L'eau chaude coulait, et l'enveloppait. Sa peau avait légèrement rougie sous l'effet de la température élevée, et elle sentait surtout que son corps tout entier se détendait. Plus encore que lorsqu'elle s'étire, sur le tapis de sa chambre. Elle laisse ses pensées divaguer, le regard un peu vide posé sur la paroi vitrée de la cabine de douche, qui se couvre lentement de buée. Elle finit par faire pivoter le robinet de température pour doucement, revenir à une eau tiède, jusqu'à atteindre le froid, glacial, revigorant. Elle frémit, tourne l'autre robinet, et sort.

Elle entendait à nouveau les notes (musique) qui s'échappaient de l'enceinte posée sur le bureau de sa chambre, à côté de son téléphone. Tout allait bien.
Elle se séchait, rapidement, distraitement, et sortait nue de sa salle de bain. Elle frémissait, encore une fois. Traversant sa chambre en esquissant quelques pas de danse, portée par la musique, elle finissait par atteindre le tiroir de sa penderie contenant ses précieux pyjamas en satin. Elle arrêtait son choix sur un pantalon ample rose poudré, ainsi qu'un petit débardeur blanc. Il manquait quelque chose.
Du regard, elle parcourait la pièce, à la recherche de son kimono noir, négligemment posé sur le dossier de sa chaise de bureau. Et au moment où elle l'attrapait enfin, la musique s'arrêtait. Mince. Elle avait du atteindre la fin de sa playlist, ce qui n'arrivait pas souvent. Elle appuyait alors sur le bouton central, et remarquait alors la triple notification sur sa messagerie. Merde.
Carmen.
Elle sortait d'un coup sec de l'agréable léthargie dans laquelle elle s'était plongée. Cela faisait désormais vingt longues minutes que son amie lui avait écrit. Merde.
En quelques mouvements habiles, elle avait enfilé son kimono, ses mules et quitté aussitôt sa chambre.
Elle se précipitait dans le couloir, dévalait les escaliers des deux étages qui la séparait de sa précieuse amie. Quelques élèves se retournaient sur son passage, mais elle n'y prêtait aucune attention ; pourtant, son pas pressé et sa dégaine peu soignée étaient pour le moins inhabituels.

Et devant la porte, elle frappait quelques coups secs, et attendait, jusqu'à ce qu'elle vienne lui ouvrir.

- Oh Carmen chérie, je suis désolée je viens seulement de voir ton message...
Déclarait elle navrée, reprenant un peu son souffle. Ce n'est qu'à cet instant là qu'elle comprenait que son teint encore rouge de la douche, et ses cheveux mouillés qui dégoulinaient encore un peu sur ses vêtements, devaient certainement lui donner des airs de folle.

Carmen lui avait ouvert en pyjama, les cheveux mouillés elle aussi ; elle a les yeux rouges, la voix qui tremble, et ne termine pas ses phrases. Carmen lui prend la main, et aussitôt Carla serre ses doigts froids contre ceux de sa si précieuse amie. Elle n’aimait pas la voir dans ces états, parce qu’elle se disait qu’encore une fois le monde avait été trop cruel avec elle.
La porte fermée, elles se dirigeaient, main dans la main, sur le coin du lit. Carla, incline légèrement la tête, elle se veut rassurante, à l’écoute.

- Ne t’inquiètes pas ma chérie, je suis là. Que se passe-t-il ?
Dit-t-elle, doucement, tout en exerçant une petite pression sur sa main.
Carmen lâche prise immédiatement, balance d’une voix qui oscille, tout ce qu’elle a sur le coeur. Tout ce qu’elle a toujours sur le coeur, et qui parfois sort, quand elle craque. Carla l’a déjà entendu dire ces mots là, dans d’autres situations. Alors aussitôt, de la main qui tient la sienne, elle l’attire, contre elle, et l’entoure de son bras libre.

- Mais non ma chérie enfin, tout le monde ne te déteste pas ! Regarde, je suis là, avec toi, parce que je t’adore, tu le sais ça hein ?
Souffle-t-elle avec conviction, tandis que du bout des doigts, elle caresse ses cheveux humides. Elle la sert encore un peu plus fort, parce que les mots ne suffisent pas ; elle veut que Carmen se sente en sécurité là.
Et elles restent un instant comme ça, jusqu’à ce que Carla desserre l’emprise de son bras. Elle recule un peu, sans que ses mains ne quittent celles de Carmen.
Elle sait, pertinemment qu’à chaque fois que son amie dit ce genre de chose, c’est qu’un élément perturbateur a déclenché la crise.

- Calme toi, reprends ton souffle. Je suis là, et je sais que je ne suis pas la seule à t’aimer. Tout le monde ne te déteste pas, je te le promets.
Elle a conscience que Carmen ne la croira qu’à moitié. Qu’au bout d’un moment, elle oubliera ces mots, sous une tonne d’autres, qui la submergeront. Ça la frustre, Carla ; mais elle doit composer avec. Et pour le moment, comprendre ce qui ne va pas.

- Que se passe-t-il ? Quelqu’un t’a dit quelque chose ?

Carmen reprend son souffle, sur le rythme de Carla. Elle eut l'impression de jouer un rôle décisif dans cette entreprise et s'efforçait d'adopter la respiration la plus régulière qu'il soit. Leurs regards se croisent, parce qu'enfin Carmen parvient à relever ses yeux, rouges, encore un peu embués de larmes. Et Carla ne sait quoi faire d'autre, si ce n'est sourire, doucement, offrir toute la sérénité et l'amitié que pourrait transmettre ses yeux ; et du bout des pouces, elle caresse doucement les mains de Carmen, sans que ses autres doigts ne lâchent les siens.
Elle l'écoute ; c'est ce qu'elle sait faire de mieux Carla. Les mots de sa douce amie, éparses, lui confirment, de phrase incertaine en phrase inachevée, que son intuition était la bonne. Quelqu'un avait fait quelque chose. Un mec l'avait prise puis abandonnée.
Et maintenant elle était blessée, étreinte par sa douleur et ses doutes. Sans savoir de qui il s'agissait, elle le haïssait d'office.
Carmen pleure, de plus belle, et ses paroles entrecoupées de sanglots lui tordent le coeur. Instinctivement, Carla l'attire à nouveau dans ses bras ; elle gagne du temps pour trouver les mots justes.

- Ce type... C'est un sale mec. Qu'est ce que c'est que cette façon de faire ? Il est stupide ou quoi ?
Elle sent dans sa voix, la colère qui monte. Carla a horreur de ces mauvaises manières de trouillard ; quelqu'un qui vous tourne le dos, sans aucune indication, c'est un lâche ; elle déteste les lâches, particulièrement quand ils font souffrir ceux qu'elle aime.
Elle inspire ; elle est là pour la réconforter.

- Ma chérie ce n'est pas de ta faute. Tu n'y es pour rien, si ce mec n'est pas capable de se comporter correctement, c'est un crétin qui ne mérite même pas que tu lui accordes de l'attention.
Elle ferme un instant les yeux et se sermonne. Carmen est amoureuse d'un type qu'elle vient de traiter de crétin, l'insulter n'est pas la bonne stratégie.
Alors elle relâche encore son étreinte et remonte ses mains sur les épaules de son amie. Et dans sa tête résonnent encore ses derniers mots.

- Écoute moi bien Carmen, tu n'as rien fait de mal, c'est lui qui a déconné. Et personne ne te déteste, d'accord ? Personne ne va t'abandonner ok ?
Elle resserre encore un peu ses mains sur ses épaules, et se penche un peu en avant, comme pour tenter de croiser son regard, attirer encore un peu plus son attention.

- Moi je suis là, et je ne t'abandonne pas. Alors pleure un bon coup pour évacuer tout ce qui ne va pas si tu en as besoin, racontes moi tout ce que tu as sur le coeur. Et après, si tu te sens de bouger, on peut aller chercher un truc à manger d'accord ?

Elles ne se lâchent plus. Et l’étreinte semble faites pour ne jamais s’arrêter, pour se figer à jamais. Dans ses bras, elle sent le corps de Carmen qui se réchauffe un peu, et sous ses doigts, les mèches de ses cheveux qui sèchent doucement, à mesure qu’elle joue avec, distraitement.
Carmen s’est blottie, la tête contre sa poitrine, comme si elle cherchait à s’approcher de son coeur. Et bêtement Carla ordonnait à son propre coeur de battre régulièrement ; pour ne pas l’inquiéter, pour la bercer d’une cadence douce. Elle aime, cette sensation, ce poids sur ses épaules ; elle aime, l’idée d’être le dernier rempart contre le monde, auquel s’accroche Carmen.

Elle se calme, petit à petit. Ses larmes cessent, et elle parle. Carla rit, doucement, imaginant Carmen se venger, elle rit, comme pour dire « tu as bien fait, il n’a que ce qu’il mérite. »
Et quand elle demande, si elle sait si c’est mieux les filles ?, son coeur manque un battement. Elle s’accorde un instant de réflexion. Quelques secondes, où elle se perd, dans ses souvenirs. Ou elle se rappelle ses premiers émois, quand elles se tenaient la main, cachées sous une couette, et qu’elles s’étaient embrassées, avec Amaia. Deux enfants qui n’en étaient plus vraiment, et qui n’étaient pas encore des adultes.

- Je crois que...
Instinctivement, elle portait la main à son cou, cherchant du bout des doigts sa chaîne de baptême, caressant sa petite croix catholique, qui ne la quittait jamais.

- - Foncièrement les filles se comprennent mieux, et savent comment s’aimer entre elles…
Elle se souvenait des mots durs qu’elle lui avait lancé à la figure, pour ne plus avoir à penser qu’elle l’aimait peut être. Parce qu’elle ne pouvait pas l’aimer, que ce n’était pas l’ordre des choses. Aujourd’hui, elle s’était excusé. Plus rien ne reviendrait comme aux temps immémoriaux de leur enfance douce, aux mains liées innocentes ; elles étaient passées à autre chose.

- - Mais je pense qu’il ne faut pas aimer les filles pour se consoler des mecs.
Avec cette certitude affirmée sans que ses mots ne s’évadent, elle mettait un terme à ses divagations. Ce n’était pas le moment de penser à Amaia.
Alors elle baissait ses yeux, et croisait ceux de Carmen. Automatiquement, elle souriait. Ses traits s’illuminaient, et doucement, elle resserrait son bras autour d’elle. À nouveau ses doigts glissaient dans ses cheveux. Elle hésitait. Puis se lançait.

- Tu aimes aussi les filles ?
Lâchait elle finalement, sans considérer que sa question pouvait revêtir un double sens déterminant.

Elle a le coeur qui tangue. Dans la petite chambre de Carmen peu éclairée, avec leurs corps l’un contre l’autre. Elle était rentrée dans cette chambre pour la réconforter, et soudain ressentait l’étrange besoin de rester, accrochée.
Carmen sourit, elle ne pleure plus. Carla n’a pas envie de partir, pas encore. Leurs cheveux sont presque secs, leurs mains qui se tiennent sont presque chaudes.
Elle lui dit oui ; elles sont encore plus proches ; du moins, Carla ressent, encore un peu plus, cette proximité qui va au delà de leurs corps qui s’enlacent.
et toi ? Je le dirai à personne.
Machinalement, elle porte la main à la minuscule croix, autour de son cou. Et elle ? Elle la connaît, la réponse à cette question qu’elle s’est posée tant de fois. Mais est ce qu’elle a le droit de le dire à voix haute, plutôt que de refouler, pour se protéger, de ses souffrances et celles qu’on lui opposera ?

- Je ne suis jamais sortie avec une fille.
Parce que l’expression sortir avec ne correspond en aucun point à ce qu’elle a pu vivre avec Amaia.

- Mais… elle hésite, une micro seconde ; j’ai déjà aimé, embrassé, et couché avec une fille.
C’était dit ; étrange de prononcer ces mots, mais il le fallait pourtant.
Elle sent dans sa poitrine son coeur qui s’emballe, qui carambole. Elle se demande si, en se confiant ainsi, elle tend une perche ou creuse un fossé.
Elle ne bouge plus ; elle ne cherche pas à relâcher l’étreinte, ni la renforcer. Elle regarde ailleurs, fait le tour de la pièce des yeux, comme si elle cherchait un détail ; une excuse pour ne pas croiser ceux de Carmen, et chercher à analyser ce qu'elle y verrait.

- Je ne sais pas si j'aime les filles, ou si j'ai été curieuse...
Doucement, elle incline à nouveau sa tête, vers Carmen. Ses doigts ont cessé de triturer la petite croix, sans pour autant la lâcher. Elle sent la fine chaîne en or qui s’incruste un peu dans sa peau ; le pendentif semble lui peser une tonne, comme si elle tirait dessus inconsciemment.

- Et je crois que je le suis toujours un peu, curieuse.

Elle lâche la croix autour de son cou. moi aussi j’ai envie. lui dit Carmen, comme une bombe. Ça explose, d’un coup, dans sa poitrine ; parce que Carla ne sentait pas jusqu’alors la chaleur monter, doucement. Comme d’habitude, elle s’est voilé la face ; et le désir se manifeste, brutalement, il hurle. Il hurle embrasse la ! Mais elle n’ose pas. Elle préfère briser, encore un peu, la distance, ou du moins ce qu’il en reste, entre elles. Si proches ; elle sent son souffle, ses lèvres qui s’approchent.
Et surtout, elle sent sur sa joue la main de Carmen ; elle a l’impression étrange que son visage brûle. Elle sait qu’elle a la faveur de l’éclairage tamisé de la chambre pour dissimuler le rouge qui monte, lui aussi, avec le désir.

Et elles s’embrassent.
Comme des enfants timides, qui collent leurs lèvres contre celles de l’autres, pour faire comme les grands. Mais Carla est une grande. Et elle l’embrasse, elle aussi, un peu plus sûre d’elle.
Carmen murmure ; front contre front, Carla ne sait plus répondre. Elle se laisse consumer par le désir, les instincts bas et bêtes ; cette fois ci, c’est elle qui se lance, et qui l’embrasse, encore, comme pour lui dire moi aussi.
Elle oublie la petite voix qui dit que c’est mal.
Elle oublie la petite croix qui lui pèse autour du cou.

Et quand elles s’arrêtent, son coeur tangue.
Elle n’était pas venue pour ça. Elle pensait la réconforter, comme une amie, pas comme une amante.
Elle se demande si ce baiser est le fruit d’un désir inavoué, enfouit ; et si oui, depuis quand ? Ou s’il n’est qu’un concours de circonstances.
Si, dans son besoin de toujours être là pour Carmen, elle n’avait pas franchit cette ligne, non pas par envie, mais par nécessité.
Elle se détestait de penser ainsi.
Et elle sourit, doucement, chassant de son esprit ces questions. Elle y pensera plus tard.

- Je crois que les filles embrassent mieux.
Lâche-t-elle enfin.
Elle a levé la main pour prendre celle que Carmen avait posé sur sa joue. Entrelaçant doucement ses doigts, elle lui dit sans mot qu’elle ne veut pas s’en aller ; pas tout de suite.