Lundi.
Premier jour du reste de leur vie.

Samedi chaotique, dimanche silencieux. Il a fallu composer, le reste du weekend, avec les cendres de la tragédie. Il a fallu remercier, la veille, le sourire aux lèvres, quand on la décorait de son nouvel insigne. Il a fallu remercier, jusqu'ici, le sourire aux lèvres, quand on la félicitait de son nouvel insigne.
ava-marsaidh s'est épuisée en risettes qui n'allumaient pas ses yeux. des sourires de circonstances, ceux qu'elle avait appris par cœur quand elle était encore enfant. les sourires d'une fille de politique idéale, déjà placardée dans les médias à huit ans.
des sourires qui fracassent quand on croit qu'elle est belle alors qu'elle ment — et tout le monde l'a trouvée magnifique, ava-marsaidh, et personne n'a vu.
comme elle aurait voulu qu'on lui demande, l'enfant, est-ce que tu es heureuse aujourd'hui ?
dans ses tremblements, peut-être qu'elle n'aurait plus menti.

alors, lundi, premier jour du reste de leur vie, ava-marsaidh s'est jetée à corps perdu dans les lignes de ses ouvrages scolaires. plus attentive que jamais, la main beaucoup trop levée, l'écriture beaucoup trop appliquée,
elle a tout fait en mieux, tout fait en trop pour combler les vides et jusqu'aux interstices.
ne pas se laisser le temps de penser — ne pas se laisser le temps de s'écorcher sur les rebords de son paraître que seul son frère sait encore déchiffrer.
saada aussi, savait ; mais aujourd'hui, et plus que jamais, elle n'est plus qu'une ombre dans les couloirs et en RTA qu'ava-marsaidh n'ose plus approcher.
elle brille plus fort, saada, quand elle gravite au loin d'ava.

les messages sur l'écran de son téléphone ce matin comme la promesse d'un échappatoire — parce qu'elle n'avait pas la force d'écouler la soirée seule, et c'était comme une bouteille à la mer lancée sur une berge inconnue.
n'importe qui — peu importe.
c'était tombé sur lui.
elle ignorait pourquoi, elle ignorait comment — elle avait attendu ce moment comme un enfant attend noël, le cœur rempli d'espoir
(qu'on vienne la délivrer).

alors, installée sur son banc, toujours le même depuis qu'elle a franchi les portes du lycée, elle a patienté. le dos droit, ses deux écussons épinglés au col avec soin, les jambes croisées, la jupe lissée, les écouteurs dans les oreilles et les yeux baissés sur un quelconque ouvrage recommandé dans les lectures optionnelles de son cursus — une brique traitant des conflits relationnels en entreprise —, elle a attendu son inconnu, sans avoir l'air impatiente.

et, quand il vient au loin, sa silhouette qu'elle reconnaît presque aussitôt entre les buissons fleuris, c'est le poids sur sa poitrine qui semble s'alléger, son souffle se libérer. elle referme le livre sur ses genoux après y avoir glissé un marque page, retire ses écouteurs et s'autorise une gorgée de thé à sa tasse isotherme avant qu'il n'ait eu le temps de la rejoindre.
son sourire, à l'instant où elle lève les yeux vers lui, est toujours façonné
(elle aimerait bien faire autrement).

▬ Stelian.

elle jette un coup d’œil à l'écran de son téléphone.

▬ Je n'avais pas vu l'heure.

elle ment.

▬ On marche ?

elle s'affaire déjà à ranger son livre dans son sac qu'elle glisse à son épaule en se levant du banc, ses écouteurs une fois débranchés qu'elle enroule autour de ses doigts pour s'occuper les mains, sa tasse en numéro d'équilibriste pour ne pas la laisser glisser.

▬ La journée n'a pas été trop difficile, de ton côté ? elle souffle, marque une pause. j'ai trouvé l'ambiance bien... particulière.

Trop silencieuse.

Et lundi,
le premier jour du reste de leur vie,
n'avait rien d'une fête.

Mais on fait avec et le cœur d’Ava se serre un peu, elle pose les yeux sur les jardins qui l’entourent, frôle du regard les quelques âmes égarées là, occuper de rire ou de s’ennuyer mais jamais seules — on fait avec et elle se demande combien composent avec le cœur au dessus du vide le souffle en suspens, comment tous autant qu’ils sont ils font pour ne pas trembler pour ne pas
se
briser.

▬ tu préférerais entendre la version officielle ou la vraie ?

Le sourire vacille — et elle se sait fragile et faillible ce soir, la gamine ; et qu’importe les apparats de reine il n’est toujours question que d’image,
l’intérieur qu’on réduit au silence,
les élans du cœur qu’on musèle par habitude.

▬ tu as raison. Ava-Marsaidh Higgins n’a le temps que pour trop peu de monde.

Les gens de sa trempe uniquement, les êtres cousus de fils dorés soigneusement alignés — les gens comme William, les gens comme Noah.

▬ mais ava, elle, n’a pas encore perdu la raison.

Ava, elle, voudrait qu’on la remarque autrement, fatiguée de n’être à tout jamais que la fille de… et du vide en écho.
Elle s’immobilise dans l’allée, que le O’Cesair s’étonne et la regarde, qu’il pose ses yeux sur elle et la discerne pour de vrai, qu’il la détaille et qu’il tremble rien qu’une seconde pour elle ; et s’il ne s’amusait pas de ses failles, s’il ne la blessait pas, alors,
alors Ava-Marsaidh aura tout raflé.

▬ la vérité c’est que je ferais n’importe quoi pour ne pas être seule avec moi-même et mes pensées, Stelian. Ta compagnie m’a paru une bonne idée pour joindre à l’oubli un quelque chose d’agréable.

Et s’il s’en amusait, et s’il la blessait alors,
Ava-Mardaish redeviendrait celle dont elle portait le sang aux veines — fille de roi,
et impavide souveraine.

Et la rose entre les doigts le parfum entêtant qu'elle inspire sourire au bord des lèvres et en secret elle se rêve princesse de conte de fées, se demande s'il suffirait qu'une épine morde sa peau que perle une seule goutte de son sang royal pour qu'elle puisse fermer les yeux et que le monde continue de tourner sans elle pendant cent ans — qu'on ne la réveille d'un baiser que lorsqu'elle sera libre et qu'on aura oublié son nom.

Ava-Marsaidh et elle se complaît dans la sobriété du prénom qu'on n'ornemente pas plus qu'on ne l'altère ; le prénom du quotidien, celui de tous ceux qui la tutoient sans trembler des bienséances qu'ils s'imposent par bonne conscience, celui qui lui sied le mieux, Ava-Marsaidh pas différente des autres maillons de la chaîne alimentaire de l'Académie,
faillible.

▬ je comprends, Stelian. toutefois... tu ne m'en voudras pas de faire semblant qu'il n'en est rien.

sa voix s'est tamisée, son regard empreint d'un éclat espiègle mais qui n'a rien d'enfant — c'est son empire qui s'étire jusqu'à ses pieds, leurs deux royaumes qui se frôlent au bord du fil et leurs murailles leurs meurtrières comme derniers remparts
pour ne pas se heurter.

▬ je n'ignore pas les bruits qui courent sur stelian o'cesair. comment le pourrais-je ?

ava-marsaidh connaît ses alliés — mais, plus encore, elle voudrait à ses côtés tous ses adversaires, tous ceux qui pourraient la faire tomber, tous ceux qui pourraient érafler son diadème et sa réalité.
les apprendre par cœur, comme on apprend les formules qui assurent les victoires sur un échiquier — pour ne s'étonner de rien, à la seconde où les armes qu'elle a contemplé s'aiguiser se retourneront contre elle.
puisque telle est la destiné des reines.

▬ je préfère toutefois me faire ma propre idée... les on dit ne valent que ce qu'on leur accorde.

des vérités qu'on biaise, des murmures amplifiés d'amants écorchés, d'ombres oubliées, de revanchards écervelés ; elle les connaît par cœur, les rumeurs qui voudraient abîmer les couronnes finement taillées.

▬ alors, dis-moi, de quoi te méfies-tu ainsi ? elle marque une pause — laisse son sourire, un rien moqueur, s'étirer sur ses lèvres. ou peut-être devrais-je plutôt te demander de qui ?

pour se complaire s'il admet — que lui aussi, au bout des doigts impérieux d'un autre, il sait encore trembler.

Je crois en moi-même et Ava-Marsaidh hésite, rien qu'une seconde au bord du vide — et puis le cœur se sustente de ses propres illusions et elle s'apaise, ne craint plus rien de ses propres doutes,
et c'est qu'elle est comique, la vie,
et c'est qu'il est comique, le ciel,
d'offrir le don des illusions à qui ne sait pas se passer d'elles.

elle se fend d'un rire aux accusations — elle a depuis longtemps oublié l'origine de la rumeur sur son passage, quelque mioche jaloux de ses privilèges, peut-être dévoré par le sentiment d'injustice parce qu'elle est la seule que son père n'est jamais interdit de visiter, elle pour qui son père ne deviendra jamais un hors-la-loi, pas comme eux, pas comme les autres, pas comme ceux de samedi
(elle pour qui son père n'aura jamais à se battre, elle se dit,
sans imaginer tout ce dont il la protège déjà).

▬ à vrai dire, je ne tyrannise que mon frère. je pense qu'il y a circonstances atténuantes, sinon prescription.

et le sourire s'attendrit comme de ricochet — parce qu'elle est tendre au cœur, la pensée d'arcturus, depuis qu'ils se sont retrouvés (et elle n'a jamais eu honte de dire cet homme-là est de mon sang).

mais les douceurs sont volatiles les traits retrouvent d'un rien de leur gravité — parce qu'elle entend, ava, les interrogations sous-jacentes, son existence entière comme résumée à nova depuis qu'elle a accepté,
bon gré, mal gré,
elle ne sait plus vraiment ce qui comptait.

▬ tu n'es pas sans savoir que mon père est à l'origine de cette milice.

qui peut seulement l'ignorer ?
et les mots sont soigneusement choisis — milice n'est pas un hasard ; sanctions, privilèges, délations, la liste est à rallonge et l'honneur le rang comment l'appeler autrement ?

▬ ni que cette étoile, et la rose s'incline jusqu'au nouvel ornement des majors à son col. il faut la mériter.

qu'importe le prix à payer,
et elle n'y croit qu'à moitié,
s'excuse encore en silence,
pandora je suis désolée.

▬ ce sont des choses que font les gens de mon rang. pause légère, équivoque. de notre rang.

s'il n'est pas royal il en a la carrure et la prestance, bien plus de pouvoir dans les dédales de l'académie que d'autres fils et filles de qui n'ont que leur nom,
il a l'audace, le charisme et la violence désagrégée, en fiel disséminé, traits d'esprit et cruautés filées,
elle sait comme il inquiète et terrifie
(c'est ce pouvoir qui justifie).

▬ mériter. régner. entretenir leur confort et leurs privilèges.

le regard plongé dans celui de stelian et dans ses yeux des mots muets comme une supplique quand elle assène les vérités inculquées les seules qui comptent,
ses prunelles frissonnent des interdits de penser, des libertés qu'on ne lui a pas apprises et elle supplie contredis-moi elle supplie persuade-moi (qu'on n'est pas ainsi).

▬ la réalité te surprend ?

un murmure du cœur qui implore

fais-moi mentir s'il-te-plaît.

Les bras croisés sous la poitrine, son thermos fermé rangé dans son sac un instant auparavant, Ava-Marsaidh soutient le regard qui se penche vers elle. Elle cherche, au fond des prunelles de Stelian, un semblant d'échappatoire — chancelle entre le paraître et le for intérieur.

▬ ce n'est qu'un théâtre appris par cœur, o'cesair. ne prétends pas ne rien savoir de tout ça.

Elle se fend d'un sourire, pourtant — et les intonations étaient soupirées, désabusées,
ne prétends pas ne rien savoir de tout ça,
de comme on s'épuise quand on n'est que rois.

▬ la vérité, elle, n'a rien de grandiose.

Rien que des idéaux adolescents — des rêves d'autre chose et elle le sait, on ne peut qu'être au pouvoir ou révolté, il n'y a pas d'entre-deux,
régner au sommet ou faire trembler les entrailles,
et Ava-Marsaidh n'a encore jamais rêvé de flammes.

Les pas dans l'allée et le regard se disperse, entre ses doigts, toujours, la rose délicate et les épines qui frôlent la pulpe de ses doigts sans l'écorcher.

▬ sur ton nom aussi, les rumeurs vont bon train. et je suis presque sûre qu'il ne s'agit pas que de on dit, en ce qui concerne ton acharnement à l'encontre de quelques élèves du grenier.

Elle hausse les épaules — rien qu'une affirmation dénuée d'émotions. Pas de mépris ni de jugement — elle ne condamne pas ceux qui obéissent, parce qu'elle sait, parmi tous, qu'on sait trouver de bonnes raisons au creux de soi de faire ce que les autres attendent de nous.

▬ je te retourne donc la question : pourquoi as-tu rejoint la section nova ?

Quel est ton rôle en ce monde, O'Cesair,
interrogent ses prunelles cérulées de nouveau portées sur lui —

sur l'échiquier serais-tu plutôt roi,
cavalier, fou ou rien tout ?