Robin avait bien attendu une heure devant son téléphone dans l’espoir de voir s’afficher la trop célèbre bulle grise avec ses trois petits points qui bougent. Mais rien, rien qu’une petite notification en bas de son écran, crève cœur du vingt-et-unième siècle


L’adolescent était passé par presque toutes les cinq étapes du deuil. Le déni tout d’abord ; Robin s’était persuadé que Felix lui faisait une blague de merde et qu’il allait lui coller une grande claque dans le dos le lendemain en lui criant « j’t’ai eu boloss ! » dans les oreilles. Il avait même hésité à lui renvoyer un sms du genre « elle pas drôle ta blague trouduc’ » mais s’était retenu dans le doute. Puis, alors que la fameuse bulle grise ne venait toujours pas, c’était la colère qui avait pris place –il pourrait au moins lui dire quel était le problème cet abruti, ça leur économiserait du temps !! S’en vint la négociation où Robin se voyait déjà devoir lui filer ses desserts toute une semaine pour espérer se faire pardonner, il ne savait toujours pas de quoi.
Et puis ce fut au tour de la tristesse,
et ça, c’était redoutable, la tristesse.

Allongé dans son lit et les yeux fixés au plafond, Robin ne pouvait s’empêcher de se refaire le film de tous les échecs relationnels de sa vie –c’était pitoyable. Il détestait ces sentiments qui l’envahissaient parfois au creux de la nuit quand il ne dormait pas et que rien de ce qu’il avait sous la main suffisait à le distraire de ses émotions déchirantes. C’était comme s’il prenait dix ans en l’espace d’une heure ou deux, son regard se faisait vague, une ride soucieuse se creusait entre ses sourcils, et son cœur devenait lourd, lourd, si lourd que des larmes incompréhensibles lui dévalaient les joues sans jamais qu’il ne sache pourquoi il se mettait dans de tels états.
Ce soir, ça n’était pas passé loin.


Après la tristesse vient normalement l’acceptation ; mais il était hors de question pour lui d’accepter qu’un de ses meilleurs amis lui fasse la gueule sans qu’il sache pourquoi. Alors le lendemain, quand Robin remarqua Felix assit tout seul à la cantine, il songea que c’était l’opportunité rêvée, que le destin se décidait enfin à lui filer un p’tit coup de main et quand tout à coup il ressenti un profond sentiment de rejet quand il s’approcha, comme si tout son corps lui criait de ne pas l’approcher, il balaya tout ça d’un revers de manche en se disant qu’il était temps d’arrêter d’être une chiffe-molle –l’alice de Felix ne lui traversa pas l’esprit ; il pensait bêtement que tout venait de lui-même, et qu’il fallait qu’il arrête ses conneries.
Robin posa son plateau en face de celui de son ami, bruyamment. Il tira sa chaise et s’y installa sans le lâcher des yeux, yeux dans lesquelles brillaient la détermination d’un gosse prêt à se battre pour renouer avec son copain.

« À force de te faire complimenter le boul tu t'sens vraiment legit à le poser partout mais crois-moi mec -va t'asseoir ailleurs.
— Alors déjà– répondit-il du tac au tac en levant l’index sous le nez de Felix, ferme ta gueule. »

Aïe, ça sonnait mieux dans sa tête.

« J’ai toujours pas compris pourquoi tu m’en veux mais je vois bien que j’ai fait un truc qui te fait chier alors je m’excuse. »

Il avança son plateau vers Felix.

« J’ai péta un dessert aux deux étoiles pour toi alors maintenant, tu me dis c’est quoi ton problème ? »

À sa première tentative de réconciliation n’avaient fait écho que des mots suintant d’une amertume répugnante qui l’ébranla peut-être un peu –mais qu’importe. Robin savait très bien que Felix pouvait être la plus chiante des têtes de con lorsqu’il avait décidé de se mettre en colère, et il allait lui en falloir bien plus que ça pour le convaincre de le laisser tranquille. Quand il repoussa sèchement son plateau, ça ne fit que nourrir un peu plus le feu de l’adolescent qui préférait les engueulades bruyantes au silence assassin.
Au moins les cris avaient le mérite de le rassurer ; si on voulait crever Robin l’emmurer dans une indifférence sans bruit était assurément la façon de procéder.

« Pff, tu fais trop le mec qui veut sa deuxième étoile tu vas pas l’faire, il rétorqua dans un reniflement quand Felix menaça de lui coller son dessert de la paix dans la figure, tout en repoussant à nouveau le plateau vers lui. Et puis franchement personne croirait une rumeur pareille, c’est dégueulasse les yoplaits. »

La tension palpable l’empêchait de réfléchir correctement –ou tout du moins de réfléchir du peu qu’il le faisait d’ordinaire– et les mille et unes pensées qui se suivaient sans fil conducteur dans son esprit l’embrouillaient si bien qu’il ne parvenait pas à joindre toutes les connexions qu’il avait pourtant sous les yeux.

« Pourquoi tu m’parles de cette histoire en plus, on s’en branle il est pas là ton vieux gars ! »

Pourquoi tu veux pas être honnête avec moi ?

« Sur ma tête, j’suis p’têt débile mais t’es un gros con quand tu t’y mets, aussi. »

Pas sûr qu’insulter son pote à répétition soit la meilleure façon de se faire pardonner mais au point il en était…

Il y avait des relents nauséabonds et amers dans l’air ; ça s’infiltrait dans ses narines, par les pores de sa peau, ça le faisait presque suffoquer et pourtant il avait l’impression que ça n’existait pas vraiment, que ce n’était que dans sa tête, et dans son cœur trop fragile malgré les airs qu’il aimait se donner.
Robin,
les engueulades, tout ça,
dans le fond, il n’a jamais été très doué pour les régler.
Pour une fois il bénissait ses geôliers de l’avoir affublé de ce foutu bracelet qui l’empêchait de trop partir en vrille car il ne faisait pas assez confiance en son cœur troublé pour savoir se contrôler.

C’était une véritable bombe à retardement qu’il avait devant les yeux, une machine sous tension avec un boulon mal vissé qui risquait de lui péter à la gueule au moindre faux-pas, et pourtant il continuait à triturer les boutons comme si le risque n’existait pas, il s’acharnait comme l’inconscient qu’il était jusqu’à l’explosion fatale.
Mais peut-être bien qu’au fond, Robin savait ce qu’il faisait –sans même le réaliser.
Il n’était ni assez adroit ni assez subtil pour faire avancer la machine endommagée avec la minutie nécessaire pour éviter qu’elle ne le lâche en un concert de pétarades enflammées, et qui plus est rien ne lui garantissait que ça n’arriverait jamais. Parfois, c’était plus simple de tout casser soi-même, et puis recoller les morceaux,
et se relever.

Servir d’exutoire à la colère de Felix lui donnait aujourd’hui une raison d’exister –quand bien même il n’avait pas les mots pour donner forme à ces sentiments, il les ressentait.

SPLASH ! –il l’avait fait cet enfoiré !
L’action eut le don de le couper net dans le bouillon de ses propres émotions tumultueuses qui ne savaient par où s’échapper ; tout à coup le calme plat, la surprise dans son regard qui ne quittait pas celui de son ami, et la béatitude dans les contours de ses lèvres entrouvertes.
Putain.

Et de l’autre côté de la table, les vannes commençaient enfin à s’ouvrir –ça semblait douloureux, et ça l’était pour lui aussi, un peu. Mais les mots acérés lui faisaient moins mal qu’au début car au fur et à mesure que Felix parlait, Robin comprenait enfin pourquoi il lui en voulait.
Lucidité.
C'était pas trop tôt.

Il ne répondit pas tout de suite ; aux mots de Felix ne résonna qu’un silence troublé par les chuchotements des tables voisines qui profitaient du spectacle –notamment celui de sa nuque qui dégoulinait de saveur fraise et du plastique écrasé qui tenait encore miraculeusement sur sa tête comme un petit chapeau désolé.
Et puis Robin pris une grande inspiration. Sans esquisser le moindre geste, il commanda à l’eau qui se trouvait dans le pichet de table d’aller s’écraser sans vergogne contre le visage froissé de son ami –ça lui rafraîchira les idées à cet imbécile.

« Ça y est t’es calmé là Zepelin ? »

Sa voix s’était faite étonnamment posée, sans aucune animosité comme si pour une fois c’était lui qui savait ce qu’il faisait.

« Je savais pas que c’était un secret défense, on rigolait et c’est sorti tout seul dans la conversation. C’était une gaffe sans arrière pensée parce que tu te doutes bien que jusqu’ici j’avais encore jamais cramé votre délire à tous les deux. Désolé. »

Il se leva enfin, à son tour, et pointa un doigt vers son ami –on en oublierais presque le ridicule de sa situation tant la conviction brillait dans ses yeux.

« Par contre toi comme elle vous êtes vraiment deux gros bouffons à trop réfléchir pour rien aussi, elle m’a foutu un giga vent comme toi après coup en faisant comme si tout allait bien alors qu’elle puait la jalousie même à travers le téléphone. »

Tout casser, tout recoller
et puis se relever.

« Il te sert à quoi exactement ton gros cerveau si c’est pour t’en servir de travers ? Tu crois elle va te détester maintenant qu’elle le sait ? T’es sûr on parle de la même Aglaé là ? »

Robin se savait trop bête par rapport aux autres ; c’était parfois un poids que de se sentir si décalé d’eux. Mais il arrivait des moments comme celui-ci où il songeait que le monde marcherait peut-être un peu mieux si tout le monde arrêtait de trop réfléchir et devenait un peu plus bête comme lui.