comme toutes les deux semaines, carmen a un immense silence coincé dans la gorge : une fébrilité propre à ces rencontres quadrillées, toujours identiques - toujours au même endroit, à la même heure, peu importe s'il pleut ou s'il vente.
jamais ils ne prennent le bus ensemble, jamais ils ne se parlent avant d'être dans le café et quand carmen appelle le salon de thé pour savoir s'il est possible d'avoir la même table que d'habitude pour seize ans tapante le samedi - c'est toujours oui.
elle est assise sur sa chaise, lisant un livre coincé dans ses doigts fins : ses cheveux sont tressés, et elle porte des vêtements propres. un pull à col en v à carreaux, une chemise au col bien droit, et comme d'habitude elle s'est maquillée quand elle voit swan. elle ne met pas de rouge à lèvres pour ne pas laisser de trace sur le bord de la porcelaine.

il rentre dans le salon et elle lui sourit un peu, refermant le livre en oubliant de regarder
à quelle page elle en était. carmen lève sa main, pour lui montrer où est elle bien que c'est évident - puisqu'elle est toujours assise sur cette chaise, et que ses coudes sont toujours appuyés sur la même table. elle se redresse un peu sur sa chaise sans lâcher son petit frère du regard - étrangement, toutes les deux semaines, elle s'attend à ce qu'elle lui annonce quelque chose de terrible - mais cela ne vient jamais. siegmund n'est jamais là non plus. c'est un rendez-vous entre petit frère et grande soeur.
bonjour ! son ton est doucement enjoué et quand elle regarde - elle ne peut pas s'empêcher d'avoir tout l'amour du monde dans le regard. j'espère que tu avais un parapluie, il pleuvait beaucoup quand je suis arrivée... un silence puis elle reprend, son regard fuyant sur ses ongles rongés et manucurés de rouge. j'ai déjà commandé - oh mais peut-être que tu voulais autre chose que d'habitude -? elle relève ses yeux alertes, cherchant déjà le serveur du regard. si tu veux on peut lui demander de changer - toujours bien faire.

a-t-il vraiment seize ans ? elle ne peut pas s'empêcher de le demander, à chaque fois qu'elle le voit rien que lui. ce qui est étrange est la manière dont elle dissocie naturellement l'étiquette "petit frère" et le swan qu'elle voit l'école, si bien qu'il se dessine un rien étranger - une figure singulière certes, mais qui s'efface dans la masse des trois étoiles. mais quand elle le voit là assis, elle se rappelle alors qui il est, sa manière de parler lui rappelle qu'il est bien swan et demeure, dans les faits, son petit frère.

ce n'est pas qu'elle améliore ses souvenirs durant ces deux semaines où ils n'interagissent point, c'est qu'elle s'accroche aux longues années où l'amour était une nature première, un instinct colossal ébrouant les choses plus négatives. alors ça lui fait un peu étrange quand les premières phrases sont un reproche déguisé. ses doigts se tendent et elle fait de son mieux pour garder son calme, ne pas tomber dans l'agressivité qui serait facile - et se rappelle avec déception qu'il a des idées cassées par l'académie et leur famille. avec un long soupir elle conclue cette discussion. je ne ferai pas de commentaire sur ça. parce qu'ils pourraient commencer à être blessant et qu'elle aimerait que cette entrevue se passe correctement, sans entacher ce bonheur éphémère.

elle retourne son nez vers lui, les yeux vifs comme à son habitude. elle passe une main tranquille au niveau de ses cheveux pour dégager une des deux tresses et la placer derrière son dos. quand il demande, elle ne se fait pas prier pour répondre, retournant le livre pour en observer la couverture : ses yeux caressent la mer qui y est dessinée, et elle pose sa main à plat dessus. eh bien ! vendredi ou les limbes du pacifique, ça parle de la solitude, de la rencontre avec l'autre. je sais pas si ça te plairait, c'est assez détaché de la réalité en quelque sorte... mais c'est quand même intéressant, il y a une version pour les jeunes si tu veux - vendredi ou la vie sauvage je crois ? c'est la même histoire. elle oublie leur unique année d'écart, qu'elle n'a plus à le couver - qu'elle ne peut presque plus le toucher. elle a d'ailleurs été surprise du contact initié.

en réalité, le spectre de la jeunesse de swan lui manque cruellement - et les baisers qu'elle lui administrait de force sur le front quand elle était encore plus grande que lui ainsi que les chatouilles aux côtes en font partie. elle sourit un peu, sans y mettre trop d'entrain, dans une sorte de mélancolie constante. elle n'a pas le temps de divaguer sur la nature davantage vile avec le temps de son adelphe car les voilà interrompus par les théières et les tasses, carmen écartant ses bras et livre de la table. merci beaucoup ! un temps, elle observe le joli service à fleurs. et toi alors ? elle n'a pas besoin de dire plus, il sait bien ce qu'elle veut entendre.

cela ne l'étonne pas qu'il n'ait pas lu, et carmen ose même se demander si swan a déjà tergiversé sur les illusions comiques de son propre comportement - cela lui ferait du bien, avec du recul. peut-être nettoiera-t-il les tâches de son mépris dans lequel il se conforte doucereusement, sans jamais chercher à regarder plus loin par haine. apprendre à aimer son prochain malgré les différences - ah ! qu'il serait beau le monde si de ses deux frère il y en ait au moins un qui accepte l'humanité toute entière sans échelle de valeur.
et c'est vrai, peut-être essaie-t-elle de se raccrocher au fait que c'est encore un enfant et qu'on peut lui excuser tant de choses par ce simple fait - mais non elle ne peut pas. c'est trop tard, son coeur est déjà trop avide de pouvoir, son feu ne brûle pas pour les bonnes raisons.
elle se sert son thé en l'écoutant parler, ne faisant pas davantage de commentaires sur le livre pour ne pas baignée définitivement dans une amertume indésirée.

une photographie ? ses sentiments sont mitigés. aussitôt son coeur est enjoué de s'imaginer dans quelques années revoir les mèches s'entremêler et les sourires briller, éclater pour dissimuler les pots cassés - mais d'un autre côté... pour l'instant elle ne dit rien. elle laisse son petit frère continuer.
quand le regard de swan remonte, le sien aussi tandis que ses doigts agrippent la tasse et qu'elle vient tremper ses lèvres dans le liquide odorant. elle est attentive à ce qu'il a à dire : puis vient la question terrible sur son état. non ce n'est même pas tout à fait ça, il questionne pour la forme, sans réellement se soucier - sinon il aurait formulé ça autrement.

qu'il est cruel.

c'est presque encore pire.

quand elle repose sa tasse, son sourire est douloureux et elle n'arrive pas à s'empêcher de le fixer, gardant sous la pulpe de ses phalanges la chaleur brûlante de sa tasse. peu importe ma réponse tu écrirais ça donc... ce n'est pas comme si tu me demandais réellement mon avis swan, on le sait aussi bien toi et moi. ce n'est pas comme si tu me posais réellement la question parfois, de toute manière tu penses que je suis folle. c'est amer mais la voilà tout de même émue que ses parents se soucient de son bien-être. son coeur se serre douloureusement et il est facile de s'attacher aux songes de l'enfance, encore une fois. ce n'est pas réellement des personnes dont on se souvient, plutôt un "papa" et une "maman" sans visage matériel. ils verront tout de suite que ça ne va pas si on leur envoie une photo, non ? siegmund me supporte pas et toi tu te diriges lentement vers le chemin qu'il a pris.

ce n'est pas une théorie du complot ! ça sort un peu soudainement, furieusement. elle hait ce mot, elle le déplore et le rejette profondément car elle sait que quand il est utilisé, c'est toujours avec une pointe de mépris.
le propre même de la théorie est son incertitude, son aspect burlesque presque un peu exagéré. mais ce que carmen avance, ça vient de plus loin, de plus profond. jusqu'ici tout coïncide, personne ne peut démentir, personne ne peut la faire changer d'avis.
ce petit commentaire a le don de définitivement la braquer. swan dit qu'elle n'est pas son ennemi mais agit avec elle comme un humain tentant d'apprivoiser un animal anciennement domestiqué et redevenu sauvage. elle déteste cette impression.
pleine de colère, elle finit sa tasse et se ressert avec la théière. elle ne veut pas faire de commentaire sur siegmund, elle ne veut pas qu'il entache tout ce qui l'entour comme il sait bien le faire, jusqu'à sa relation avec swan. alors elle tait cette partie et ne croit pas en les dires du plus jeune - c'est juste qu'il ne s'en pas compte.
il est aveuglé par sa propre ascension, mais ce n'est pas grave.
et ces questions là, à la fin, elle le vit comme une agression : ça perce douloureusement son coeur et le sang de ses sentiments gicle de partout, jusqu'à ses mains jusque là préservées de l'ire.

jamais elle ne frappera swan.

n'est-ce pas..?

son visage se tend tandis qu'elle le fixe car la voilà dans cette rue à sens unique ; il veut lui faire admettre qu'elle ne va bien - du moins c'est comme ça qu'elle le vit. elle prend du recul sur sa siège, toujours en colère, et regarde l'extérieur par la vitrine au loin. non. tu mets que ça va très bien. on ne l'arrête plus et pourtant ce n'est pas à ses parents qu'elle s'adresse. que je n'ai pas besoin du soutien de ma famille. que je vis très bien sans. c'est un mensonge et carmen ne sait pas mentir. elle fronce les sourcils toujours sans regarder swan. elle est prête à parier qu'il doit la trouver immature. que j'ai d'autres gens qui m'aiment. ça, c'est vrai.

ce garçon-là, face à lui, n'a pas le droit d'apposer sur elle de tel regard. c'est interdit il est encore trop jeune, elle discerne encore les traces des rondeurs au niveau de ses joues quand il sourit. carmen aussi se ferme quand il parle, gratte le papier comme une sentence irrévocable qui s'abat sur elle piteusement et sans qu'elle ne puisse y échapper. alors elle accepte ce destin qu'elle a proclamé solennellement sien et s'isole de sa propre réalité
celle que swan lui manque terriblement et qu'elle en pleurerait.

elle boit un peu de thé qui a fini par tiédir : tout lui semble poison maintenant, elle n'a plus faim de rien d'autre que l'affection de son petit frère. elle voudrait l'entendre dire qu'il est fier d'elle mais il n'y a pas d'honneur à cela et elle ne fait jamais le nécessaire pour qu'il affiche avec autant de vertu une affection présumée.
carmen semble donc l'écouter attentivement tandis qu'il parle de ce livre qui occupe sûrement un peu de ses soirées en ce moment, retient le livre dans une part de son cerveau qui trace les choses très importantes à retenir, et demeure silencieuse en l'honneur des paroles de swan. les yeux finissent par se croiser et carmen n'a rien demandé de plus que ce contact-là qui devrait être davantage naturel.

ses doigts se crispent autour de sa tasse tandis qu'elle abaisse piteusement le regard. tu ne connais pas siegmund. car personne ne le connaît mieux qu'elle, si elle reste à leurs côtés - il l'étouffera et la tuera dans sa haine prise pour une affection immense. sa ton est grave. et tant mieux. c'est son devoir de le préserver de cela, de cette part violente de la réalité. les deux faces de la main, carmen les connaît déjà - les caresses de swan et les gifles sèches de siegmund. je ne t'en veux pas mais tu ne sais pas grand chose. c'est une petite voix qui veut le laisser en-dehors des confidences familiales. elle ne cherche plus ses yeux car elle a honte de ne pas être capable d'être assez forte pour tout dévoiler à swan.