« Saada ! »

Lorsque cette voix, fit son chemin jusqu’à ses oreilles, l’adolescente senti sa poitrine se serrer et son estomac se tordre légèrement ; lorsque cette main, se posa sur son épaule, elle ne put retenir le sursaut de crispation, la brève tension qui lui saisit les muscles le temps d’un battement de cil alors que toute sa frustration des dernières semaines lui remontait à la tête comme ça, d’un seul coup, aussi aisément qu’on pose une main sur une épaule familière.
Saada se força à détendre les épaules, mais le maigre sourire qu’elle offrit en guise de salutation à Ava-Marsaidh n’était plus habité du même éclat que d’habitude, et ça, elle ne s’en cacha pas.

« Saada, tout va bien ? Je t'ai envoyé des messages, mais... Enfin, peu importe, il s'est passé quelque chose ? C'est Leonard ?
— Leo– ? Non, pas du tout. »

Ça n’était pas tout à fait vrai ; Saada venait de mettre un terme à sa relation avec le jeune homme et ça avait été une épreuve à part entière, tout comme l’était celle de supporter sans ciller les rumeurs que l’amertume le poussait à répandre à son sujet. Mais tout ça, Ava le savait déjà.
Ce n’était plus envers Leonard que Saada avait décidé de prendre du recul désormais.

« J’étais occupée, désolée, fit-elle en sortant nonchalamment son téléphone portable pour constater les derniers messages envoyés –elle les avait bien vu, affichés sur l’écran de verrouillage, mais ne les avait pas ouvert, encore un peu mal à l’aise avec le fait d’ignorer ouvertement les sollicitations de sa meilleure amie. »

Sans que l’air neutre de son visage ne se froisse d’un sourire un peu trop forcé, elle rangea son téléphone après avoir ouvert les messages, et releva les yeux vers son interlocutrice. Elle senti l’inquiétude qui s’agitait en elle et cette légère angoisse, mêlée à la sienne et à la pointe de culpabilité qui naissait en elle –après tout, elle lui infligeait ça délibérément– lui pinçaient un peu trop le cœur pour le tolérer confortablement.

« Qu’est-ce que tu veux ? »

Sa voix était plus froide et détachée qu’à l’accoutumée, son regard moins engageant, et malgré l’apparente nonchalance de sa figure, c’était un vrai combat interne qui se déroulait sous le marbre de son visage alors qu’elle s’efforçait de ne pas céder à ses vieilles habitudes, refouler ses frustrations et ses reproches d’un revers de la main et se fendre d’un air plus tendre pour rassurer Ava.
C’était un peu plus facile, maintenant qu’elle avait pris le coup de main avec Leonard, quelques semaines plus tôt.
Mais ça n’empêchait pas ses tripes de se tordre de culpabilité et,
elle devait l’avouer,
d’un peu de colère.

Elle avait écouté Ava excuser son absence d’un revers de main et enchaîner aussitôt en lui proposant une sortie comme elles avaient l’habitude d’en faire, rien que toutes les deux, comme si de rien n’était, que rien n’avait changé
et Saada se crispa davantage.

Parce qu’elle avait réalisé elle, que les choses avaient changé ; ou plutôt, qu’elle avait ouvert les yeux sur des sentiments refoulés que son esprit avait jusque là dissimulé et que dans le même élan qui l’avait poussée à prendre de la distance et rompre avec Leonard parce que son comportement la dérangeait, elle avait décidé d’en faire de même avec Ava-Marsaidh.
Ce n’était pas que les choses avaient changés ; c’était que Saada voulait qu’elles changent.
L’adolescente avait décidé d’arrêter de se laisser étouffer par le monde qui l’entourait et par sa propre absence de confiance en elle. Depuis toujours elle s’était conformée à l’idée qu’elle ne serait qu’un second rôle de sa propre existence, qu’il y aurait toujours quelqu’un pour qui se dévouer avant elle-même. Ça avait quelque chose de rassurant, dans un sens, de ne jamais prendre le risque de se trouver sur le devant de la scène, mais les quelques mois passés aux côtés de Leonard avaient eu l’effet d’un déclic retentissant ; à la fois terrible et excitant.
C’était éreintant, que de se refouler soi-même constamment pour plaire.
De tout ça, elle n’en voulait plus. Et tant pis si pour s’affirmer, elle devait se confronter à ceux qu’elle aimait le plus en ne pouvant qu’espérer qu’ils aient l’esprit et le cœur assez ouverts pour comprendre qu’elle n’était plus tout à fait la même.
Mais jusqu’ici, Ava s’était montrée aussi réceptive qu’une porte fermée à chaque tentative plus ou moins subtile de sa part de lui faire voir cette nouvelle Saada qui ne demandait qu’un peu plus d’espace pour muer son ancienne peau et s’épanouir.

« Non, désolée, je… commença-t-elle à répondre alors qu’elle cherchait une nouvelle excuse pour se défiler aux propositions de sa meilleure amie. »

Elle ne pouvait plus continuer comme ça ; c’était trop dur de naviguer entre le stress que ses mensonges et l’insistance d’Ava lui provoquaient, ajoutés à la culpabilité qu’elle ressentait chaque fois qu’elle prenait activement la décision de l’ignorer quand elle ne comprenait même pas pourquoi elle lui réservait un tel traitement. Peut-être était-ce là encore des restes de mauvaises habitudes bien accrochées, que de vouloir ainsi la ménager en évitant de la confronter ouvertement, sans laisser place à la moindre sortie de secours confortable pour Ava. Peut-être était-ce alors la preuve de sa propre lâcheté, que de ne pas réussir à se résoudre à risquer le conflit avec celle qui était sa meilleure amie depuis si longtemps.
Quoiqu’il en soit –couardise ou mauvaises habitudes– elle devait bien se faire violence un jour pour y remédier.
Alors Saada soupira, ne termina pas sa phrase et posa sur son amie un regard distant, mais déterminé.

« Est-ce que tu as seulement réfléchit à ce que je t’ai dis l’autre jour ? »

Ava, j’ai besoin de te parler –ça lui collait encore au palais comme un arrière goût amer– je me sens étouffer et je fatigue de devoir mendier mon air ; s’il te plaît écoute-moi.

« Si c’est non alors je ne viendrai pas, désolée. »

Saada avait le regard sûr, mais le bout des doigts qui tremblaient et le cœur au bord de la chute.

« Saada. J'y ai repensé… »

Voilà, l’heure était enfin venue de parler cartes sur table et l’adolescente attendait que le tonnerre d’Ava ne lui tombe dessus, le souffle au bord des lèvres.

« Mais je ne comprends pas, Saada. »

Elle fit l’effort de taire son alice pour ne pas se laisser influencer par les émotions de son amie, et pour ne pas dissimuler les siennes derrières ; Saada faisait autant face à Ava-Marsaidh qu’à ses propres travers, et la demande en concentration pour ne pas s’effriter sous la pression qui tendait son corps était terrible.
Avec Leonard, Saada n’avait mis fin qu’à six mois de relation ; avec Ava, c’était des années d’amitiés qui se trouvaient sur la sellette.

« Je suis une si mauvaise personne que ça, que même ma meilleure amie ne veut plus de moi ? »

Saada cligna des yeux, interdite l’espace de quelques secondes ; avait-elle bien entendu ?
Était-ce une vaste blague ?

C’était cette fois l’indignation qui la brûlait à même les veines et faisait bouillonner son sang ; l’indignation d’être forcée de réaliser que sa meilleure amie ne l’écoutait pas quand elle avait des choses importantes à lui dire. L’indignation d’être mise dans la situation où c’était encore elle qui devait rassurer l’autre au détriment de ses propres douleurs qui restaient étouffées pas le silence assourdissant d’oreilles qui n’entendent pas.
Elle aurait préféré des cris, de la colère, quelque chose de brut et honnête ; pas de fausses lamentations vides de sens et qui ne menaient à rien.
C’est comme ça qu’on se remet en question chez toi, Ava ?

« Tu te fous de ma gueule là ? »

Saada ne jurait jamais ; dès le plus jeune âge on avait attendu d’elle un langage irréprochable et c’était resté ancré au fil des années. C’était dire à quel point elle enrageait.

« Tu sais très bien que ce n’est pas ce que je pense, pourquoi tu fais ça ? »

Pourquoi tu fais toujours ça ?
Elle se pinça les lèvres, une cinglante lui brûlant de lui échapper mais qui la peinait d’avance de formuler à haute voix.

« Tu réagis pas mieux que lui… »

Avait-elle le don de ne s’enticher que de personnes pareilles ou était-elle au final le seul véritable problème dans sa vie ? Saada était fatiguée de se poser la question sans jamais trouver de réponse qui ne sonne pas faux.

« Si ça t’amuses de t’autoflageller dans le vide ce sera sans moi, Ava. »

À la chaleur brûlante de l’indignation s’était substitué un blizzard polaire dont le froid n’avait de cesse de s’intensifier plus Ava-Marsaidh parlait ; à bas les lamentations creuses, enfin s’énervait-elle mais sans jamais regarder Saada dans ses nouveaux yeux pleins de rage contenue.
T’es sérieuse, Saada ? Oui, elle l’était, peut-être même n’avait-elle jamais été aussi sérieuse qu’en cet instant précis de toute sa vie, les remarques désobligeantes qui commençaient à tomber l’ébranlèrent car elle se sentit de nouveau bousculée alors qu’elle tentait de se relever seule.
La mention de son frère fut évoquée et Saada plissa les yeux, écœurée.

« Laisse Sohan en dehors de ça. »

C’était sec, claquant comme la bise du Nord en plein visage –on ne s’attaque pas aux siens Ava, et toi la première devrait le savoir. Elle en avait des choses à dire à son frère aussi, qu’on se le dise, mais elle n’acceptait pas qu’on l’accuse de tords qu’il n’avait pas commis, et à part qu’il l’étouffait un peu trop de ses bras de grand frère un peu trop protecteur qui ne voulait pas la voir grandir, elle n’avait rien à lui reprocher.
Ces idées qu’elle avait en tête n’avaient d’origines que dans sa propre histoire ; si Ava-Marsaidh voulait un coupable, elle en trouverait un en chaque personne qui avait un jour croisé la vie de Saada et forgé ce qu’elle était de leur présence, qu’elle fusse brève ou non.

« Sérieux, c'est quoi qui ne tourne pas rond…
— Chez moi ? Elle eu un rictus nerveux. Assume tes mots, Ava. »

Elle songea –avec beaucoup de cynisme amer et partial– que c’était typique de son amie que de ne pas aller jusqu’au bout de sa phrase alors qu’elle la dénigrait ; comme si, parce que le point final n’était jamais arrivé, la faute n’existait pas alors que le mal était quand même fait.
Elle ferma les paupières, et inspira un grand coup comme pour se donner du courage alors que ses ongles s’enfonçaient de frustration dans la peau de son poing serré.
Assume, venait-elle de lui dire ; alors elle n’avait plus d’autre choix que de tout assumer elle aussi.

« Oui –sans équivoque. J’avais besoin de mettre de l’ordre dans ma tête et pour ça j’avais besoin d’être seule alors je t’ai ignorée. »

J’en ai eu marre d’avoir l’impression
que les efforts n’allaient que dans un sens.
Son souffle trembla un peu au bord de ses lèvres.

« J’espérais aussi que tu te poses enfin les bonnes questions si je ne répondais pas. »

Elle avait même prié pour, certains soirs, mais peut-être que Saada priait mal, où qu’on jugeait là-haut que c’était une de ces épreuves qu’elle devait affronter seule.
Elle réajusta son sac sur son épaule, prête à partir ; elle n’avait plus rien à lui dire tant qu’elle n’aurait pas la preuve qu’elle ne s’adressera pas cette fois à des yeux clos et des oreilles bouchées. Il n'y avait dans ses yeux plus rien qu'une déception glacée.

« Visiblement je me suis trompée. »

Il y avait comme un goût de sable sur le palais de Saada ; fade et désagréable. C’était là tout ce qui lui inspira les mots d’Ava-Marsaidh quand elle s’engouffra dans l’allée des souvenirs comme une dernière tentative pour l’adoucir et l’amadouer ; pourtant la mémoire de la plus jeune des deux fonctionnait toujours aussi bien, elle savait pertinemment la joie et l’insouciance qui avaient teinté ces souvenirs là de jolies couleurs pastel.
Mais Saada découvrait que bien peu de choses étaient immuables, et devant l’obstination d’Ava à ne pas vouloir comprendre –voulait-elle seulement l’entendre, même ?– les couleurs se délavaient doucement et ne lui inspiraient plus la joie légère d’autrefois.
Ma belle Ava, refaire le monde autour d’un thé ne suffit pas.
Si elles étaient si proches, pourquoi ne l’entendait-elle pas ?

Saada garda le silence, les lèvres pincées, et s’efforçant de filtrer les émotions tumultueuses de son amie qui se répandaient en elle à leur tour. Elle ressentait tout : la confusion, l’indignation presque, de sentir victime injuste d’une colère inexplicable et la douleur en arrière-plan que le dilemme induisait. Elle ressentait tout et il lui fallut bien des efforts pour ne pas se sentir trop coupable d’infliger de tels tourments à sa meilleure amie. Comme un mantra contre ses propres failles, Saada se le répétait sans cesse dans la tête –il fallait crever l’abcès, il fallait qu’on en parle.
Elle avait parlé ; ça n’était pas de son ressort si c’était à un mur de déni qu’elle s’était confrontée.

« Tu sais quoi... Oublie. C'était sûrement pas si important. »

Et malgré tout ça, l’air s’en alla mourir un peu au bout des lèvres de Saada.
C’était pas si important ; on dirait que tu t’en indignes Ava, mais tu abandonne si vite que tu te donnerais presque raison toute seule.
Le temps d’une seconde, Saada ne trouva rien à répliquer, alors que dans ses yeux une humidité nouvelle vint refléter la lumière du jour qui passait à travers la fenêtre. Mais bien vite, le choc fit place à la colère –la sienne, à elle– et l’adolescente cilla, chassant de ses cils une larme unique qui roula sur sa joue tandis qu’elle s’efforça d’avaler le nœud dans sa gorge –en plus de l’espoir qu’elle avait nourri concernant son amie.
Son amie.
Son amie ?

« C’est toi qui l’a dit Ava, fit-elle d’une voix un peu tremblante. Pas moi. »

Tu ne mettras pas dans ma bouche des mots que je ne pense pas.
Après un dernier regard blessé, Saada tourna les talons –sans une parole de plus car elle craignait trop de fondre en larmes si elle s’y risquait.

C’était sûrement pas si important.
Souviens-en toi le jour où tu te mordras les doigts.