Friends ─10 juin 2000J'aurais dû naître en août, mais je suis venu au monde en avance, comme ma grand-mère l'avait prédit.
Un dix juin. On me raconta l'angoisse de ma mère, la résignation de mon père, la détermination des médecins. Je dus passer plusieurs semaines en couveuse, dans le silence entrecoupé des mécaniques d'une grande boîte transparente. Mon premier souvenir remontait à bien plus tard, mais il y avait une chose dont j'étais certain. Là-bas je n'étais pas seul.
J'eus mon premier ami imaginaire à l'âge de 2 ans. Comme mon ours, je l'avais appelé Teddy.
Les enfants qui avaient besoin d'amis étaient souvent solitaires, tandis que j'étais le cadet d'une fratrie de six. À part moi, personne n'accordait de l'importance à Teddy, si ce n'était mon
abuelita. Quand mes frères et sœurs aidaient nos parents, je restais avec elle. Ma grand-mère était douce et amusante. Contrairement aux autres grands-mères, elle ne cuisinait pas. Mais elle savait bien garnir les pizzas, et elle faisait toujours la soupe aux pâtes alphabet.
Abuelita mourrut quand j'avais 3 ans. Ava fut ma seconde amie imaginaire.
Je parlais seul dans ma chambre. On ne me répondait pas, du moins je ne le crois pas. J'interprétais ce que je percevais, ou mon imagination créait de A à Z ces interactions que je pensais avoir avec Teddy et Ava. Teddy et Ava s'entendaient mal, au début. Ils faisaient valser la dînette et papa me grondait quand ma chambre était toute retournée. Comme j'étais petit je ne dormais pas avec les grands. Papa disait que c'était un privilège dont je devais profiter, et non abuser. Sofia, Cristobald, Hernando et Raquel s'entassaient dans la grande chambre. Papa et maman sur le canapé. C'était une petite maison.
Nos parents vivaient et travaillaient dans ce petit salon qu'ils appelaient "le bureau". Les volets étaient constamment fermés et il y régnait une forte odeur d'encens. Les bougies renforçaient la petitesse de la pièce. Il y avait des attrape-rêves, des herbes séchées, des fioles au contenu étrange, un canapé et une table ronde, rehaussée d'une horrible nappe à fleurs. Maman disait que c'était pour l'ambiance. Le soir, j'avais le droit d'enclencher l'interrupteur. Alors les néons s'allumaient et une lumière mauve enveloppait le palier du 12, Munster Street.
YBARRA PSYCHIC READING - PALM - TAROT CARD - CRYSTAL BALL - 19 H - 23 H.Talk ─1er novembre 2004▬Je sens une présence. C'est une femme.
Maman prenait toujours sa voix éthérée pour ses séances. Son accent espagnol était plus prononcé. Ses colliers et ses bracelets cliquetaient au-dessus de la table. J'attendais.
▬C'est Maggie.
▬Oh mon dieu.
La voix de l'homme n'était qu'un souffle. Maman marqua une pause. J'imaginais son visage concentré, ses gestes alambiqués.
▬Maggie, souhaitez-vous nous parler ?
Maman me donna un petit coup de pied sous la table. Je tapotais trois coups sous la place de l'homme, qui sursauta :
▬C'est elle ?
Maman me donna deux coups. J'attrapai le pied de la table et secouai. L'homme se crispa sur sa chaise.
▬Ne craignez rien. Maggie ne vous veut pas de mal, bien au contraire. Elle essaye de vous dire quelque chose.
▬Quoi ?
▬Je sens une présence rassurante. La sentez-vous aussi ? Un sentiment de chaleur et d'apaisement. C'est Maggie.
▬Je... Je crois...
▬Maggie essaye de vous rassurer. Je crois que ce qu'elle essaye de vous dire, c'est... Oui... Elle veut votre bonheur.
L'homme lâcha un soupir qui ressemblait franchement à un sanglot. Maman ne dit rien mais je l'entendis se pencher par dessus la table et tapoter son bras. Puis :
▬Ça fera 40 euros.
Dix minutes plus tard, j'émergeai de sous la table en rampant. Maman m'ébouriffa les cheveux pendant que papa comptait l'argent.
▬Il t'a laissé 10 de plus.
▬Les gens sont contents d'entendre ce qu'ils sont venus chercher.
Quand les clients partaient, papa et maman laissaient tomber l'accent espagnol et parlaient en anglais entre eux.
▬Pourquoi on a pas fait la fumée ?
▬Je te l'ai déjà dit, si on fait trop d'effets à la fois, ça ne marche plus. Tout est dans la retenue. À table, maintenant. J'ai préparé ta soupe préférée.
Maman m'emmena dans la cuisine, où tout le monde avait déjà mangé. Elle prit un yaourt dans le frigo et me lança un regard suspicieux.
▬
Qué pasa ?
Je ne savais pas comment expliquer ce que je ressentais à ma mère. Ce n'était pas piéger les gens qui me dérangeait. J'étais le seul assez petit pour pouvoir me cacher sous la table et j'adorais ça. Je me sentais utile dans cette grande famille.
▬
Mama, je sais pas qui c'est Maggie.
▬Moi non plus, Vince.
▬Je sais... Mais... Elle était pas vraiment là.
▬Bien sûr qu'elle n'était pas là, tu sais bien que maman ne fais plus de vrai séances depuis longtemps. Maintenant, mange.
▬Mais...
▬Vince, sois gentil,
cierra la boca.Maman fit claquer la porte de la cuisine dans son dos. Je me hissai sur la chaise et jouai distraitement avec mes pâtes. C'était la soupe alphabet. J'écrivis mon prénom avec les lettres, sur le bord de l'assiette. Soudain, la lumière se mit à clignoter, le néon à grésiller.
▬Teddy ?
Mon ami ne répondit pas.
▬Ava ?
La lumière se ralluma. Sur mon assiette les lettres s'étaient mélangées. Je ramassai ma cuillière pour les remettre en place, puis me figeai, le coeur battant. Elles formaient un nouveau mot. Je lus :
H O L A C A R I N O▬
Abuelita ?
Elle était la seule à m'appeler comme ça. Je bondis hors de ma chaise et je me précipitai dans le bureau. Papa et mes frères rangeaient les meubles pour la nuit.
▬
Abuelitaaaaaaa !
▬Mais il arrête jamais d'hurler lui ? râla Cristobald. Je le contournai :
▬Papa papa c'est
abuelita,
abuelita c'est
abuelita papa viens voir, c'est elle c'est !
▬Vince,
cállate.
Mon père me fit ses gros yeux et je me tus. Mes frères s'entre-regardèrent, avant de jeter un oeil dans la cuisine. Ils revinrent au salon avec l'assiette de soupe.
▬C'est pas moi qu'ai fait ça, dis-je en désignant le mot.
Papa se grattait le menton. Il fut silencieux un long moment. Mes frères ne disaient rien.
▬Carmen !
Maman apparut dans le bureau.
▬Je crois qu'il l'a.
Elle nous regarda, mes frères et moi, avant de froncer les sourcils pour papa.
▬Vince ?
▬Oui, dit papa.
Hernando et Cristobald échangèrent un regard étrange. Puis Hernando serra le poing en levant les yeux au ciel.
▬Oh putain, souffla Cristo. On va être riches !
Expectations ─1er septembre 2005La victoire fut de courte durée. Malgré leurs efforts, mes parents ne purent me dissimuler longtemps aux recruteurs de l'Académie, qui connaissaient déjà ma famille. La rentrée suivante, je quittai Dublin pour entrer au pensionnat. Mes parents acceptèrent avec joie de recevoir de l'argent en échange de mon départ.
▬Avec cet argent, on va prendre soin de la famille.
Ahora, c'est à toi de prendre soin de toi, m'expliqua mon père en glissant un billet de 5 euros dans la poche de mon veston.
▬Sois gentil avec Esteban, dit ma mère. Suis ses conseils et entraîne bien ton alice, comme maman.
Elle prit mes mains entre les siennes. Elles étaient chaudes. J'hochai sagement la tête. Je ne comprenais pas encore ce qui m'attendait, mais je n'avais pas peur. Je n'étais jamais seul.
Nous avons roulé un moment dans le silence, les recruteurs, Ava, Teddy et moi. Sur le seuil de l'académie m'attendait un adolescent que je connaissais bien, sans jamais l'avoir vu en vrai.
▬
Hola, hermanito, salua Esteban en me prenant dans ses bras.
L'Académie Alice ne serait pas si terrible.
...versus Reality ─septembre 2019▬Teddy, tu m'emmerdes.
Il était toujours avec moi, bien après que je sois devenu trop grand pour avoir des amis imaginaires. Mais Teddy n'était pas vraiment un ami imaginaire. Assez jeune, je l'avais compris, comme j'avais réalisé qu'Ava était apparue à la mort de ma grand-mère. J'étais en revanche incapable de définir précisément l'identité de Teddy. Une séance de Ouija particulièrement glauque m'avait convaincu de ne plus recommencer cette pratique en solitaire. Teddy ne savait pas former de phrases cohérentes, communiquer avec lui était compliqué, mais il n'était pas menaçant au quotidien et je pouvais parfaitement l'ignorer en public. Esteban m'avait dit qu'il valait mieux parler le moins possible de mes fantômes.
L'alice de mon grand-frère était plus développé que le mien. À la fin de l'université, Esteban pouvait voir les fantômes et me les montrer sous une forme éthérée. Jamais, en quatorze ans de pratique, je n'atteignis un tel niveau de maîtrise. Sans désespérer, je n'ignorais pas que mon temps était compté.
À Dublin, Esteban aidait nos parents avec le business familial. Et ils gagnaient beaucoup d'argent. Autant que l'un de nous soit utile.
Teddy me poussa. Pour un fantôme, il était très "présent", et particulièrement collant. Au moins,
abuelita me laissait de l'intimité.
▬Si j'étais aussi bon qu'Esteban, je te filerai des baffes. Aide-moi, au lieu de rester sur mon pass... Héhé, salut ! Ça roule ?
Je coupai court au monologue en croisant un camarade de classe dans le couloir des dortoirs. Il fixait mon colis surdimensionné.
▬Qu'est-ce que t'as encore commandé ?
Je sentais la présence de Teddy dans mon dos, comme un courant d'air froid. Ce con me traversa. J'haussai les épaules pour cacher le frisson qui m'avait parcouru de haut en bas :
▬Quinze mètres de guirlande lumineuse, pour rejouer cette scène de Stranger Things.
▬Quoi ? Pourquoi ?
▬Mes séances de spiritisme. T'écoutes jamais en cours ? Surfer sur la vague, c'est la base du marketing,
hermano.
On allait se faire masse de rabbits. Tout cet argent, je le mettais de côté. Parfois je me faisais plaisir, mais le plus souvent, j'investissais dans du nouveau matériel. Alors que j'installais les guirlandes sur mon mur, Teddy manifesta son excitation en jouant avec le duvet.
Teddy était la raison numéro 1 pour laquelle je ne ramenais jamais de filles dans ma chambre.
Ce jour-là, j'étais plutôt enclin à partager sa joie :
▬Écoute ça : je soudoie un sans étoile pour nous servir de cameraman. Un collégien devrait suffire. On leake "accidentellement" la vidéo sur youtube. Je retweete dans les 24H pour me plaindre et mes followers me soutiennent, en 48H ça fait le buzz.
Teddy s'enroula dans le drap. On voyait bien à présent qu'il était assis au bord de mon lit. J'avais toute son attention.
▬On répète une opération similaire tous les deux, trois mois, pour maintenir l'intérêt. Jusqu'à ce que je sorte enfin d'ici. À ce moment-là j'accorde une interview au Alice Actually ou à un de ces sites internet à la con qui surfe sur les tendances. Six mois maxi je me lance dans mon autobiographie. Je vais devenir plus célèbre qu'Esteban avant d'avoir épuisé cet alice, je te le dis, Teddy. Plus célèbre que le fils prodige. Tu sais pourquoi ?
Teddy fit trembler mon miroir. De légers cristaux blancs se formèrent aux coins de la glace alors que l'esprit la manipulait.
▬Oui ! Parce que je suis plus photogénique que lui. J'adore mon frère, mais qui voudrait voir sa tronche en tête de Forbes ou GQ ?
Nunca nadie. Tandis que moi...
Je me levai et le fantôme fit pivoter la glace dans ma direction.
▬Merci, Teddy ! Oh ! On organisera un TED!talk aussi. Juste pour l'ironie de la chose.
Le miroir trembla. Ça faisait bien rire mon ami. Quand tout disparaîtrait, l'alice, les séances et les fantômes... il me manquerait beaucoup. Je penserais souvent à lui en sirotant ma margarita dans mon jacuzzi.