Aline était comblée ! N'ayant pas cours aujourd'hui, elle avait décidé d'aller faire un tour en ville pour s'acheter du thé. Grande amatrice de cette boisson, elle en possède déjà toute une panoplie, mais n'en avait jamais assez. Quoi de meilleur qu'une infusion pour soit commencer, soit terminer la journée ? Dans le silence et la quiétude de sa chambre, elle avait pour habitude de siroter sa tasse aux couleurs pastel, en regardant par la fenêtre ou en lisant. C'est l'un de ses moments préférés de la journée. Une sorte... d'accalmie entre deux tempêtes, un répit dont elle (mais également les autres) profite avant que sa maladresse ne vienne semer la pagaille.

Au magasin, elle était tombée sur une grande boite de feuilles séchées dont les senteurs lui avaient fait tourner la tête. Séduite, elle n'hésita pas une seule seconde. Saveur citron gingembre, un mélange qu'elle ne connaissait pas et auquel elle a eu du mal à résister. Avec cette quantité, elle en avait assez pour un bon mois, voir peut-être deux. Elle pourrait même en préparer plusieurs fois pour ses amis sans problème. Elle organiserait une sorte de petit goûter avec des gâteaux et inviterait deux ou trois personnes à passer l'après-midi ! Ce serait une bonne manière de rompre avec sa solitude et de s'ouvrir aux autres. Ils parleraient des cours, des autres élèves, ou encore des derniers potins de l'école... Elle s'y voyait déjà. Il fallait absolument qu'elle prévoie ça ! Cependant, elle devait goûter sa nouvelle trouvaille avant. Non pas qu'elle ait des doutes sur l'excellent goût du breuvage, mais il fallait quand même qu'il soit accessible pour les papilles moins expérimentées.

Impatiente, elle accéléra donc le pas sur le trajet du retour. Plus son fil de pensées allait loin, plus son rythme gagnait en vitesse. Elle s'imaginait dans sa petite alcôve, au milieu de ces personnes qui comptent pour elle. Cette vision de bonheur lui gonflait le coeur et la faisait sourire. En passant la grande porte, elle eut l'envie soudaine de sentir de nouveau le contenu de son coffret. L'odeur qui en émanait était exquise, et elle ne pouvait plus s'en défaire. Avec ça, elle en initierait plus d'un à l'art du thé, c'est certain. Elle parvint à l'ouvrir en pénétrant dans l'académie et se dirigea instinctivement vers la salle commune. Elle passait toujours par là pour regagner son cocon acidulé. Elle approcha les herbes de son visage tout en entrant dans la grande pièce d'un pas rapide et inspira longuement. Les effluves commençaient à lui chatouiller les narines et à éveiller ses sens quand...

BOUM

Sans qu'elle ne comprenne pourquoi, son nez plongea dans la boite puis son front heurta quelque chose de dur. Suite au choc, elle se retrouva projetée en arrière, les bras en l'air et la bouche ouverte comme un poisson hors de l'eau. « Qu'est-ce qu'il se passe ? » se rappellera-t-elle s'être dit pendant qu'elle tombait à la renverse. Tandis qu'elle était en plein état d'hébétude, son récent achat lui échappa des mains, et c'est avec horreur qu'Aline vit son précieux contenu s'éparpiller autour d'elle. Quelques quarts de secondes plus tard, elle se retrouva allongée sur le dos sonné, pendant qu'un énorme fracas plus loin lui signala que sa caissette avait finit par atterrir durement dans un coin de la pièce.

« Ils ont changé les affaires de place ici ?! » pensa-t-elle étonnée.

Persuadée qu'elle venait de buter contre un meuble, elle se redressa. C'est à ce moment-là qu'un second choc la frappa de plein fouet. Émotionnellement, cette fois-ci. Ce qu'elle eut sous les yeux la cloua sur place. Son sang ne fit qu'un tour et son instinct lui hurla de fuir. Elle venait de foncer dans quelqu'un. D'habitude, elle aurait déjà commencé à multiplier les excuses, mais là c'était différent. Le visage du garçon devant elle était menaçant, hostile. Elle, petite souris, allait probablement se faire manger par cet être sombre.

« Excu... Exc... Pardon, je...»

Elle n'arrivait même plus à aligner deux mots tant elle était intimidée. Ses images joyeuses, son thé et ses petits biscuits avaient définitivement quitté son esprit.

« Tu ne peux pas regarder où tu vas plutôt que d’avoir le visage dans une boîte de thé malodorant ? »

Aline ne prit même pas la peine d'essayer de répondre. Après s'être redressée par terre, son esprit tout entier n'était plus que focalisé sur une seule chose. Deux billes jaunes, d'où brillait une lueur mauvaise. Les yeux perçants du garçon la traversaient tout entière, lui donnant l'impression d'être sa proie. Son coeur s'emballa dans sa petite poitrine pendant que son estomac jouait à la corde à sauter avec ses intestins. Un froid presque aussi glacial que le regard qui était posé sur elle s'empara petit à petit de chaque partie de son corps.

« Arrête de le fixer comme ça ! Ressaisis-toi, il ne va pas te manger... ». Après un long moment d'inactivité, son cerveau commençait enfin à reconnecter ses neurones. Après tout, c'est vrai qu'il a le droit d'être énervé. Il venait de se faire rentrer dedans par une espèce de furie étourdie. Elle avait déjà eu affaire à d'autres personnes excédées par sa bêtise dans le passé, donc elle connaissait bien ce genre de réaction. Cependant, la maladroite n'avait encore jamais ressenti cette étrange sensation qui la dérangeait au plus haut point. Une sorte de sonnette d'alarme qui ne voulait pas s'éteindre.

En clignant des paupières, Aline contempla le chaos autour d'elle et pu constater avec tristesse que la totalité de son thé s'était rependu par terre. Il n'était plus utilisable... Ses projets de sociabilisation allaient devoir attendre, elle ne pouvait pas se permettre de dépenser deux fois la même somme ce mois-ci. Elle préfère économiser pour... on ne sait jamais ce qui peut vous tomber dessus ?

Thé malodorant ? Sa conscience venait seulement d'intégrer l'information. Est-ce qu'il a vraiment bien senti ? Ce n'est pas possible... Qui pourrait ne pas aimer ce genre de douceur mis à part... mis à part un reptile prêt à dévorer un petit poussin empoté et insouciant ? Elle qui voulaient en proposer à ses amis, est-ce qu'ils auraient réagi de la même manière ?

«C'est peut-être le gingembre ? Ce n'est pas un produit facile pour les débutants... » prononça la blonde.

Avec des yeux ronds, elle dirigea de nouveau son attention sur le jeune homme. Elle venait de formuler tout haut ce qu'elle pensait ! Elle ne l'avait pas fait exprès... C'était sûrement à cause de toutes les émotions qui bouillonnaient en elle. Elle devait se reprendre et vite, sinon son heure allait sonner !

« Je voulais dire, pardon. Je ne voulais pas te faire mal, j'étais juste super contente de ce que je venais d'acheter. » expliqua-t-elle en se relevant.

Est-ce que ça allait le calmer ? Aline n'en était pas certaine. Elle devrait peut-être lui donner une pierre. Ça l'aiderait à réguler son agressivité et à paraître un peu plus... sympathique. Tremblante, elle farfouilla dans son petit sac en bandoulière à la recherche de la bonne gemme. À défaut de devoir affronter le serpent elle préféra se concentrer sur ses cristaux. Elle se rendit rapidement compte que son bras droit lui faisait mal, elle était tombée en plein sur le coude. Tant pis... Elle tâcha de faire abstraction de la douleur et se concentra. Une améthyste ? Ça fait des miracles avec les enfants colériques, mais avec les démons... Le péridot permet d'éviter de projeter sa colère sur les autres. Est-ce qu'il complexerait de quelque chose ? Il y a aussi l'Howlite qui irait bien avec son teint.

« Réfléchis Aline, tu trouveras sûrement la bonne. Fait juste un peu plus vite ! Mon petit doigt me dit que ses crocs ne vont pas tarder à sortir. » se dit la jeune fille.

Il fallait parler. Ainsi elle gagnerait du temps. C'était soit ça, soit prendre ses jambes à son cou ce qui était totalement exclu. Aline est peut-être beaucoup de choses (principalement négatives) mais ce n'est pas une couarde. Elle savait assumer ses responsabilités, même si en l'occurrence la responsabilité la regardait avec des yeux meurtriers. Tandis qu'elle continuait à fourrager dans sa sacoche, elle décida d'entamer son monologue.

« Le gingembre a beaucoup de bénéfices v... tu sais ? pourquoi est-ce qu'elle avait dit ça ? Pourquoi elle allait le vouvoyer ? Au moins elle ne chevrotait pas, sa voix était même basse et toute douce. Il fait vraiment des miracles contre les maux de ventre et c'est un antioxydant fabuleux. Elle remercia intérieurement le vendeur de lui avoir dit cette phrase lorsqu'elle s'était présentée à la caisse. Elle ne savait même pas ce qu'antioxydant voulait dire... Après, ce n'est pas pour ça que j'ai pris la boite, c'était parce qu'il y avait du citron. J'aime beaucoup cet agrume. Je suis fan de tout ce qui est un peu acidulé en fait. »

Lorsque ses doigts finirent par toucher l'Apatite bleue, Aline sut que c'était la bonne. Elle se promenait avec cette gemme depuis un certain temps, ayant l'intime conviction qu'un jour elle trouverait l'occasion idéale pour l'offrir. Ce moment était enfin arrivé. Les efforts qu'elle aura mis dans cette pierre la sauveraient peut-être de cette situation difficile. En effet, lorsqu'elle l'avait trouvée lors d'une de ses promenades dans la forêt bleue, elle faisait la taille d'un poing. Ni une ni deux, elle l'avait empochée et était ensuite partie en salle d'art plastique. Elle se permettait souvent d'utiliser les outils mis à disposition pour tailler ses cadeaux.

Après moult coups, quelques mauvaises manipulations et deux coupures, la blondinette était parvenue à un résultat qu'elle trouvait superbe. Certes le disque qu'elle avait sculpté était loin d'être parfait et le trou au milieu assez douteux, mais ça restait quand même l'une de ses plus belles réussites. Avec le gros bloc de base elle aurait pu en faire plusieurs d'ailleurs, mais la maladroite avait encore beaucoup d'expérience à acquérir en taille de roche. Après avoir déposé son burin, elle était partie chercher une petite cordelette pour la passer dans la fente et en faire un collier. Ce soir-là, en se couchant, elle était probablement l'élève la plus fière de toute l'académie.

Elle sortit le bijou fait main de son sac et le porta à sa poitrine. Fermant les yeux, la spécialiste en lithothérapie le chargea du maximum qu'elle le pouvait. Sa force était directement tirée de sa peur ce qui augmentait la puissance de son Alice. C'était la première fois que ça lui arrivait. Il suffirait que le garçon entre en contact avec la pierre pour que sa colère commence à s'apaiser. Les vertus du minéral bleu n'auront jamais été aussi boostée.

En plus de chasser toute vague d’animosité (même pendant une colère justifiée), et toute réaction excessive, l'Apatite donne à son porteur un profond sentiment de lâcher prise et amplifie la sensibilité. Elle peut être aussi utilisée pour augmenter sa créativité et donner une touche d'originalité à chaque création, mais dans le cas présent ce n'était pas le but principal.

Aline ouvrit les yeux, et fébrilement, tandis l'offrande en la tenant par la corde. Le galet pendouillait dans le vide, attendant d'être reçu.

« C'est pour toi, dit-elle gentiment. Si ça permet de me faire pardonner. »

Le démon avait accepté son présent ! Telle une villageoise venant de faire sacrifice d'une part de ses récoltes à un dieu supposément mécontent, un soulagement extrême l'enveloppa. Ses boyaux se dénouèrent tout doucement, et les muscles de son visage se détendirent. Il allait peut-être la laisser partir sans histoire ? Voir lui demander une autre de ses magnifiques gemmes taillées ? MIEUX ! Dans un geste d'extrême sympathie, il rangerait avec elle la salle commune avant de prendre le thé dans sa chambre en mangeant ses petits biscuits ? Aline, abuse pas... Ça reste quand même un inconnu. Rien que le simple fait que le garçon ait daigné prendre le médaillon artisanal, en lui témoignant une certaine attention, comblait la jeune fille de joie. Elle savait qu'elle n'avait pas failli perdre l'ongle du pouce pour rien cette soirée-là. Cependant la manière avec laquelle il s'était empressé d'attraper le collier la fit tiquer. On aurait vraiment dit un chat qui, d'un geste vif, attrape un insecte.

« Tu viens de te faire maudire pour les 10 prochaines années en touchant ça. » crut-elle bon de dire un sourire en coin. Son coeur battait toujours rapidement, mais sa peur diminuait graduellement. C'est vrai qu'il parait un peu effrayant avec sa tête de plus et ses prunelles brillantes, mais ça reste un élève de l'académie. Jusqu'ici, elle n'avait encore jamais entendu d'histoire de meurtre.

Avant que son interlocuteur ne réalise ce qu'elle venait de dire, Aline se reprit tout en l'examinant d'un regard neuf.

« Je plaisante... C'est une Apatite bleue, une pierre précieuse que j'ai trouvée dans la forêt bleue. Elle était rigolote cette grande mèche verte pour essayer de cacher l'un de ses yeux. C'est peut-être parce qu'il sait qu'ils doivent en faire frémir plus d'un ? J'ai la capacité de donner des vertus aux minéraux, ce qui affecte leur porteur. Il est vraiment blafard par contre... une anémie ? L'Hématite lui redonnerait des couleurs, ce qui le rendrait un peu plus chaleureux... Chaque roche peut accueillir des effets différents et je pense que celle-ci est faite pour toi. C'est aussi pour ça que je te la donne. Elle fit le choix de ne pas rentrer dans les détails des qualités. Au pire, il ira chercher à la bibliothèque, au mieux, l'énergie qu'elle a générée sera amplifiée par l'effet placebo. Tu pourras la porter autour du cou et permettre à la gemme d'être toujours en contact avec ta peau. Près du coeur, là où ce sera le plus efficace. »

La demoiselle laissa passer un petit moment avant de se rendre compte qu'elle ne s'était pas présentée. Elle s'accorda encore quelques coups d'oeil presque dénué de crainte puis continua souriante :

« Oh et puis... je suis Aline. Aline Merry. On m'appelle aussi la catastrophe ou le cyclone, pour des raisons... évidentes. J'espère que mon cadeau te plaît. Si tu en veux d'autres, j'en ai plein en stock ! »

Son état était presque revenu à la normal. Il y avait toujours cette sonnette en fond mais peu importe, elle finirait bien par s'arrêter ! N'ayant plus rien à ajouter, Aline se tut et plongea son regard dans celui du garçon. Elle ne savait plus quoi faire... Tout allait dépendre maintenant de l'efficacité du flux qui circulait du galet à sa main.

S'imaginant qu'il allait continuer à parler, elle attendit un petit moment tout en le regardant de ses grands yeux verts. Il n'était pas vraiment du genre à discuter. Ni merci, ni vulgarités... Est-ce qu'il lui avait pardonné au moins ? La maladroite décida que oui puisqu'il s'était présenté à son tour, puis brisa le silence.

« Eh bien... Enchantée Aiken et encore désolée de t'avoir bousculé, fit Aline avec un petit sourire. J'espère que ton livre te le fera vite oublier, ajouta celle-ci d'un ton bienveillant. On dirait que moi, j'ai encore du pain sur la planche... »

Elle avait remarqué le bouquin lorsqu'elle examinait le grand gaillard. Cependant la jeune fille n'était pas parvenue à en déchiffrer le titre et elle se surprit à se demander quelle genre d'oeuvre il lisait. De la poésie, pour casser un peu son image de dur ? Un thriller sordide aux meurtres sanglants, histoire de s'en inspirer ? Un livre d'images, parce qu'il ne sait pas lire ? À cette pensée, une couverture avec le dessin d'un poisson aux écailles brillantes et multicolores lui revint soudain à l'esprit. Elle avait dû feuilleter cet ouvrage des centaines de fois plus petite... Quelle que soit le genre, elle espérait vraiment que le texte ferait voyager son lecteur.

« Oh et puis, si tu penses que la pierre ne fait plus effet, n'hésite pas à revenir vers moi. Je la chargerai pour toi avec plaisir ! » lança-t-elle avant de se retourner.

Pensant que la discussion était terminée, elle se baissa pour commencer à ramasser son thé gâché. Le coeur gros, elle faisait des petits tas de feuilles séchées avec l'aide de sa main pour mieux les récupérer par la suite. À présent, Aline ne souriait plus... Le cadeau qu'elle s'était fait à elle-même lui avait été retiré par sa bêtise. Il lui restait encore pleins d'autres infusions dans sa chambre, mais elle n'aura pas le plaisir de découvrir un nouveau goût ce mois-ci. Elle tentait de se rassurer en se disant qu'elle avait pu faire une nouvelle bonne action, toutefois la déception, plus forte que tout, lui laissait un goût amer.

Il fallait quand même qu'elle vérifie... Interrompant temporairement son triste ramassage, elle alla récupérer son petit coffret tout cabossé un peu plus loin et regarda à l'intérieur. En quelques instants, son visage s'éclaira :

« IL EN RESTE UN FOND ! » s'exclama-t-elle un peu plus fort qu'elle ne l'aurait cru.

Effectivement, bien tassé au bout, des résidus subsistaient. Pas beaucoup, juste assez pour faire deux ou trois tasses, mais IL EN RESTAIT ! Sans attendre, elle referma tant bien que mal la boite en forçant un peu pour ne plus risquer d'en perdre. Cette dernière était toute déformée, et n'était plus aussi jolie qu'avant, pourtant Aline l'adorait plus que jamais. Son humeur remonta en flèche et elle reprit son rangement un peu plus rapidement en chantonnant. Certes, elle avait payé le prix fort pour au final n'avoir qu'un petit échantillon, seulement il fallait aussi voir les bons côtés des choses : elle aura son thé au gingembre !

En relevant les yeux de sa boite, Aline se rendit compte avec surprise que le garçon qui venait de lui faire ressentir tant d'émotions était en train de ramasser son thé par terre. Au fond d'elle, la jeune fille pensait vraiment qu'il s'en irait sans plus jamais daigner poser les yeux sur sa petite personne. Comment se faisait-il qu'il ait changé du tout au tout comme ça ? Et du coup... c'était bien lui qui lui avait lancé un pourquoi ? Mais... pourquoi quoi ?

Finalement celui aux cheveux verts n'était pas si cruel. Il devait simplement se donner un air méchant pour éviter de sociabiliser avec les autres. La raison demeurait inconnue pour la maladroite, mais il y avait fort à parier que c'était lié de son alice. Il ne faudra donc en aucun cas aborder ce sujet, sinon les foudres du démon fondront de nouveau sur elle, chose qui ne lui donnait absolument pas envie.

D'ailleurs le voilà qui s'approche, l'air tout aussi agacé qu'il y a quelques instants. Étrangement, la blondinette ne se sentait plus autant menacée que la première fois. Même s'il paraissait vraiment effrayant, la peur de se faire avaler toute crue avait disparue. Son coeur battait toujours plus vite que la normale, mais ce devait être les réminiscences de ses paniques passées. L'adolescent lui intimait de ne pas crier, et semblait ne toujours pas comprendre pourquoi elle faisait une fixette sur le gingembre.

Lorsqu'il arriva face à elle, la dominant d'une bonne tête, la demoiselle comprit qu'on attendait d'elle une réponse. Cependant les prunelles dorées qui la fixaient possédaient un certain effet hypnotique sur son esprit. Un peu comme un serpent cherchant à envoûter sa proie. Elle était incapable de défaire ses yeux de ces deux éclairs ambrés...

De l'ambre, la pierre par excellence permettant de s'affirmer, c'est ça ! On dirait deux gemmes d'ambre éclatantes. Si seulement j'en avais des semblables dans ma collection.

Réalisant qu'elle n'avait toujours pas prononcé un mot, Aline tenta de se reconnecter à la réalité. Le pendentif lui revint en tête et elle essaya une réponse au hasard.

« Grâce à mon alice, c'est une pierre qui aide entre autres à évacuer les tensions et calme son porteur quand celui-ci est énervé. Je me suis dit qu'elle pourrait t'être utile. »

C'était aussi un bon moyen de balayer la colère noire qui s'apprêtait à s'abattre sur elle. Toutefois l'experte en lithotherapie préféra taire cette partie-là. De toute manière le jeune homme a plutôt l'air d'être quelqu'un qui s'emporte facilement. Avec ce bijou, ça ira certainement beaucoup mieux et d'autres pourront même être épargnés d'une confrontation éventuelle.

Trouvant le moment propice (et voulant vite changer de sujet au cas où son interlocuteur penserait qu'elle ait voulu manipuler ses émotions alors qu'elle ne voulait que rendre service), elle lui adressa un joli sourire amical avant de continuer.

« J'imagine que les goûts et les couleurs ne se discutent pas... Si jamais tu as envie de vérifier que tu détestes toujours ça, tu sais où en trouver. »

Elle agita la boite après sa phrase en s'autorisant un tout petit rire timide. Pitié, faites qu'il ne se fâche pas pour une quelconque raison.

« Merci beaucoup de m'aider à nettoyer. C'est vraiment gentil de le faire alors que ce n'était même pas ta faute, c'est entièrement la mienne. Tu n'étais pas obligé. »

Cette fois-ci pas de froncement de sourcils ni de moue agressive ! Aïken avait même glissé un rapide merci qui fit sourire Aline. Au final ce garçon se donnait un air de dur, mais il semblait évident qu'au fond se trouvait un être sensible qui n'attendait que de sortir. D'ailleurs la blondinette aurait bien aimé comprendre la raison pour laquelle il s'était construit une telle carapace mais ne savait que trop bien qu'il valait mieux ne pas s'imposer. Cette constatation provoqua en elle une sorte de résonance car après tout, elle-même avait revêtu une armure pendant un long moment avant de se décider à la retirer. Au collège il y avait bien eu des personnes voulant faire sa connaissance, mais pour leur épargner sa maladresse elle ne s'était jamais résolue à donner suite aux brefs échanges.

Préférant ne pas gêner son interlocuteur plus longtemps, l'Anglaise se pencha de nouveau pour reprendre le ramassage de feuilles. Ainsi à deux, le rangement alla beaucoup plus vite et la jeune fille se retrouva à jeter tout le thé ayant touché le sol en à peine dix minutes. La déception restait présente, mais il fallait relativiser. L'accident aurait pu être plus grave et elle en possédait encore un fond. Puis elle avait pu offrir à quelqu'un -aux yeux fabuleusement brillants- une de ses créations. Tout est bien qui finit bien... non ?

Le moment de reprendre le chemin de sa chambre arrivait et le coeur d'Aline battait toujours plus vite que d'habitude. Elle tremblait légèrement des mains et se tortillait sur place. D'une manière assez abrupte elle s'approcha du lycéen avec un sourire crispé.

« Bon eh bien, à la prochaine fois Aïken ! N'hésite pas à me dire quand ta pierre est déchargée, ou... si tu veux parler thé. »

La malheureuse avait prononcé sa phrase aussi vite que possible avant de s'engouffrer dans le couloir. Malgré sa respiration saccadée, un énorme sourire était dessiné sur son visage et un sentiment de satisfaction s'emparait peu à peu d'elle. Courant presque afin de regagner son cocon, la tension accumulée jusqu'alors s'échappait de son corps pour laisser place à l'excitation. Elle venait de réaliser l'une de ses premières tentatives de sociabilisation. Une chose tout à fait nouvelle pour la demoiselle.

La raison de sa nervosité ? En nettoyant la salle, la blondinette avait profité d'un moment d'inattention pour griffonner un petit message sur un bout de papier. Ensuite avec toute la discrétion du monde -ce qui n'est clairement pas une mince affaire pour la maladroite- elle s'était chargée de le déposer sur le livre d'Aïken. Elle ne se sentait pas le courage de le faire oralement, et l'idée de passer par ce moyen ne lui paraissait pas si mauvaise que ça.

En fermant la porte de sa chambre derrière elle, tous les muscles de l'Anglaise se relâchèrent et elle exécuta même une sorte de petite danse en serrant son coussin rose à fleurs. La tristesse d'avoir gâché son argent avait disparu, remplacée par la joie de s'être potentiellement fait une nouvelle connaissance. Elle n'y aurait jamais pensé si le garçon n'avait pas eu l'air autant gêné au moment de la remercier. Elle s'était surprise à vouloir l'aider, mais ne voulait pas trop en faire au cas où elle se trompait sur son compte. Par ailleurs, ce qu'elle ressentait actuellement la grisait au plus haut point et qu'il se décide à la recontacter ou pas n'y changerait rien.

Pour la première fois, Aline prenait conscience que son évolution était bel et bien enclenchée, et qu'elle en avait peut-être définitivement fini avec sa vie d'isolement qu'elle s'infligeait depuis plusieurs années.