Petit TW:

Les yeux ouverts.
Dans un sursaut, encore.
Cette gueule imprimé sur mes paupières.
Ce n'est certainement pas ce soir que je dormirais...

Je m'assois sur le bord de ce lit que je n'apprécie pas, trop semblable à celui de mon enfance. Je transpire alors que des frissons de terreur et de dégoût parcourent ma colonne vertébrale. Fermer les yeux n'est pas bien ce soir, je ne veux pas avoir à affronter ce visage tant détesté. Je veux juste qu'il me laisse tranquille. Meurs, encore, pour de vrai.

Par réflexe, j'attrape mon téléphone. La date, l'heure... C'est sûrement pour ça que je ne peux pas affronter le sommeil cette nuit. 14 février, 3h du matin.

C'était son jour préféré. Celui qu'il n'oubliait jamais. L'occasion de m'offrir ses cadeaux, en rentrant du bar. Le temps de tout fermer, de tout ranger, il était là à cette heure, 3h du matin. Il a toujours été le premier à me le souhaiter. Toquant doucement à ma porte pour ne pas réveiller l'autre débile dans la chambre d'à coté. Comme si elle en avait quelque chose à foutre de toutes façons. Comme si elle allait faire irruption et me sauver de ces faveurs dont je ne voulais pas.

J'hésite à me lever. Un regard sur mes bras, visibles grâce à mes manches courtes, mes cuisses, dénudées elles aussi. Ces marques si fraîches, si frustrantes. Je ne peux m'empêcher de les multiplier. Compulsivement. Je répète ces gestes qui devraient déclencher une souffrance. Mais rien, je ne sens rien. Et toutes les caresses de ce type ne pourront rien y changer.

Je m'habille, me couvre, cette pièce m'étouffe, je ne veux pas rester là. Prendre un peu d'air, essayer de chasser mes pensées infernales, voilà ce qu'il faut que je fasse.
La porte se ferme, derrière moi. Je marche lentement, savourant chaque pas qui m'éloigne de mes souvenirs. Sortant des dortoirs je ne sais pas vraiment vers où me diriger. J'imagine que je peux juste m'assoir sur ces marches, c'est pas comme si j'allais gêner le passage.

Le regard dans le vide.
Le souffle laborieux.
Mes doigts effleurent mes cicatrices, vestige d'une sensation dont j'ai été privée.

5 ans que je suis partie, 5 ans qu'il est parti. Parfois, je me demande si les esprits existent, si il me suit, me hante. Est-ce qu'il aurait le pouvoir de m'infliger ces retours dans mon passé ? Son souvenir me parait tellement réel, tellement vivant.
Combien de temps faut-il pour qu'il se casse ?
2020, j'ai 19 ans.

Bon anniversaire Sam.

Une silhouette s'approche.
S'il te plait, casse toi, je suis vraiment pas d'humeur à supporter quelqu'un maintenant. Laisse moi juste être seule.Je ne veux pas montrer ces moments de faiblesse, je ne veux pas que quelqu'un me voit comme ça.

Mais alors qu'il arrive maintenant à mon niveau, je reconnais le petit de cette nuit. Celle où nous avions été sorti de force de l'Académie, celle où des militaires nous avaient menacés, celle qui avait changé pas mal de choses ici.
Je n'ai pas son nom. Ce n'est pas vraiment le genre de choses que je retiens, pour personne. Puis à quoi ça sert de toutes façons ? C'est pas comme si on avait prévu de se revoir un jour. J'imagine que lui non plus, n'a pas pris la peine de retenir mon identité. Est-ce qu'il me reconnait seulement ?

Plus la peine d'espérer un demi-tour, il a l'air bien décidé à s'approcher de moi. Dans un réflexe, je recouvre mon bras dénudé de ma manche, pas la peine qu'il s'attarde sur ce genre de détail. Il a l'air fatigué, il ne doit pas avoir réussi à s'endormir lui non plus. Qu'est-ce que tu fais dehors à cette heure petit ?

- Salut.

C'est tout, il ne rajoute rien. Pas de question, pas de remarque stupide. Il n'a pas l'air de vouloir me faire chier. Il n'a par l'air de vouloir me déranger. Je lève les yeux vers lui suite à cette petite voix brisant le silence. Mais je n'arrive pas à y répondre, pas tout de suite, un pincement de lèvre pour toute réponse, je me retiens de l'envoyer chier. Pourtant je sens que cet ado qui se tient devant moi est bon. C'était l'un des seuls à s'être inquiété pour moi cette nuit là, l'un des seuls à m'avoir demandé comment j'allais depuis bien longtemps. Peut-être que c'était ça qui m'avait amené à vouloir le protéger dans cette panique nocturne, ne pas le laisser derrière, ne pas fuir seule, sans me soucier de ceux qui m'entouraient.
Alors je soupire, un goût de sang dans la bouche. J'ai dû mordre trop fort, sans m'en rendre compte. Je ne laisse rien paraître. Je ne veux pas de sa pitié. Il y a quelque chose que j'aime bien chez lui, il a l'air calme, pas aussi stupide que les autres gamins de son âge. Peut-être que je peux tolérer sa compagnie cette nuit.

- Tu devrais être en train de dormir petit.

Le ton n'est pas condescendent, je ne sais juste pas comment l'appeler. C'est ma pauvre tentative de ne pas le faire fuir. Comme une manière détournée de lui demander de rester un peu.
Peut-être qu'il peut me changer les idées ce soir ?
Peut-être que je devrais arrêter d'être si froide, si fermée à tous ceux qui essayent d'entrer en contact avec moi.

- Toi aussi, tu devrais dormir.

Un petit sourire se forme sur mes lèvres. Si tu savais petit, comme je préfèrerais m'évader dans un autre univers, loin de la réalité, des cauchemars et des souvenirs. Si tu savais petit, comme l'idée d'une nuit calme et sans heurts me fait bien plus envie que de beaucoup de choses futiles.
Après une seconde d'observation, il vient s'asseoir à son tour sur les marches, ni trop loin, ni trop près. Décidément, il sait comment se faire accepter. Très bien, nous passerons donc ce moment ensemble. Une décision silencieuse, un commun accord sans se concerter. Cela me va.

Et tandis qu'aucun de nous deux n'y arrive, une réunion se fait, sur les marches de cet établissement. Improbable, imprévue, improvisée. Un moment de silence se dessine alors. Une manière pour moi de digérer, d'accepter sa présence dans mon espace de souffrance. L'occasion de lui faire une place au travers de mes souvenirs bien trop bordéliques pour être rangés ou oubliés. Mais ce n'est une tâche si difficile finalement. Cette compagnie douce et discrète s'entremêle bien dans mes pensées, presque assez pour m’intéresser à lui, à ce qui l'amène à être mon compagnon de fortune pour quelques heures.
Presque.

Qu'est-ce qu'il veut ? Qu'est-ce qu'il attend ? Dois-je parler ? Dois-je lui poser des questions ? Trop de chaines me retiennent. Trop puissantes pour me permettre d'avoir un comportement normal aux cotés d'autres êtres humains. Ah petit, si tu savais mes peines, si je pouvais t'en faire part sans peurs, sans risques que tout cela ne remonte encore, comme depuis ce début de nuit.
Mais non. Pas moi, pas ce soir.

Alors c'est de toi que je choisis de parler. Si, au moins, cela a le loisir de me changer les idées, c'est déjà pas mal. Alors, pourquoi t'es là ?

- Qu'est-ce qui t'amène si loin de ton dortoir... ?

Je me rends compte que je ne sais pas comment finir cette phrase. Un autre "petit" ne serait peut-être pas bien placé. Alors je soupire. Moi qui restais fixe, à regarder le sol des marches devant moi, je daigne me retourner légèrement pour capter un peu plus sa présence.

- Désolée petit, j'ai pas retenu ton nom.

Comme ça il peut choisir. Soit je continue à t'appeler "petit", soit tu me donnes ton nom. C'est pas comme si ça allait me changer la vie après tout.
Je retrouve alors ma posture normale, les coudes sur les genoux, jambes écartés, regardant l'escalier descendant devant moi.
Drôle de dialogue n'est-ce pas ?

Léo.
C'est court, c'est simple, ça lui va bien. Trois lettres, comme moi. Est-ce que c'est un diminutif ? Qu'est-ce que ça change.

Il arrive pas à dormir. Il sait pas ce qu'il fout là. Bien, comme ça on est deux.
T'as pas l'air d'aimer parler non plus, mais ça déborde Léo. De là où je suis, j'arrive à le sentir, ton mal être, ton envie de t'échapper. Alors c'est quoi ? Tes cauchemars ? Tes souvenirs ? J'imagine mal que la cause de cette escapade soit une simple peine de cœur, comme la plupart des garçons de ton âge.
J'arrive à le voir, à le sentir, c'en est presque palpable. Peut-être que c'est une habilité qu'on chope quand il nous arrive de la merde.

Je lève la tête, plongeant mes yeux dans la nuit noire. Il fait frais, presque froid. J'aurais sans doute dû enfiler quelque chose de plus. Mais bon, c'est pas comme si j'étais du genre à grelotter pour un rien. Tout est mieux que cette chambre, ce plafond que je ne peux que fixer lors de ces nuits interminables.
Sans aucun doute, le noir de la nuit est bien plus réconfortant.

- Ouai, je connais ça...

Je parle sans m'en rendre compte, dans un soupir que je contrôle à peine. J'ai pas vraiment envie de fuir, pas vraiment envie de cacher non plus. Ce soir je ne suis pas juste énervée. J'aimerais tellement que tout cela s'arrête.
Ne plus y penser, ne plus le voir, me libérer de ce fardeau que je ne supporte plus. De ces années qui ne font rien d'autre que me hanter. Je veux arrêter de réfléchir, de ressasser, d'être constamment en colère.

J'ai juste besoin de retrouver celui qui égayait ma vie. Celui qui voulait prendre soin de moi, celui qui savait toujours quoi dire pour me redonner le sourire, depuis que j'étais petite. Il ne posait jamais de questions sur le pourquoi. Peut-être qu'il aurait dû. Peut-être qu'il aurait pu m'emmener loin avec lui. Les choses se seraient certainement passées autrement.
Peut-être qu'on aurait pu éviter le désastre que je suis devenue.

Mais je ne pouvais pas l'entraîner dans ma chute. J'avais commis une chose irréparable pour la société et me récupérer aurait été pour lui une source de problèmes plus qu'autre chose. Il n'aurait d'ailleurs certainement jamais voulu de moi. Trop de choses à assumer, trop d'emmerdes en perspective. Il se serait sans doute rendu compte de ce que j'étais en train de devenir et aurait arrêté de me porter un quelconque intérêt. J'ai sans doute bien fait. Disparaître avant qu'il n'ait le temps de me rejeter.

Je sens ma respiration qui s’accélère un peu. Mon regard qui se perd dans ces pensées houleuses.
Non, pas maintenant.
Ces foutues angoisses, ces foutues crises? J'arrive à les calmer quand je suis seule, parce que mon remède n'est pas acceptable en société parait-il. Alors dehors, avec le gamin près de moi.
Je peux pas me permettre de me laisser emporter.

Alors je ferme mes yeux humides, je serre mon poing sur ma poitrine. En me concentrant sur ma respiration, j'essaye de faire le vide. Ne plus réfléchir, ne plus penser, tenter de couper court à cette putain de connerie tant que ce n'est que le début.

Peut-être est-il trop pris dans ses pensées pour repérer quoi que ce soit.

Respire...
Respire.

Calme ces inspirations, trop urgentes, trop paniquées.
Arrête de réfléchir, arrête de repenser à tout ce que tu hais, tout ce qui aurait pu arriver si tu n'avais pas fui. Cela n'aide pas, ça ne sert à rien. Donc arrête d'être faible, arrête de te laisser emporter par ces émotions qui ne peuvent que finir par te faire du mal, te hanter, comme d'habitude.
Et puis il y a ce gamin que tu connais à peine, à qui tu ne peux pas montrer ta faiblesse, devant qui tu ne peux pas paraître autant vulnérable, autant stupide.

Non, j'ai pas besoin du jugement de quelqu'un que je connais à peine. Alors je prends sur moi, comme d'habitude. Il ne semble pas avoir remarqué ce moment d'égarement de ma part. Aucun de nous ne devrait être ici, nous ne devrions même pas nous parler. Après tout, qu'est-ce qui nous rapproche tous les deux ? Une nuit de merde ? Quelques gestes, certainement provoqués par une simple gentillesse, une simple politesse ?
Et puis pourquoi il est là finalement ? Qu'est-ce qui le pousse à rester si près de moi alors qu'il me connait pas. Je vois pas comment il pourrait en avoir quelque chose à foutre de ma gueule.

- Mais on va se relever.

- Comme toujours.

Je parle presque sans m'en rendre compte, comme si mes mots, pressés de trouver une oreille compréhensive, se foutaient de toutes les retenues que j'aurais voulu avoir. Ces paroles qui veulent être entendue par Léo, lui faire comprendre que oui, cela arrive souvent, oui, je me relève, parce que je ne sais faire que ça. Parce que rester à terre, se laisser envahir par tout ça, c'est être trop faible pour survivre dans ce monde de chiens.
Parce que oui, c'est un monde de merde, où tout le monde ne pense qu'à soi, qu'à son profit, qu'à son plaisir.
Mais du coup, toi, petit, quel est ton profit à rester ainsi ici ?

Trouver des infos sur le tyran de base, des sujets qui le rendraient faible ? Histoire de pouvoir s'en servir plus tard ? Vu ton âge, tu dois avoir des amis qui ne m'apprécie pas. T'es ptet même dans la classe de plusieurs d'entre eux que je méprise, de certains à qui j'ai pu m'en prendre. Est-ce que c'est vraiment un hasard que tu sois là ce soir ?

Cessant de lui tourner le dos, limite prête à lui faire cracher le morceau, je m'adosse contre la barrière des escaliers, toujours assise, au moins je l'ai en visuel. C'est sans doute ce qui me fait changer d'avis. Je sais d'expérience qu'il ne faut pas être naïve et se fier aux autres comme ça. Mais il dégage quelque chose, je l'imagine pas être malveillant ou vouloir faire du mal aux autres.
Putain, tu es tellement loin de moi.

- Pourquoi tu restes là avec moi si tu devrais vraiment être ailleurs ?

Juste pourquoi ?

Il soutient ce regard que je ne sais maîtriser.
Pour dire vrai, je ne maîtrise rien ce soir. Et surtout pas ces réflexes à la con, me braquer, rejeter les autres. Mais il les a provoqués par sa simple présence. Mauvais endroit, mauvais moment, si il cherchait juste à oublier ses cauchemars en compagnie de quelqu'un de sympa, c'est raté. Il est rentré trop loin dans mes pensées, dans ce moment où la solitude reste encore le seul moyen pour moi de ne blesser ou de n’agresser personne.
Ouai, c'est sans doute le mieux pour tout le monde.

Il semble l'avoir compris. Il dit qu'il me dérange, qu'il devrait y aller.
Ouai, c'est ça, casse toi. C'est pas comme si c'était une première pour moi de toutes façons. J'ai pas besoin de ta fausse sollicitude, j'ai pas besoin que tu fasses semblant de te soucier de quoi que ce soit, j'ai pas besoin de toi.
Alors casse toi, laisse moi seule avec mes démons, avec mes souvenirs qui m'empêchent de fermer l’œil, avec ce sentiment de toujours tout faire foirer. T'as raison, c'est sans doute ce qu'il y a de plus intelligent à faire.

Je te donc regarde te lever silencieusement.
Ta décision est prise, inutile de rester plus longtemps à mes cotés. Immobile, je me contente d'attendre que ton regard amer se détourne, que tes paroles acides s'effacent, se perdent dans la nuit froide. Tu ne sais pas à quoi je pense, ça vaut sans doute mieux pour toi petit, tu tiendrais pas deux secondes dans ma tête.
Bien sûr que tu ne m'apporteras aucune réponse, rien, qu'est-ce que tu crois ? Qu'un gamin que j'ai croisé deux fois dans ma vie va pouvoir m'aider ? Trouver des solutions ? Me faire oublier ma vie, mes peines, mes rancœurs ? Si tu savais comme cela est vain, comme j'ai cette impression d'être foutue, que rien ne peux me sauver. Tu ne t'embêterais même pas à t'approcher si tu avais conscience de tout cela.

Je te regarde partir, sans te retourner, sans hésiter.
Et pourtant, sur ces escaliers froids, dans ma colère silencieuse, j'ai envie de te retenir, de te demander de rester, d'effacer les dernières minutes dans lesquelles j'ai eu le temps de tout gâcher. J'ai bien eu, pendant quelques secondes, l'impression que tu pourrais écouter, presque comprendre tout ce que j'ai en moi. Je sens cette partie de mon être hurler, comme si elle pouvait réussir à se faire entendre sans que je ne lui en donne l'autorisation. Mais non, rien ne sort, rien ne se passe, je me contente de rester là, immobile, alors que mon regard se dirige vers mes mains, mes bras. Je ne sais qu'en faire.

Ce soir, je ne dormirai pas, je continuerai sans doute à errer dans ces couloirs, réfléchissant, fuyant la frayeur de cette chambre que je ne peux habiter cette nuit. Jusqu'à ce que le jour se lève, jusqu'à ce que les autres s'éveillent, personne ne remarquera ma présence, tant mieux.

19 ans.
Rien ne change.