C'est une routine à laquelle elle ne s'habituerait jamais, des regards lancés à gauche puis à droite, un simple morceau de pain sur un plateau et quelques biscuits offerts de tout son grand coeur à cet enfant qu'elle sait malade et de faible constitution. C'est un été bien chaud, un désespoir brûlant à lui en lacérer la peau et des rires qui s'écoutent plus loin. Sans un sourire elle avait lâché son plateau sur cette table crade des restes d'autres repas. Un soupir, les yeux clos pour ne pas avoir à supporter le dédain des autres, les bras croisés comme pour se protéger avant de se remettre à foncer dans le tas. Les repas au réfectoire, seule comme elle l'était actuellement, seraient toujours une épreuve pour elle. Aucune épaule avec laquelle se moquer du monde, aucune pour mener à bout des théories insensées et ces plans toujours si ingénieusement foireux qu'elle imaginait pour se rebeller. Une triste vie, en somme.

Et puis, dans toute cette morosité il y avait eu un cri. Pas le sien, rien de ceux qu'elle poussait habituellement ou qu'elle entendait des autres lorsqu'elle s'énervait contre eux. Un hurlement de douleur pur, saignement des cordes vocales qui lui fit relever la tête bien rapidement. Vers le fond -et c'était toujours au fond qu'avaient lieu les pires atrocités remarquait-elle sans pour autant le préciser- il y avait ta silhouette entourée d'autres gens. Elle en connaissait, n'en connaissait pas, peu importe puisque ce n'était pas eux qui hurlaient. Eux se contentaient de regarder, effarés, effrayés, de murmurer, peu-être l'un d'eux pensa-t-il à s'interposer mais tu avais -et elle le percevait d'aussi loin qu'elle était- ce regard qui conseillait de ne pas approcher. Tu étais en colère, Asmodée, que t'avait-il fait ce type que plus personne n'écoutait chanter ?

« Asmodée mais t'es con putain ! »

Le corps plus rapide que l'esprit la chaise basculait dans le vide, un clac à la chute après le grincement des pieds et de la table poussée sur le sol. Elle avait sauté les obstacles un à un pour te retrouver et d'une main posée sur ton épaule, un peu trop appuyée, forcée, elle t'avait détourné de l'idiot assommé. Les cris avaient cessé depuis un moment, du moins elle ne les entendait plus depuis qu'elle avait osé sauter.

« ... »

Et puis.
Et puis.
Et puis.

Tu sais.

« ! »

Elle avait hurlé.
Les yeux écarquillés et son corps tout entier figé.

Avant d'elle aussi sombrer.

Ça ne fait plus si mal, c'est même plutôt agréable la douceur de ce tissu qu'elle ne remet pas. Embrouillée dans ses ténèbres Alexis vacille en tentant de se relever doucement. Elle se redresse et tâtonne quelques coins de son esprit -les doigts qui se serrent à peine par instinct sur le drap immaculé- à la recherche des derniers souvenirs qu'elle est capable de retrouver. Il y a parmi eux ces cris et ta colère, Asmodée, puis soudain en fantôme les sensations d'horreur à l'instant où ton regard l'avait transpercée. À genoux elle tombe, le souffle court inspire. Ça fait mal. Ça ne la tue plus autant qu'avant mais ça pique quand même un peu le coeur. Ou bien est-ce ta voix qui semble l'appeler qu'elle entend qui lui fasse cet effet-là ? Son prénom que tu murmures faiblement et des prières que tu n'oses formuler entièrement -de nouveau ses doigts qui réagissent. Elle veut sortir de là, Alexis.

Elle veut se réveiller.
Elle veut te regarder.
Te demander.
Pourquoi ?

Non pas pourquoi moi tu sais ?
Mais pourquoi t'as fais ça ?
Ce type c'est qu'un con.

« Asmo... Espère de crétin..., à peine murmuré, les yeux toujours clos mais l'esprit un peu plus clair désormais. »

Tu ne mérites pas de payer tes erreurs pour un abruti pareil.

Finalement le regard se découvre lentement et prend le temps de se perdre sur le plafond blanche de la chambre aseptisée où vous vous trouviez. La douceur des draps et le moelleux de l'oreiller lui sont d'un grand réconfort pour elle qui n'avait pas vraiment l'habitude d'être allongée de ce côté-ci. D'ordinaire c'était l'inverse, et jamais -même si elle ne t'en voulait pas le moins du monde- elle n'aurait imaginé que ce soit un ami qui l'y enverrait. Jamais elle n'aurait pensé à toi, Asmodée.

Et la fissure était bien trop grande pour être réparée, malgré tout.

« Pleure pas... J'suis pas morte encore.»

Il en faudrait plus pour l'achever ta chère reine tu sais.

« Ils t'ont puni ?»
S'ils l'ont fait j'les défonce.

Elle n'imaginait pas que ce genre d'instant puisse être aussi étrange, comme perdu dans le temps. Peut-être est-ce à cause de sa tête encore complètement enfarinée ou alors est-ce simplement normal ? Tout ce qu'elle sait, c'est que ces larmes que tu sèches la rendent bien plus triste qu'il ne le faudrait -c'est qu'elle a toujours détesté de savoir mal, Asmodée. Ça la surprend un peu, elle et ces envies de douceur qu'elle camoufle avec cette façon de parler si singulière. Dis, Asmodée, est-ce qu'on s'en fout vraiment de tout ça ?

« Hmpf. »

Non.
Non Asmodée on ne s'en fout pas.
Jamais quand il s'agit de toi.

Alors c'est balbutié un peu trop bas mais toujours plus fort que ses premiers mots, et malgré la tête qui tourne toujours un peu, Alexis se remue doucement et joue l'asticot pour se redresser dans son lit. Et te regarder. Te regarder Asmodée. Droit dans les yeux.

Du moins c'est ce qu'elle aurait souhaité mais tu l'esquives, tu l'esquives et tu t'excuses et tu regrettes et tu as peur, pas vrai ? Elle déteste ça.

« Regarde-moi, arrête avec tes doigts. Asmo r'garde moi. calme toi, ça va aller calme toi. Si t'as un truc à m'dire commence déjà par me capter -j'suis pas un fantôme ok. »

Ça sonne durement pour te faire vaciller, comme un reproche pour te permettre de la regarder parce qu'Alexis n'est pas douce non. Alexis est brûlante même hésitante, elle voudrait que tu relèves la tête et que tu te rapproches Asmodée, elle voudrait te prendre dans ses bras juste un instant une seule seconde pour arrêter le temps. Pour figer tes peurs et briser ses craintes en espérant et en priant pour que tout redevienne comme avant.

« T'as dérapé ça arrive tu sais ? Ça m'arrive tout le temps et pas d'chance c'est tombé sur moi mais -eh, tu sais, j'en ai rien à foutre que ce soit moi Asmo ! J'en ai rien à foutre tant que toi t'as rien et que tout l'monde va bien. C'est le cas non ? J'vais bien malgré sa voix à peine réveillée Toi tu vas bien. Le reste on s'en fout. »

Elle ira leur casser la gueule pour ta punition de toute façon.

J'aurai pu te tuer, te faire perdre la raison ...
Et elle ne dit rien, elle ne rétorque pas parce que c'est bien vrai après tout. Elle aurait pu devenir folle sous la douleur, craquer complètement et puis succomber de frayeur -elle même le réalise un peu plus à présent que tu lui dis comme ça. C'est flippant. Elle la ressent dans tout son être cette sensation désagréable d'avoir évité le pire, et si elle n'était pas elle, elle en serait restée paralysée sur son lit d'hôpital aux draps trop blancs. Seulement Alexis n'est pas du genre à tomber sans se relever.

Elle ne s'arrête jamais.
Jamais jamais jamais.

Parce que malgré les et si, malgré les j'aurai pu mourir et toutes ces autres choses et bien il y a la vie, celle à laquelle Alexis s'accroche avec acharnement depuis des années, cette vie qu'elle aime qu'elle aime si fort depuis qu'elle est née. Alexis aime la vie et elle n'est pas prête de l'abandonner. Toi non plus elle t'abandonnera pas, Asmodée.

Jamais.

« T'es vraiment trop con Asmo. »
Incapable de rassurer mais c'est dit avec tant d'amitié.

« On est tous des monstres ici. Toi t'as juste un pouvoir un peu plus galère que les autres, si t'arrives pas à le gérer c'est juste parce que t'as peur. J'sais pas trop d'quoi mais t'as peur et ça franchement c'est la loose mec. »

Franchement la loose tu sais.
Et ça ne lui fait pas plaisir de continuer à te sermonner comme ça.

« J'suis seulement s'couée, genre j'ai rien d'autre ok ? J'suis même encore vivante alors... Juste stop. Crève pas de tristesse pour moi et d'ton côté essaie de t'aimer un peu. »

Juste un peu. On fait tous des conneries dans la vie, elle la première, cela va sans dire.

« Du mien j'sais m'défendre t'inquiète. Vraiment tu m'blesseras pas si facilement j'suis increvable t'as d'jà oublié ? »

Elle est vraiment forte, Alexis, et il faudrait bien plus qu'un passage à la clinique pour l'achever, bien plus que ton alice pour la faire vaciller.

Un sourire nuancé grimace à l'insulte, au moins s'il en est là c'est qu'il a retrouvé ses esprits -c'est comme ça entre vous après tout, s'insulter c'est pareil que de se dire à quel point vous vous aimez, même si des fois ça veut plutôt signifier que vous voulez vous claquer. Enfin, Alexis surtout. Aujourd'hui ça la fait sourire parce qu'après cette larme versée sur ta joue et la fissure qu'elle a ressenti dans son coeur ça lui donne l'impression que tu veux de nouveau te battre et ça c'est vraiment cool.

« C'toi qu'est con, il méritait pas ton méga regard noir ce bouzeu lance-t-elle avant un petit rire très léger. »

Tu t'approches et tu promets ce qu'elle croit possible sur l'instant mais qu'elle sait foncièrement impossible, car avec l'expérience on comprenait facilement que les premières fois en entraînaient toujours des deuxièmes -et la deuxième serait de trop alors elle n'y pense pas et préfère laisser, pour aujourd'hui au moins, l'espoir dans vos cœurs d'adolescents.

« Tu m'tiens compagnie encore un peu ? La reine exige la présence de son roi, un sourire, petit mais bien réel, faut qu'on prépare la guerre à venir et qu'on forme les troupes, tu sais. »

Il faut que vous soupiriez de soulagement ensemble, avant que les peines ne vous brisent et vous sépare entièrement. Alors un temps encore après ça vous aviez discuté de tout et de rien, de plans foireux et d'évasions rêveuses, avant que le rappel à l'ordre ne se fasse et que l'on t'ordonne de filer dans ta chambre au grenier -comme l'on ordonnerait à un chien d'aller se coucher au panier.

À la semaine prochaine, Asmodée.
Du moins elle l'espère.