Fiona Maher était une femme qui n'aimait pas les imprévus. Toute sa vie, de ses quatre ans à ses dix-huit, elle avait vécu dans la discipline et la routine la plus totale, se contentant d'adapter ses habitudes à ses nouveaux impératifs sociaux.

  Chaque soir de semaine Fiona Maher allait se coucher à exactement vingt-deux heures. Avant de dormir elle prenait le soin de parfaitement se démaquiller et de se laver le visage, puis mettait une crème de nuit, et enfin prenait une infusion à la leur d'oranger. Elle dormait huit heures complètes en semaines et se levait donc à six heures pétantes, enflait son jogging pour faire des étirements, sauf le samedi matin où elle allait courir autour du campus, prenait une douche froide qui ne durait pas plus de cinq minutes sauf les jours où elle se lavait les cheveux, mettait son uniforme puis mangeait un petit déjeuner équilibré sans abuser des tentations luxurieuses que lui offraient ses trois étoiles et enfin allait se maquiller.
Une routine et une hygiène de vie parfaitement équilibrée et saine, ininterrompue depuis quatorze ans.
Enfin presque. Il y avait bien eu un récent jour de janvier où les choses avaient dérapé, mais il ne lui servait à rien de broyer du noir plus longtemps à ce propos. Du moins publiquement.

  Fiona avait malheureusement finit sa journée un peu plus tard aujourd'hui. Cela arrivait souvent. Des discussions qui traînent, un coup de main de dernière minute, une faveur à un professeur surbooké, un entrainement de club un peu longuet, il y avait une myriade de raisons qui pouvait faire finir plus tard que d'ordinaire une élève aussi sociale et impliquée que Fiona Maher. Laquelle était-ce ce soir? Peu importe. Ce qui importait c'est qu'elle avait encore le temps de rentrer au dortoir avant le couvre-feu, prendre une rapide soupe et un fruit en guise de dîner et de procéder à sa routine sus-mentionnée et d'être sous les couettes prête à dormir, au plus tard à 22h30. Cela réduira son temps de sommeil idéal d'une demi-heure, mais elle pouvait faire avec.
Tout allait bien.

Mais si tout allait bien il n'y aurait pas d'histoire parce que, franchement, sa petite routine à Fiona tout le monde s'en balec.
Vient alors Dionysos, l'élément perturbateur de notre histoire.
Dionysos Laska était pour Fiona, un parfait frimeur. Toujours a vouloir être au centre de l'attention et à vouloir montrer à tout le monde ses formidables talents et sa formidable Alice. Super merci, on a compris. C'était un spectacle affligeant qui avait perdu tout son charme après cinq minute et n'évoquait chez elle que du dédain et de la commisération. Il était certes dur de se sentir unique entouré d'autant de gens spéciaux, mais ce n'était pas une raison pour jouer les fanfarons toutes les demi-heures. Mais il fallait bien que quelqu'un approuve, alors Fiona lui souriait, un applaudissement et un petit rire, complimentant ses tours audacieux avec autant de sincérité qu'un youtubeur en op spé.
Et le voilà alors qu'elle se hâte vers son dortoir, rayonnant comme un soleil de midi qui aurait du déjà se coucher. Elle a à peine le temps de la saluer qu'il prend les devants.

▬ Prête à faire un voyage inédit ?

Nani the fuck.

▬ Attends qu-...

Il s'avança vers elle dans un déluge de cartes qui ne dura qu'un instant, alors qu'elle protégea par réflexe sa tête des frivoles bouts de cartons, bien qu'aucun ne la toucha, et quand tout se fut finit et qu'elle rouvrit ses yeux à demi-clos, le paysage avait changé, alors qu'un Dionysos un peu fatigué et beaucoup trop fier de lui lui offrait un petit tadaaa.

Oh pour l'amour du c-.
Fiona se força un sourire avec une sérénité qu'elle dû puiser au fond de toutes ses ressources émotionnelles pour ne pas laisser paraître son agacement et joignit ses mains en admiration (de sa connerie).

▬ Wow j'ignorais que tu pouvais même transporter des humains et aussi loin avec ton Alice, cela a dû demander énormément d'entraînement! si il pouvait concentrer ses efforts dans quelque chose de plus utile que de la faire chier avec ses tours de passe-passe. il serait probablement major à l'heure qu'il est. Cela m'a pris de surprise mais c'était absolument ravissant. (non) Tu peux nous ramener maintenant?

Elle marqua une pause en considérant l'effet que sa fanfaronerie semblait avoir eu sur sa condition physique.

...Tu peux nous ramener n'est-ce pas?

Le problème quand on habitue les gens à un standard convenable de tendresse et d'approbation c'est qu'ils finissent par être insatisfaits et à en demander plus. Seulement voilà, Fiona n'avait rien à donner à la base. On ne pouvait même pas dire qu'elle n'avait rien de plus à offrir, car un sourire, un applaudissement, une perle d'âme c'était déjà se forcer au-delà du maximum qu'elle pouvait tirer de sa personne. Il fallait que cela vous suffise, et pour la plupart des gens, soit cela suffisait, soit ils n'en avaient rien à faire à la base de toute manière, cette dernière option étant généralement une qualité qu'elle retrouvait souvent chez ce qu'elle avait de plus ressemblant à des "amis".
Mais Dio n'appartenait à aucune de ces catégories pour l'instant, et était bien décidé à lui crever le trou noir qui lui servait de cœur pour y chercher des cordes de rubans.

▬ Tu sais, Fiona, parfois je me demande ce qui a bien pu t’arriver pour que tu sois toujours si sérieuse.

Fiona dû se mordre l'intérieur de la joue pour s'empêcher de grimacer. Je ne sais pas Dio, peut-être qu'elle a été envoyé à quatre ans dans une école qui fonctionnait comme un système méritocratique autoritaire et a dû prendre sur elle pour consoler les autres gamins brisés de sa classe car elle avait la malchance d'être un peu plus mature que son âge ce qui a entravé son développement personnel et l'a conduite à un renfermement sur elle-même ainsi qu'une vision dystopiée de l'amour et du bonheur, mais eh, si tu as d'autres idées dis-le.

▬  Et, non, je ne peux pas nous ramener.
▬ Quoi.
▬ C’était un voyage à sens unique.
▬ Quoi.
▬  Vois le bon côté des choses, ça te fera une histoire à raconter.
▬ Excuse-moi si tu as déjà entendu ça avant mais : QUOI.

Si quelqu'un se posait la question, non Fiona ne souriait pas. Pas du tout même. Elle sorti son portable, regarda l'heure. 21h33. En courant elle pouvait peut-être faire la distance entre la sortie du labyrinthe en quinze minutes. Non, non, elle le ferait en dix, dût-t-elle en mourir. Cela lui laissait vingt minutes, vingt bonnes longues minutes pour le faire. Enfin 17. Ha ha ha ha tout à fait faisable oui oui. Elle passa en vitesse sa liste de contacts. Elle était Fiona Maher. Elle réglait les problèmes de tout le monde et aidait tout le monde. Elle connaissait chaque nom et chaque visage. Sans aucun doute elle pouvait s'en sortir. Une Alice qui serait utile, quelqu'un qui pourrait l'aider. Voyons... Hum. Téléportation ? Ha! Zane!
... Pourquoi n'était-elle pas amie avec Zane ?
Le labyrinthe était fait de plantes. Contrôle des plantes pour créer un passage parmi ces fichus buissons et rentrer plus vite? Peut-être Moïra du club de danse pouvait l'aider?
Elle n'eut pas le temps d'allier pensées et actions qu'un petit signe "batterie vide" vînt lui faire un doigt d'honneur avant d'éteindre son téléphone. Du moins c'est ainsi qu'elle le vécu tout en poussant un petit cri strident étouffé comme un sifflet à ultrason qui aurait réveillé tous les chiens du quartier, si il y avait eu des chiens. Ou un quartier.
A ce stade commençaient à être légèrement titillés et elle savait exactement sur qui rejeter sa frustration. Poings fermés et mine qui se voulait en colère mais paraissait davantage boudeuse elle fusilla Dio du regard.

La seule histoire qu'elle avait envie d'avoir à raconter c'était "cette fameuse nuit où j'ai commis un meurtre et enterré son corps dans le labyrinthe". Elle n'avait été que sympathie, politesse et douceur à son égard depuis le premier jour ou son petit orteil avait franchi les portes de l'académie et en retour elle avait le droit à ça? Hello?? Le karma s'il-vous-plaît?? Elle avait bien deux trois choses qu'elle avait envie de lui dire maintenant mais c'était le genre de choses que Fiona Maher ne disait pas à voix haute, alors, dans un énième soupir exaspéré elle l'attrapa par le poignet et commença à marcher en longeant le premier mur et commença à compter. Si il avait utilisé son Alice pour les faire arriver ici elle utiliserait, elle le saint pouvoir des MATHS et de l'algorithme de Pledge pour sortir.

Additionner. Additionner. Additionner. Soustraire. Fiona ne perdait pas une seconde et gardait le compte, tirant Dionysos dans a traînée, jusqu'à ce qu'il la freine, se libère de son étreinte, insolent et révérencieux. Elle se tourna vers lui le regard vibrant d'une irritation déformant les traits d'habitudes si harmonieux de son visage.

▬ Trente-sept minutes et dix-huit secondes.

Faute de dire "gné" à voix haute -elle avait encore un semblant de contrôle sur sa condition mentale voyez-vous, elle n'en pensa pas moins. Si il n'avait rien de plus concluant à dire dans les trois secondes qui suivaient elle l'abandonnerait ici. Allait-il lui dire que c'était à gauche qu'il fallait aller au dernier croisement? Connaissait-il le déjà le chemin? Cela était tout à fait possible; seulement voilà, lui ferait-elle confiance pour la mener à la sortie si c'était le cas?
La réponse était un lourd et résonnant : nope, et même Dionysos lui-même ne pourrait que saluer cet élan de lucidité.

▬  C’est le temps qu’il faut à un jeune homme d’environ dix-sept ans pour faire le chemin en courant vers la sortie en plein jour et en connaissant le chemin. Un jeune homme particulièrement charmant, au passage.

  Normalement, à cet instant, la narration vos expliquerait ce qui se passa dans l'esprit de Fiona à l'écoute de ses mots. Malheureusement il n'y a pas grand-chose à y dire. Vous voyez le bruit que fait une erreur windows ? Une antenne télé qui cherche à se connecter ? Un téléphone qui raccroche ? Un moniteur cardiaque d'un patient décédé?
Eh bien voilà ce qui se passait dans l'esprit de Fiona. Son visage n'exprimait plus rien. Si quoique ce soit un espèce de sourire étourdi avait regagné ses lèvres comme par habitude alors que ses sourcils montaient si haut qu'ils semblaient vouloir quitter son visage. Elle resta ainsi quelques secondes, figée, occultant complètement le petit lapin qui sortait du chapeau et autres grattouilles et débilités qui s'ensuivirent. Et puis les neurones se reconnectèrent. Elle reprit sa contenance. Sourire radieux, regard doux, petit rire léger, le tiercé gagnant habituel.

▬ Ha ha, je vois! Il était donc impossible depuis le début de retourner à l'heure au dortoir, tu as vraiment pensé à tout Dio hi hi hi

Tout en continuant de rire elle vint se rapprocher calmement de lui, posant doucement sa main sur sa joue
(romantique)
(non)
puis lui écrasa les deux joues entre ses doigts.

▬ EcouTE MoI BiEn saLe PetITE MerDE, j'En ai RiEn à carrER de tOn ReCcoRd de PiSSeuX alORs MaInTenANT tu VaS Te DepÊchEr de RésOuDrE CettE SituAtiOn IllIcO PreSTo SinOn tOn LapiN Il vA disPAraÎTre CommE PaR MagiE Au foND De ToN CuL C'EsT bIen ClaIR ?

  Elle allait le tuer. Elle allait le tuer. Sa routine. Sa précieuse routine. Le fil rouge de sa vie. Brisée. Par un morveux (oui bon ils n'ont qu'un an de différence mais dans sa perception Dionysos venait de régresser à l'état de rase-moquette). Il n'y avait personne.
AUCUN TEMOIN.
Donc si elle le tuait peut-être que personne ne le saurait en plus?
Qui soupçonnerait la douce et gentille petite Fiona.
Ses regards perçaient comme des poignards, ses oreilles à l'affût d'écouter la défense, l'inquisition prête à sortir la guillotine et abattre sa colère, hurlante comme lâchée à l'air libre après quatorze ans d’irritation et de fureur enfermées à double-tour.

▬ Je disais donc que si j'ai fait tout cela, c'est parce que... je t'aime ! Tout ce que je voulais, c'était un moment avec toi sous la lune.

Pendant un court instant la colère (et les vagues envies de meurtres) se dissipèrent face à une confusion certaine. C'était le stage un. Fiona avait eu des confessions auparavant, surtout au collège quand la puberté commençait à frapper dur. Mais sans sentiments ou sexualité ces confessions se terminaient toujours de la même façon, une friendzone un peu superficielle. Dans le temps présent il n'y avait plus de friend qui tenait, juste de la zone. Puis il lui frappa que soit il était incroyablement con soit il la prenait pour une conne. Je pourrais passer deux lignes à vous décrire son expression ou je pourrais vous écrire =____= et vous comprendriez tout autant. C'était le stage deux. Enfin le stage trois arriva, ce qui était l'équivalent de l'avant stage un, le meurtre, la haine, toutes ces belles choses.

▬ Je vois... TU AS DONC CHOISIS LA MORT.

Des feuilles en papiers vinrent virevolter hors de sa poche et s'agglutiner en se pliant pour former un origami en forme de sabre japonais dans sa main alors qu'elle s'approcha menaçante.

▬ PRÊT A SOUFFRIR UN MILLION DE COUPURES DE PAPIER ?

Et puis elle s'arrêta, sur le son de sa propre voix. Est-ce que c'était vraiment elle, ce ton menaçant et ces sourcils qu'elle sentait froncés sur sa tempe. Les feuilles de papiers se raidirent et s'éparpillèrent dans la brise du soir alors qu'elle laissa retomber ses bras le long de son corps en expirant. Elle ne souriait pas comme à son habitude, non. Mais elle n'était plus tellement en colère non plus. Encore un peu, entre ses homoplates, un pincement d'insatisfaction et de détresse. Mais dans le reste de son corps, beaucoup de résignation.
Tchac.
Un fil rouge qui se coupe.

Rien qu'une chose de plus qu'elle laissera glisser sur sa peau.
Calme.
Plate.
Et insipide.

Elle s'assit sur les fesses, coudes sur les genoux, tête sur les coudes.

▬ Pourquoi tu as fait ça.

Si il lui répondait encore "par amour" elle allait vraiment finir par le tuer.

▬ Dionysos Laska, est-ce que me détestes?

▬ Tu ne me croiras pas, mais je fais ça pour toi.

Elle leva les yeux mollement vers lui sans grande conviction, le reste de son visage encore dissimulés par ses coudes.

▬ Effectivement, je ne te crois pas.

  Après tout personne n'avait jamais vraiment rien fait pour elle. Parce que personne ne savait vraiment ce qu'elle voulait. Même lorsqu'on cherchait à lui faire des faveurs, des offrandes, ce n'étaient rien d'autres que des sacrifices posées au reflet qu'elle affichait depuis les abysses du miroir dont elle ne sortait jamais. La seule qui aurait jamais pu faire quelque chose pour elle s'appelait Fiona Maher et elle était trop occupée pour prendre ce luxe. Alors pourquoi elle croirait, lui, qui lui donnait des impressions de courant d'air qui n'avait jamais rien fait d'autres que bousculer les feuilles mortes et poursuivre son chemin.

▬  Fiona, c'est quand la dernière fois que tu t'es vraiment sentie libre, amusée, réellement, pour toi, pour quelque chose qui te touche en profondeur ? Pas parce que tu as fait ce qu'on attendait de toi et qu'on t'a donné un bon point.
La fille qui a voulu ma peau y a quelques secondes, c'est le genre de personne que j'ai envie de voir, de connaître. Pas nécessairement dans ce genre de circonstances. J'ai beau avoir une poker face de champion, mes nerfs préféreraient éviter ce genre de réaction au quotidien.

Elle étouffa un rire sarcastique au fond de ses manches face à cette dernière réplique. Elle ne savait pas tellement quoi en penser, chaque mot qu'il avait prononcé semblait faux à ses oreilles. Il ne savait vraiment rien. Et qui pouvait le blâmer? Il n'était en somme pas ici depuis si longtemps.

▬ Et toi, Fiona ? Tu me détestes ?

Pendant un moment, elle ne répondit rien. Il l'énervait oui, sévèrement même, et elle avait eu plus d'une fois envie de lui mettre une paire de claques, bien que cette soirée dépassait tous les records. Mais elle ne le détestait pas, non, car même cela elle en était incapable. C'était trop fort, la haine, pour des battements de cœurs faibles comme les siens.

▬ Non. Mais tu m'énerves. Parce que tu n'es pas comme nous -comme la plupart d'entre nous. Tu es arrivé seulement au collège si je ne me trompe? Et il y a eu cette évasion dont tout le monde a parlé... Clairement tu avais un endroit où rentrer. Au-delà de ces murs, j'entends. Des gens qui t'aimaient. Qui t'aiment. Tu as de la chance. Les choses sont simples pour les gens comme toi, alors, oui tu peux nous juger nous parler de "liberté" de faire des "choses qui nous touchent" comme si c'était des évidences, comme si c'était normal, mais pour nous, normal ça ne veut rien dire. Une partie d'entre nous n'était même pas capable d'épeler son prénom en étant envoyés ici. Certains sont quasiment nés ici. Tu penses que je suis ce que je suis parce que je veux une récompense? Tu ne sais rien, absolument rien de mes raisons. Tu vois une étoile filante sur ma chemise? Qu'on ne si trompe pas, j'aime recevoir mes "bon points", parce qu'ils sont une preuve visible que ce qu'on fait n'est pas complètement dénué de sens. Qu'il y a une lumière au bout du tunnel. Et oui c'est peut-être juste une récompense ridicule, une paire de coussins supplémentaires ou une tartine de foie gras, c'est peut-être juste du vent et de la poudre aux yeux pour quelqu'un pour toi mais pour nous, pour nous, les pantins brisés qui n'ont rien connu d'autre, ces étoiles sont plus réelles que toutes celles qui brillent dans le ciel. Tu veux savoir la réponse à ta question? Quand est-ce que je me suis sentie libre et heureuse? Jamais. Tu m'entends? Jamais. Parce que j'avais quatre ans, et j'étais au milieu de tous ces gamins qui braillaient et pleuraient et ne comprenaient rien, qui n'avaient plus personne d'autre à leur côtés, que des professeurs incapables de jouer les parents. Et au milieu de cette foule déprimante il y avait moi, il y avait Orion, et une poignée d'autres qui se compte à peine sur les doigts d'une main qui ne pleurait pas, qui était encore capable de se tenir sur ses jambes. Tu veux savoir ce qui me touche en profondeur? C'est de savoir que je serais la dernière "moi" engendrée par ce trou pourri. Il n'y avait personne pour me prendre par la main, pour me dire d'être forte, pour me caresser les cheveux et me chanter des berceuses. Il n'y avait que la punition et la récompense. Mais je peux être cette personne pour d'autres. Et je ne peux pas être cette personne et cette fille en colère en même temps, et j'ai déjà fait mon choix entre les deux depuis longtemps. Je protégerai ces enfants brisés du meilleur de mes capacités. Et si je dois mentir, obéir, mourir ou même tuer pour ça, je le ferais. Car cela voudrait dire que cette existence futile que je mène a un sens. Mais toi, tu n'as pas besoin de moi, clairement. Alors arrête de t'accaparer mon temps et arrête d’interférer avec ma vie. Il y a des gens qui ont besoin de me voir avec trois étoiles pour se rappeler que les efforts paient dans ce monde et que la chance peut tourner.

Elle écouta tout, chaque mot, chaque syllabe sans broncher. Elle savait faire, cela écouter, en silence, sans interrompre. Même quand les mots claquent, quand les mots tranchent "bullshit", un simple mot qui résonne comme une guillotine. C'était sa vie entière qu'elle avait décrit et voilà qu'il lui disait ça. Bullshit. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait entendre mais elle ne voulait pas entendre ça. Il aurait pu dire oui madame, je comprend, il aurait pu se mettre à genoux et implorer sa clémence et son pardon, il aurait pu l'appeler simple et baiser la trace même de ses pieds sur le sol, il aurait même pu ne rien dire, et l'ignorer, et ne jamais lui adresser la parole à nouveau, ou feindre l'ignorance comme si tout recommençait à zéro. Mais non. Il avait défié son existence.
Bullshit avait-il dit.
Son corps se crispa sous un frisson de frustration mes ses lèvres restèrent closes. Expliques-toi, excuses-toi, exclames-toi que ce mot n'est que regret ou malentendu.
Elle attend.
Elle écoute.
Et puis elle rit, en son fort intérieur, elle comprend. Elle comprend. De la simple idiotie, ce n'était que de la simple idiotie, voilà tout. Des banalités, des choses évidentes sans conséquences et qui n'amènent à rien.
Il était idiot, et il l'assimilait à lui.
Juge, méprise, sa personne, son existence, cela aussi elle savait faire Fiona, un talent inné malgré elle dont elle regrettait constamment l'existence. Elle le regarde et il n'y a plus de colère, simplement de la pitié, face à l'aveugle, qui parle comme si l'on pouvait changer les choses.
Oh, il ne devait pas souvent voir ce regard-là, le petit dieu factice des célébrations.
Oh, il n'allait pas lui plaire, ce regard.

▬ Tu penses vraiment que je n'en suis pas consciente? Aie-je l'air à ce point d'une idiote à tes yeux? Si tu penses que l'on peut changer les choses à leur source, alors tu prouves exactement ce que je disais: tu n'as pas été ici assez longtemps pour comprendre.

Elle commença à se lever. Elle était résigner à se coucher après le couvre-feu oui, mais elle n'avait pas l'intention de rester ici toute la nuit. Elle lui fit signe de la tête pour l'inciter à la suivre et continua:

▬ Cette Académie est bien plus vieille que nous et nous survivra sans nul doute également. Le système, les jeux de pouvoirs, peut-être que certaines choses changeront, mais tant qu'il y aura des Alices, tant qu'il y aura le besoin et l'envie pour cette soi-disante élite de l'humanité, des enfants seront arrachés à leur parents et atterriront ici. J'ai toujours pensé que tu étais d'une intelligence gâchée mais il semblerait que tu sois simplement un naïf optimiste.

Elle se retourna vers lui avant d'ajouter.

▬ Oh, et tant que nous sommes sur la voie de l’honnêteté, laisse-moi te dire une chose: je n'ai point d'intérêt sur ces banales pertes de temps que vous appelez la jeunesse, pas plus que je n'en ai pour tes spectacles et tes tours de passe-passe. Cela me laisse totalement indifférente et m'ennuie. Tu m'ennuies, Dionysos Laska.

Elle avait le même sourire doux et regard plein de chaleur qu'elle avait chaque jour, mais sa voix, elle dénotait de d'habitude. C'était un ton complètement plat, marbré qui donnait à sa figure d'habitude si maternelle une froideur étouffante.

C'était un sourire aussi vide que son âme.

Fiona continuait sa marche, lançant de temps à autre des œillades soutenues à Dionysos, pour se rappeler que non, elle ne fuyait pas ses mots, mais se désintéressait simplement de ses discours. Elle haussa les épaules.

▬ Tu sais, il m'est arrivé plusieurs fois qu'on me dise "je t'aime" mais jamais ceux qui me l'ont dit n'ont moqué mes valeurs et traité d'idiote dans les dix minutes qui suivent.

  Elle ne pensait toujours pas qu'il eût pensé sérieusement ces mots -les premiers- et  certainement pas qu'il les pensait encore après leur quelques échanges, mais le sarcasme avait une façon singulière e trouver ses lèvres quand elle était irritée. Elle ne se sentait pas de se donner l'immaturité nécessaire de réagir à ses attaques, qu'elle considérait désormais comme des provocations. Imaginer qu'un clown de bas étage sans aspiration se permettait de la peindre en élitiste naïve et insipide. Elle ne se pensait pas naïve; elle avait toujours eu les pieds plus ancrés dans le sol que la grande majorité des enfants de son âge. Elle ne se croyait pas élitiste non plus; elle ne jugeait pas les autres à leurs étoiles, et faisait simplement de son mieux pour vivre au mieux cette situation et encourager autrui à le faire.

Insipide, ça, elle l'était.

▬ Je ne t'avais jamais cru justicier.

Et elle ne le croyait toujours pas, d'ailleurs.
Lui vint une idée. Alors elle se tourna sec, les mains croisées dans son dos, le buste faiblement penché en avant, elle plante ses yeux dans les siens, un air insolent sur le visage, alors qu'elle s'étire sur la pointe des pieds pour combler au mieux la hauteur qui les sépare.

▬ Tu n'aimes pas la mentalité de cette école? Tu ne veux pas être exploité? Tu penses que je suis une imbécile quand je dis qu'on ne peut changer les choses? Et bien soit. J'accepte d'avoir tort. J'accepte, si tu me le prouves. Change le status quo. Change les choses. Et je ne parle pas de faire quelques farces aux directeurs ou une de tes petites escapades au-delà des murs: tout cela s'oublie dans l'Histoire comme des larmes au fond de l'océan. Mais si tu peux faire un quelconque changement dans le système de cette école d'une manière ou d'une autre, alors j'accepte la défaite. Sans rancune, j'en serais ravie, à vrai dire, et je veux bien te donner tous les stupides rendez-vous de pleine lune que tu voudras. Et si tu ne peux pas... Eh bien il apparaîtra que j'avais raison et je continuerai d'être une chose vide qui comble les trous du navire avec ses doigts, enfermée dans ses petites routines et ses petites étoiles.