«  Aaarg putain… »

Jette négligemment un unième mouchoir salit de morve dans la corbeille, mouvement souple du poignet, on sait déjà qu’on aura beaucoup de paniers à marquer dans les prochains jours. Le nez pris, déjà rougit par les passages incessants du tissu blanc, les sinus bouchés, la tête lourde, les yeux brûlants, la gorge irritée, voilà tous les symptômes d’une semaine en enfer signée Anaël.

Après s’être donnés des coups à n’en plus finir, s’être fait bouffer la neige mutuellement, on était retourné à nos vies, nos lits dans son cas, sous la couette bien au chaud, pour tromper le froid, pour tromper les premiers signes de maladies aussi. Mais t’sais, le temps, il n’avait pas suffi. Il n’a fait que confirmer l’inévitable. Malade à en crever cause de toi, on avait dû dire à Felix de ne pas venir ce soir. Bravo le veau, bravo.

Mais voilà, Anaël, toi t'en finit pas, jamais. Comme dans le conte tu n'as de cesse de crier au loup. Et on court, à chaque fois, parce qu'on est un peu stupide dans le fond, nous aussi. Aglaé elle n'a de cesse de répondre à tes appels, même si tu soûles, même si l'envie de devenir polyglotte pour t'insulter dans une vingtaine de langues elle est grande. Aujourd'hui encore elle répond, Anaël, même si en voyant ton nom sur le téléphone y a un grognement et une insulte, en seulement cinq langues cependant. Les nôtres, on avait toujours été bilingue pour les insultes, hein Ana ? Mais quand y a ta voix au téléphone, celle qu'on ne te connaît pas, celle qui n'existe pas, qui ne devrait pas exister, on cesse de vouloir t'insulter. Aglaé qui hésite, se dit qu'elle va crever avant d'atteindre le grenier. Mais Aglaé qui se lève quand même, parce que ce n'était pas ta voix, parce que le détecteur à crétin il n'a pas sonné cette fois. Se traîne hors de sa chambre avec sa couette sur le dos, son visage de mort et sa boite de mouchoir sous le coude. Toujours en pyjamas. Pas sexy pour une fois. Mais osef d'être classe quand on a la crève, osef d'être classe quand c'est pour toi. Grimpe les marches en maudissant l'arbre généalogique d'une famille qu'elle ne connaît pas, la sienne. Grimpe en se traînant jusqu'à l'étage, le dernier, jusqu'à ta porte, enfin. On entre, on ne frappe pas, on s'excusera du manque de politesse plus tard… Il se trouve qu'on n'est même pas sûre d'expliquer par quel miracle on est monté.

Sur le bord de ton lit, t’as l’air à bout Anaël. On ne peut pas dire pourquoi. On ne peut pas dire comment. T’es peut-être malade, toi aussi, mais on n’a pas l’air de partager la même. Aglaé qui se traine avec sa couette, se laisse tomber sur le lit, pose sa tête contre épaule sans rien dire. On attend quelques secondes.

« Sorry, je te refile ma crève. »

 

@Anaël Quinn + Chambre d'Ana + Décembre 2019

Est-ce que tu t’en souviens, Anaël ?
Parce qu’Aglaé s’en souvient en tout cas.

C’était à nos dix ans, avant Colline, avant les mauvaises graines, avant tout le reste. Quand il y avait des pluies de coups entre nous, quand avec Felix et toi on se tirait les cheveux et s’insultait à tour de bras. C’était quand on se bagarrait sérieusement, quand on ne pouvait pas se voir. On s’est aimé à force de griffure, à force de bleus sur la peau. On s’est aimé à force de séjour à l’infirmerie et de punition. C’était quand on n’était pas sérieux, c’était quand on avait besoin de la colère pour se rapprocher des gens.

Est-ce que tu t’en souviens, Anaël ?
Parce qu’Aglaé s’en souvient en tout cas.

C’était à nos dix ans, quand on a commencé à ne plus seulement se voir pour se taper dessus et s’insulter dans toutes les langues. C’était quand on s’est perdu dans les bois pour répondre à nos défis débiles, à notre fierté ridicule. C’était quand il a commencé à faire noir au milieu des arbres et que tu t’es enfui avec Felix pour rigoler un bon coup. C’était quand Aglaé avait pleurée tout son soul, terrifiée au milieu des grands arbres dénudés. C’était quand t’étais revenu avec Felix, la queue entre les jambes, t’as rigolé, tu te souviens, et elle t’as envoie une flaque de boue dans la tronche. C’est quand elle vous a insulté de tous les noms et qu’il a fallu lui promettre de plus jamais la laisser seule pour qu’elle arrête de vous balancer tout ce qui était à portée de main. C’était quand Felix l’a ramenée sur son dos et que toi t’as alors dit qu’on était une famille, et que même si on se perdait parfois, fallait pas pleurer, parce qu’on se retrouverait toujours, parce qu’on était des amis, des vrais.

Est-ce que tu t’en souviens, Anaël ?
Parce qu’Aglaé s’en souvient en tout cas.
Même encore aujourd’hui, la tête sur ton épaule, alors que tu dévoiles la perte de pap, même là elle s’en souvient. On a beau avoir grandi, on a beau s’être perdu en chemin parfois, au final on s’est toujours retrouvé. Cette fois-là encore, malgré la fièvre, malgré le rhume, malgré les hurlements de ce matin on se retrouve. Aglaé qui reste silencieuse, parce qu’elle sait que les mots ne sont pas toujours utiles et bienvenue. Les mots de compréhensions sont futiles, tu ne veux pas qu’on te comprenne, tu veux qu’on te soutienne. Comme à nos dix ans. Comme maintenant. Alors ça passe ses bras autour de toi, ça t’étreint en silence. On s’est toujours plus tapé que câliné, Anaël. Pourtant on s’aime. Pourtant des fois, on arrive à être sérieux, on arrive à être là.

On est une famille, tu te souviens ?
Parce qu’Aglaé, elle, s’en souvient en tout cas.
 

@Anaël Quinn + Chambre d'Ana + Décembre 2019

Cœur brisé, colosse invincible qu’on venait de détruire, de réduire en bouillie. Toujours souriant, Anaël, une force de la nature qu’on avait jamais réussie à expliquer. Un géant, imposant, chaleureux. Même au plus profond d néant tu voyais la lumières, Anaël, même au plus profond de la merde tu voyais du bon. Pour enfant dramatique comme elle, pour une gamine qui respire à la tragédie, c’était incompréhensible cette force que tu avais. Par moment, c’était même agaçant. Mais surtout, ça apportait cet espoir qu’elle n’avait pas. Toujours voir la lumière au fond du trou, tu donnais l’envie de croire que tout était réparable, que tout allait finir bien. Tu donnais l’envie de se battre parce que s’il y avait bien le bonheur au bout du chemin, alors il fallait essayer d’avancer encore, d’avoir le courage de faire quelques pas supplémentaires. Tu donnais l’envie d’essayer, tu donnais l’envie d’aimer. On s’est accroché à toi comme à la bouée qui se dresse contre vents et tempêtes. On t’aime à l’inconditionnel, Anaël, toi, le soleil.

Pourtant si éteint aujourd’hui, alors que le matin même on se lançait de l’or blanc à la tronche. Impuissante, Aglaé, car elle n’a fait qu’appréhender le deuil sans jamais si confronter. La dure réalité qui pulse ses tempes elle se refuse à te la dire. Il lui semble, tu vois, que ce serait terrible de te dire que c’est tout simplement fini, qu’on ne peut rien y faire… Que c’est comme ça. Même les héros imaginaires de notre jeunesse ne peuvent vaincre ça. Même les héros qu’on avait promis de devenir ne pourraient rien contre ça. La mort est notre destination à tous, Pop venait d’atteindre sa propre ligne d’arrivée. Mais ça on ne peut pas te le dire, n’est-ce pas ? Elle serait incapable de l’entendre si elle était dans ton cas. Alors on serre plus fort, comme pour te dire qu’on ne sait pas, mais qu’on est là et qu’à défaut de pouvoir rattraper le temps perdu, tu pouvais tout lâcher, que ça resterait un secret, que ce serait qu’entre nous, comme à chaque fois, parce qu’on s’est promis qu’on dirait jamais aux autres quand on ne jouait plus les héros. Pourtant, tu demandes, Anaël, au creux des bras tu demandes quoi faire. On ne sait pas te répondre, on ne peut pas te répondre. Pourtant il faut. Le regard qui cherche le tien alors qu’on cherche les mots, une main sur ta joue, la main maternelle des grands jours, comme quand on avait dit que si l’autre fille t’avais larguée c’était parce qu’elle avait de la merde dans les yeux, parce que c’était toi le plus beau et le plus drôle, et que si on était pas ta sœur, la future Valentine de Felix (on avait préparé des chocolats qu’on t’avais finalement donné parce qu’on s’était disputé ce jour-là, avec Fe) et la fiancée de Pryam (mari auto-proclamé de l’époque), on t’aurais épousé direct, nous.

« C’est pas de ta faute, An. »

Comme dans Han Solo, à une lettre près, parce que t’étais aussi classe et cool que lui Anaël (et parce qu’on avait dit que t’étais pas assez poilu pour être Chewbacca).

« C’est pas de ta faute, et c’est pas de la sienne non plus. »

On ne choisit jamais, tu sais, on ne choisit jamais quand c’est la fin. On devrait, pourtant, décider du moment et de la façon dont on part, mais le temps est une sale race, le temps refuse qu’on le dompte, dieu seul sait comme Aglaé aimerait pourtant.

« J… Je sais pas. Dans un premier temps… Peut-être que tu devrais tout lâcher. Hurler si t’as envie d’hurler, pleurer si tu veux pleurer juste… Exprimer ce que tu ressens. Tu veux… Tu veux qu’on parle un peu de Pop ? »
 

@Anaël Quinn + Chambre d'Ana + Décembre 2019