. Et ça l’arrange aussi. Parce qu’elle sait les pousser à venir dans un message, mais au moment de passer dans le concret, elle a tout de suite plus de mal pour leur parler. Elle compte sur lui pour occuper la place. Elle compte sur Noël pour rebondir avec lui. Elle compte sur Caprice pour continuer à être d’accord avec elle d’être en désaccord avec Colline. Elle compte sur Miel pour concentrer leurs attentions, parce que c’est le privilège de la benjamine.

Il n’y a plus qu’à espérer que ça ne la stressera pas trop au point qu’elle se sente mal et oppressée au milieu d’eux.
Il n’y a plus qu’à espérer que les clubs sandwich et les madeleines seront vraiment mangeables.
Elle se sert mais n’y touche pas, guettant leur réaction.
Elle n’espère même pas un “tiptop gryffondor”, mais peut-être un petit quelque chose dans ce goût-là quand même.

Sauf qu’il y a Colline dans l’équation.
Gngngn la grimace qu’il provoque, l’coup de pied qu’elle ne retient pas, qui part direct dans les siens à cause de ses derniers mots.

– Si tu t’étouffes avec, au moins tu sauras que ta soeur y est pour quelque chose.
Non mais.
– De toute façon, si vous êtes pas contents, y aura pas de prochaine fois.
Un peu de respect.
Ou fais semblant ptn!
Elle doit pas être la seule à penser que dès qu’il l’ouvre, il gâche (un peu) (presque) tout.
– Ou alors... Noël, tu feras raquer Colline.
Petite moue furtive de soeur adorable en direction du génie des portefeuilles. Comme si il allait accepter de faire ça à son bro. Mais qui ne tente rien n’a rien. Ça, elle arrive à y croire plus facilement que tout le reste.

– Bon et sinon, quoi de nouveau dans vos vies ?

Le goût du vide sur la langue. Même pour elle, c’est rêche... c’est fade dans sa gorge. Là, elle regrette d’avoir posé la question comme ça. Elle s’est trahie. Comme si ils ne s’étaient pas vus depuis des mois. Comme si ils n’étaient que des cousins éloignés. De ceux qu’on ne voit qu’une fois par an et dont on oublie les anniversaires parce que la vie tourbillonne trop et nous fait des croche-pieds. De ceux où même facebook ne suffit plus pour rester dans le fil d’actu de l’autre.

– Enfin si il se passe quelque chose quoi. Parce que… moi par exemple… il s’passe rien.

Essai raté pour faire couler. Mais c’est que leurs absences, ça ressemble parfois juste à des balles réelles. Elle ne saigne pas. Elle a juste des trous dans le coeur. Ça laisse passer les courants d'air. Elle a des trous dans le crâne. Ça laisse passer les souvenirs. Elle a des trous dans l'âme. Ça laisse passer la lumière, quand la nuit tombe. Y a un truc qui s'efface un peu plus tous les jours dans le miroir en face d’elle. Elle sait ce que ça veut dire. Retour à la case départ. Fantôme de sa propre vie. Alors c’est peut-être aussi pour ça qu’elle les a réuni. Pour voir si elle peut aussi compter sur les secrets-grenades qu’ils ont tous dans les combles de leurs coeurs.

Est-ce qu’il y a encore de quoi se raccrocher ? Ou est-ce qu’il faudra un jour se résigner à tout faire péter ?

comme les centaines de déjeuner pris en drôle de famille recomposée, les cartes piochées au quatre coins du monde arrivent par vague. réduis les tunnels de vision, reviens à l'essentiel et regarde, Teddy : si tu conserves les éléments importants - la table et tout ce qu'il y a de bon dessus, toi et moi déjà installés - l'ordre d'arrivée c'est comme une logique immuable. à l'époque même si l'heure des retrouvailles était donnée on n'ouvrait pas les yeux en synchronicité.
toi et moi, sortis des lits les premiers
et puis Miel, déjà réveillée elle aussi, mais c'est qu'elle passait toujours un peu de temps à bien choisir la tenue qui lui plairait et nous plairait pour rejoindre pleine de luminosité. comme tous ces matins elle se fait jolie.
arrive Noël désinvolte, qui a traîné un peu mais c'est pour émerger comme il faut
pour arriver tout juste à l'heure avec des étreintes et des sourires.
au complet à quelques minutes près des rendez-vous, la faute à Colline,
car il s'éternisait toujours un peu dans les couvertures,
le dernier à s'assoir avec des marques d'oreiller sur la joue.

à quelques détails près - parce qu'on n'est plus aux tables de salles à manger à dorures -
c'est un peu tout comme avant.
et comme avant ce sera bon
sinon pas de prochaine fois
sourire gentiment narquois, pour masquer les craintes sourdes. c'est des plaisanteries mais on ne sait pas, ça sonne quand même un peu vrai.

ouais je suis pour l'idée que Colline nous invite tous. ce sera comme se racheter pour toutes les fois où il est arrivé à la bourre.

comme ça forcément qu'il y aura une prochaine fois.

et au moment de lancer les hostilités il y a toujours comme un silence religieux - résonne plus fort aujourd'hui parce que c'est Teddy qui a tout préparé, on fait plus attention au goût des choses.
aux premières bouchées c'est un peu amer
mais pas parce que tu t'es trompées dans les recettes Teddy
tous les ingrédients réunis - c'est juste que ça faisait longtemps qu'on n'avait pas été aussi attentif aux saveurs et ça lui plaît, à Caprice,
c'est amer parce que ça faisait longtemps qu'on n'avait pas aimé ce qu'on mange.

celui qui trouve pas ça bon c'est un giga menteur.

pas de menteurs à notre table.
et quand elle demande quoi de nouveau dans les existences Caprice a comme l'urgence
de dire vous tous
de grands vides de son coté trop souvent qu'on comble comme on peut il pourrait répondre moi aussi au diapason avec Teddy.

bah je sais pas vous mais
ça fait des semaines que j'ai pas mangé avec autant de monde à la fois. j'ai trop l'impression qu'on fête un truc.

c'est comme rien s'être mis sous la dent tous ces jours là et affamé on se nourrit enfin
de la présence des autres.