Le quotidien pouvait parfois être barbant. Pour une personne comme Louise qui avait vécu la majorité de sa vie écartée du caractère routinier de la vie, les quatre années qu’elle avait passé ici étaient particulièrement longues par moment. Et si elle ne haïssait pas l’académie, c’était aussi et surtout parce qu’elle y trouvait parfois de l’intérêt. Impossible de le nier, elle y avait fait des rencontres et petit à petit, elle découvrait le sens de son arrivée ici. Son alice n’était ni le plus dangereux ni le plus intéressant, mais sa simple existence l’avait condamnée à être enfermée dans les murs de l’académie pendant encore un temps.

Pragmatique, Louise y vit une opportunité de grandir différemment qu’avec sa famille. Elle ne pouvait dire avec certitude si cela était une bonne ou une mauvaise chose… mais à contrario de certains, elle ne voyait pas l’académie comme une prison. Et quand bien même celle-ci en donnait l’illusion, les élèves n’étaient pas condamnés à perpétuité. Il fallait donc prendre son mal en patience… ce qui n’a jamais été le point fort de Louise cela dit ; mais elle avait le mérite de faire un effort. La tête bien faite, la brune se débrouillait pour avoir de très bons résultats.

Elle ne se voyait pas plus intelligente, meilleure qu’un autre, mais en revanche, jamais elle ne s’écrasait, et cela devant qui que ce soit. Un trait de caractère qu’elle avait hérité de sa mère qui avait sauvagement cravaché pour obtenir le respect de ses pairs dans le monde de la cuisine. Louise elle, n’avait aucune véritable ambition, objectif ; certes il était encore tôt pour elle, mais elle ne savait pas encore quoi faire de sa vie, sans que cela ne la dérangeât plus que de raison.

Une journée de plus qui s’achevait. La brune avait du temps devant elle et se demandait comment en faire bon usage. Le visage fermé, les écouteurs vissés dans ses oreilles, elle avait l’impression d’avoir la tête vide. Elle n’avait rien envie de faire, ne voulait voir personne, elle voulait simplement être dans son monde et n’y inviter personne. Sauf que dans la vie, on n’a pas toujours ce qu’on veut.

Elle croisa le chemin d’une inconnue, qui décida de lui adresser la parole. Elle avait vu ses lèvres bouger, mais n’avait pas tout entendu. Alice et karma étaient les deux seuls mots qu’elle avait compris. Elle chercha pendant quelques secondes dans sa mémoire et se rendit compte qu’elle ne connaissait pas cette petite rouquine qui venait de lui parler. Et comme elle n’avait pas envie de se montrer désagréable, elle retira ses écouteurs de ses oreilles et répondit en composant avec le peu de ce qu’elle avait entendu de son interlocutrice :

─ Tu cherches quelqu’un avec un alice lié au karma ? Elle marqua une pause ; elle était soudainement agacée pour une raison étrange : c’est dingue, ici on ne connait pas ton nom, mais alors ton alice oui y’a aucun problème surenchérit-elle. Son anglais était impeccable, mais cet accent français… vraiment elle ne faisait aucun effort à ce sujet. Elle reprit : Louise Artemisia, c’est moi la meuf avec l’alice lié au karma oui. Mais je ne contrôle quasiment rien, donc je ne vais pas pouvoir t’aider, désolé.

Et elle n’en avait pas envie de surcroit. Mais une question lui brulait tout de même les lèvres :

─ On s’est déjà croisé ? Ta frimousse me dit quelque chose.

Comme un petit air de déjà-vu.

Peut-être y était-elle allée un peu fort ? Lorsque la brune vit son interlocutrice se confondre d’excuses, elle réalisa qu’elle avait vraisemblablement été un peu sèche. Louise ne mâchait pas ses mots, être mordante était devenue une habitude, de même que ses propos directs pouvaient être déroutants pour ceux qui ne la côtoyaient pas. Consciente de l’erreur qui était la sienne, la détentrice de l’alice au karma calma le jeu dans la foulée :

─ Eh, ne soit pas désolé, c’est moi qui suis un peu de mauvais poil, je n’aurais pas dû être aussi sèche.

La petite frimousse rouquine dévoila alors son nom, confirmant à la brune qu’elle n’avait jamais entendu parler d’elle. June Amber. Louise fixa le facies de la petite demoiselle pendant quelques secondes, détaillant les traits de son visage, essayant de mémoriser un maximum de détails, comme elle aimait si bien le faire. Elle prenait même un malin plaisir à ne pas la lâcher du regard, la dévisageant longuement. Car il n’y avait pas qu’en parlant qu’elle pouvait provoquer des malaises, parfois même un regard insistant faisait l’affaire. Toujours joueuse la brunette, même lorsqu’elle était éreintée de sa journée ou qu’elle semblait de mauvaise humeur.

Louise ébouriffa la chevelure rousse de cette petite frimousse embarrassée par l’attitude de notre facétieuse demoiselle Artemisia, avant de soudainement ressentir un picotement au bout des doigts. Oups… un jour faudra vraiment que je maîtrise un tant sois peu ce don de mes deux… cette sensation, elle la connaissait par cœur. Louise venait de déclencher son alice à son insu. Encore. À croire qu’elle ne pouvait même plus effleurer les gens maintenant.

─ Enchantée June Amber de la classe C. Maintenant que tu sais que je suis la détentrice de l’alice au karma… tu dois aussi avoir des questions qui te brûlent les lèvres hein ? J’ai un peu de temps devant moi, je veux bien en perdre un petit peu avec toi, si tu es sage.

Et accessoirement pour savoir ce qui allait arriver à la petite, désormais touchée par l’alice de la brune. Bon ou mauvais karma… seul l’avenir nous le dira. Louise n’en savait rien, mais curieuse, elle était prête à le découvrir.
Ne serait-ce que pour casser la morosité de cette journée sans saveur.

Louise n’aimait pas son alice. C’était aussi simple que ça. Pire encore, elle ne le comprenait pas. Pour une personne aussi spontanée qu’elle, le fait d’imposer une contrepartie qui ne se voyait que dans le futur, c’était une torture. Louise aimait être directe, elle ne perdait pas son temps, elle ne faisait pas de plans pour l’avenir, se contentait de prendre chaque jour comme il était et d’essayer de profiter du moindre instant de sa vie. Elle avait déjà bien pris conscience du caractère éphémère de la vie humaine et avait décidé de s’amuser autant qu’elle le pouvait.

Toujours légère, toujours insouciante, elle n’était pas près de changer ; pour rien au monde elle ne le voudrait. À l’instant même où June commença à la questionner sur son alice, Louise, comme à son habitude, fut spontanée dans ses réponses :

─ Je ne sais pas l’utiliser. Presque pas. Peu importe la personne qu’elle avait en face d’elle, la brune était toujours directe, toujours honnête, même si elle devait se taper la honte, elle s’en tapait le coquillard. Ma maitrise est purement aléatoire pour tout te dire. Je sais à peu près comment l’activer, mais je galère pour le reste. Mon alice impose une contrepartie et son poids, rien de plus, rien de moins. La partie de la contrepartie ça va encore, mais le poids… putain c’est chaud de ouf. J’suis désolé tu t’attendais peut-être à une leçon, tu risques d’être déçue June.

Elle imposait la contrepartie, mais n’avait aucun contrôle sur elle. Jamais elle ne savait ce qui allait se passer. Elle savait simplement deux choses : lorsque son alice s’était déclenché et lorsque la contrepartie avait été « respectée ». Mais elle ne savait pas quoi, comment, où, toutes ces questions elle ne pouvait pas y répondre. Elle détestait purement et simplement cela : ne pas savoir, être dans l’ignorance ; putain de torture.
Putain d’alice.

─ Je le déteste murmura-t-elle, d’une voix presque inaudible.

Elle avait beau être en paix avec elle-même. Elle et son alice… c’était une autre histoire. Pourtant, qu’elle le voulût ou non, il faisait partie d’elle. Et un jour, il faudra se pencher sérieusement sur la question. Louise redoutait ce jour.
Elle le redoutait tellement.
Putain d’alice.

─ D’autres questions ?

Sait-on jamais.

Ce qu’elle pensait de son alice ? Tellement de choses. Au-delà de ne pas le comprendre, elle ne l’aimait pas. Il était la raison pour laquelle elle était ici, la raison pour laquelle elle avait été séparée de ses parents. Louise, à contrario de beaucoup d’autres élèves, n’en voulait pas à l’académie même si ses restrictions étaient gênantes. Non, la racine du problème était sa disparité à elle. Son don, sa malédiction.

Louise aimait vivre dans l’instantané. Elle aimait profiter de l’instant sans se soucier du lendemain. Son alice allait à l’encontre de cela. Il l’obligeait à faire attention, à être prévenante, à se soucier de son prochain plutôt que d’elle-même. Pour une personne avec des élans égoïste, c’était compliqué. Bien entendu, le problème se règlerait plus facilement si elle avait un tant sois peu la maitrise de ce don… mais la bordelaise était incorrigible, elle ne faisait que très peu d’efforts.

Et là ou d’autres élèves chercheraient à contrôler cette capacité unique qui leur est propre, Louise elle, préférait ne pas y penser. Si elle avait pu s’en débarrasser, elle l’aurait probablement déjà fait. Au final, s’il y avait une réponse à apporter à June, elle était ainsi :

─ Je pense que sans mon alice je serais plus heureuse. Sans mon alice, je pourrais réellement faire ce que je veux. C’est probablement la seule partie de moi que… petite hésitation, pour finalement l’avouer de vive voix : que je n’aime pas.

Et cela lui coutait de le dire.
Mais comme à son habitude, Louise gardait sa franchise.
Elle avait plein de défauts.
Mais pas celui-ci.

─ Et toi alors ? Est-ce que tu l’aimes le tien ? Parlons un peu de toi, June. Changeons un peu de sujet. Je ne suis pas si intéressante que ça, tu sais…

Modestie quand tu nous tiens.

Il y avait de tout ici. Dans l’académie, il y avait de tout. Il y avait ceux qui la haïssaient, ceux qui prenaient leur mal en patience, ceux qui se rebellaient, ceux qui s’en fichaient. Louise elle, n’en voulait pas à l’endroit, mais à elle-même. Elle aurait pu se taire, elle aurait pu garder le secret ; peut-être que cela aurait changé quelque chose. Peut-être pas. La bordelaise n’était pas du genre à ressasser le passé. Elle allait de l’avant. Parce qu’au final… le monde avançait, sans elle ou pas, ça ne faisait aucune différence. Alors elle allait à son propre rythme.

Gâcher sa vie à faire des plans pour l’avenir ou se laisser torturer par les maux révolus… très peu pour elle. Louise vivait dans le moment présent. Elle chérissait ces moments, par-dessus tout. Ne pas savoir ce qui allait se passer, vivre dans la spontanéité, c’était le pied ! Et peu importe si elle se faisait emporter par la tempête de ses émotions, elle s’en fichait pas mal.

Mais malgré tout… elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. L’idée de sa vie sans alice… lui trottait dans la tête depuis son arrivée à l’académie. Et un jour, si l’occasion se présentait, serait-elle prête à l’abandonner dans hésiter ? À cet instant précis, oui sans doute. Mais que dire de l’avenir ? Elle le verra bien assez tôt.

Pour le moment, elle était focalisée sur l’instant. Sur la confession de June, qui elle aussi, avouait sans aucun mal qu’elle aurait préféré être une personne « normale ». Louise avait d’ailleurs remarqué quelque chose chez elle… quelque chose qui la chagrinait un peu.

Elle avait besoin d’un petit coup de pouce.
Et la brune s’en donna à cœur joie pour lui donner.

Les deux mains posées sur les joues de la rouquine, ses saphirs la toisèrent pendant quelques instants. Les index posés sur l’épiderme légèrement rosé de la petite, Louise appliqua une pression, obligeant ainsi la demoiselle à lui montrer enfin ce qu’elle n’avait pas encore vu chez elle : un sourire.

─ T’as une tête à faire peur June. Voir une petite bouille comme la tienne tirer la gueule, ça m’embête. Peu importe nos failles, nos peurs ou que sais-je encore ; il faut toujours avoir le sourire aux lèvres. Ma famille me manque aussi tu sais, mais je souris quand même. Notre temps ici sera un jour révolu, il faut juste être un peu patientes ! Un sourire sincère aux lèvres, la brune démontrait une nouvelle fois la force de caractère qui était la sienne.

Elle avait l’intention de profiter de la vie.
Et personne ne l’empêchera de le faire.
En tout cas, elle en était convaincue.

Sans mentir, la question l’avait un peu prise de court. Si bien qu’elle ne put s’empêcher de pouffer de rire. D’aucune façon elle ne voulait se moquer, mais clairement, elle ne s’attendait pas à cela. Et derrière cette question maladroite se cachait en vérité quelque chose de bien plus profond qu’elle ne l’imaginait de prime à bord. Cette interrogation était parfaitement légitime. Qu’était-ce le sourire si ce n’était les traits d’un visage qui s’étirait soudainement ? Quel pouvait être l’élément déclencheur ? Quelle pouvait en être la raison ?

C’était ça la réponse à sa question ? Il fallait trouver une raison. Louise elle, ne souriait jamais par hasard. Bien au contraire, il y avait toujours quelque chose derrière. Une pensée mutine qui l’amusait, une réplique drôle d’un humoriste qu’elle avait soudainement en tête, une personne en particulier vers laquelle ses rêveries l’emmenaient ; il avait tellement de prétextes. Tellement qu’elle ne pouvait en faire la liste. Mais c’était ça le « truc ». Louise, avait ses raisons, lui étaient propres, l’appartenaient ; elle, et elle seule.

Et ces raisons… n’étaient pas les mêmes selon les gens. Il n’y avait pas de réponse parfaite à la question de June, et bien que cela dérangeait la brune, elle dut se résoudre à rester évasive :

─ Tu me prends par surprise ma chère, je ne sais pas si je peux répondre à cette question. En ce qui me concerne, j’ai toujours mes raisons ! Quand je pense à quelqu’un que j’aime, quand je pense à une blague à faire, si je devais tout énumérer, on y serait encore demain ! Au final, c’est un truc entre toi et toi-même. Tu dois trouver tes propres raisons ! En ce qui me concerne, je profite des petits plaisirs de la vie. Je suis plutôt simple comme nana.

Et sincère.
Même si pour une fois, sa dernière déclaration ressemblait à un mensonge.
Non, elle n’était pas si « simple » qu’elle le laissait sous-entendre.
Mais ça, elle se gardait bien de le dire.